— C’est bon, au turbin !
Le numéro quatre rejoignit ses compagnons et entama le tas de petits pois.
Le père Martin, cependant, appelait à pleins poumons :
— Eh là… toi, ma femme !… Ous’que t’es ?
Un grognement parvint, on entendit le bruit de galoches traînées sur le sol, au coin de la maison une grosse femme apparut.
C’était la mère Martin.
Elle pouvait avoir une quarantaine d’années et, certes, la gourmandise devait être son péché mignon, car perpétuellement elle avait la bouche pleine et mâchonnait quelque chose.
Blonde décolorée, les yeux éteints, la bouche tordue, elle était sale à faire frémir et sentait le vin à dix mètres. Sa voix avait quelque chose d’éraillé, de cassé, d’ignoble, les gosses la craignaient plus encore que son mari.
— Quoi que tu veux ? fit la femme.
Le père Martin entrait dans la maison.
— Aboule !… J’ai à te parler !
La mère Martin continua d’avancer, gifla au hasard l’un des petits travailleurs, puis pénétra à son tour dans la pièce basse de la maison.
— Quoi que tu m’veux ! répétait-elle.
Le père Martin était debout devant une sorte de placard dont sa femme gardait la clé.
— Donne des sous ! demandait-il.
— Pour quoi faire ?
— Ça te r’garde ?
— Probable, mon vieux !
Le père Martin ne résista pas plus longtemps. Il savait aussi bien que sa femme ne lui donnerait pas cinquante centimes s’il n’en justifiait point l’emploi. Elle était encore plus avare que lui, plus grippe-sou, s’il était possible, ne se montrant généreuse que lorsqu’il s’agissait d’aller chez le marchand de vin ou encore d’acheter à l’épicier quelque douceur qu’elle goinfrait en cachette pour ne pas avoir à amoindrir sa part en faveur de son mari.
— Eh bien, voilà ! commença le père Martin. C’est rapport au numéro quatre… J’en ai assez du fils Poucke !… J’suis d’avis qu’on l’sème…
La mère Martin hocha la tête, hésita :
— Dame, fit-elle, c’est selon… C’est qu’il est à quarante francs par mois, ici !…
— À trente ! rectifia le père Martin.
La mégère se mordit les lèvres, elle venait de faire une imprudence. La pension du numéro quatre était bien de quarante francs par mois, mais elle ne la comptait qu’à trente francs à son mari. Les dix francs de supplément filaient régulièrement chez le mastroquet voisin.
— Bon, bon, ça va bien ! fit-elle. Trente ou quarante, c’est la même chose !… C’est toujours mieux que les autres !…
— Si ça payait, oui, fit le père Martin.
Et, brusquement, sa colère crevait dans un flot de paroles, dans une série d’imprécations.
— Aussi, c’est vrai, disait-il, je ne sais pas qu’est-ce que t’as dans l’ciboulot pour ce morveux-là, mais j’peux pas t’décider ! C’est trente balles que tu dis !… Avec ça, que c’est trente balles !… Quand c’est-y qu’on touche ?… À la saint Tralala !…
Et, décochant à la table un coup de poing qui la faisait trembler, le père Martin jurait :
— Moi, nom de Dieu ! j’en ai marre, de ce morveux-là ! Des gosses comme ça, y ne m’en faut plus !… Et si tu veux mon opinion, la mère, eh bien, le fils Poucke, on le rendra à ses auteurs…
— On perdra trente francs, fit sentencieusement la mère Martin.
Mais le père nourricier n’admettait pas la réplique.
— Ta bouche ! faisait-il. Et d’abord, comptons voir : combien que t’as touché, ce mois-ci ? Zéro… Et le mois d’avant ? Zéro encore… Et l’aut’mois ? Vingt-cinq francs tout juste… Tiens, veux-tu que j’te dise ? Eh bien, on est des gourdes, de l’avoir gardé si longtemps, le mômignard !… Faut l’renvoyer, et illico ! S’il était parti, on en aurait eu un autre de l’Assistance et à quinze francs par mois, ça ferait tout juste six thunes qu’on aurait de plus dans l’portefeuille.
La mère Martin n’osait pas répondre.
En réalité, son mari eût eu un raisonnement fort juste si celui-ci n’était point parti d’une donnée absolument fausse. En réalité, on avait toujours payé, en effet, et fort régulièrement, les mois de nourrice. Seulement, la mère Martin avait eu l’idée, mise en goût par un premier mensonge, d’escamoter ces mois à son homme.
Or, voilà que ça tournait mal. Furieux de n’avoir pas été payé, le père Martin voulait rendre le gosse !… Ça, c’était vraiment un détestable projet ! La mère Martin se sentait toute chose en y pensant. Trente francs qu’elle aurait à dépenser en moins ! Vingt sous par jour qu’elle ne licherait plus… Ah ! non, elle ne pouvait pas admettre ça !
La mégère, d’autre part, n’avait nulle envie d’avouer à son mari qu’elle avait escamoté les mois de nourrice. Le père Martin, en effet, n’aimait point les discussions et ne perdait jamais son temps en querelles ou en criailleries. Elle savait d’avance quelle conduite il tiendrait : dans un coin il y avait une trique qu’il prendrait, et sûrement elle attraperait une roulée formidable qui lui apprendrait, pour l’avenir, à ne point dissimuler les recettes du ménage.
Pourtant, la mère Martin ne pouvait pas se résigner. Elle voulut tergiverser encore :
— On pourrait peut-être écrire à la mère ? proposait-elle.
Mais son homme ne voulait point accepter ce projet.
— Oui, faisait-il. Pour perdre les deux sous de timbre et toucher des nèfles !… C’est encore une idée, cela !
Et il devenait encore plus brusque.
— Allez, j’avance des sous ! J’te dis que j’ai mon projet… J’prends l’gosse par la peau du cou, je le rapplique à sa maman, je lui dis : Voilà l’gamin, faut m’payer ou je le laisse !
Et le père Martin riait, se frottait les mains.
— Alors, disait-il, de deux choses l’une : ou la mère raque et je ramène le morveux, ou bien elle ne raque pas et je lui laisse… Demain, on en aura un autre de l’Assistance. Non, mais des fois !… J’suis pas chargé de l’élever, le fils Poucke !
Et il riait, il riait même de bon cœur, étant à cent lieues de se douter des angoisses de sa femme.
Celle-ci, toutefois, se décidait :
— Bon, fit-elle, j’vas te donner de quoi radiner jusqu’à Paris. Débrouille-toi, après tout ! P’têt’bien que la mère raquera, p’têt’bien même que c’est les mandats qui n’arrivaient pas, car enfin, jusqu’à y a trois mois, elle payait régulièrement.
La mère Martin lançait cela d’un ton doucereux, sans insister, avec l’espoir que son homme s’y tromperait, et que cela fournirait, pour plus tard, une base d’explication.
Péniblement, elle ouvrait le fameux placard, prenait une thune qu’elle remettait à son mari.
— Tu pars maintenant ? demandait-elle.
— Et comment !… J’m’en vais pas moisir !… Fais l’ballot et je l’porte.
Le ballot n’était pas difficile à faire. En quelques instants, la mère Martin eut plié dans un grand tablier les quelques affaires qui appartenaient au gosse, elle remit le tout à son mari.
— Voilà, déclarait-elle. Mais tâche tout d’même de le ramener. Après tout, quand elle payait, la mère, c’était pas une si mauvaise affaire que ça !…
Le père Martin ne répliquait pas. Déjà il était dans la cour, déjà il appelait :
— Numéro quatre, arrive ici !
Une demi-heure plus tard, le numéro quatre avait quelque peu changé d’aspect. Chose qui n’arrivait que bien rarement, on l’avait à peu près peigné, lavé, on avait même poussé le soin jusqu’à s’assurer qu’il avait des bas et que ses souliers comportaient des lacets.
— Radine, maintenant, mômignard ! commandait le père Martin, qu’on te rapplique à ta daronne…
Ils prirent le tramway, descendirent à la barrière de Paris, et le père Martin commença par aller boire un verre.
Il y a loin, cependant, de la barrière du tramway à Montmartre où habitait précisément Paulette de Valmondois, c’est-à-dire la fille Poucke, mère du petit Gustave.
Le père Martin pensa n’arriver jamais. Le gosse trottinait à ses côtés, mais se mourait de fatigue et il n’avançait pas. Il pleurait tout le temps.
— Sale môme ! grondait le père Martin. En voilà un chignard !… On peut même pas cogner dessus, il chiale à la minute !
Place Saint-Michel, cependant, malgré son avarice extrême, le père Martin se fendit d’un omnibus. Il pleura mentalement, lui aussi, sur les six sous qu’il fallait dépenser encore, mais une demi-heure plus tard il arrivait à Montmartre, non sans satisfaction.
— Maintenant, pensait le père Martin, s’agit voir à voir à trouver un moyen de se débrouiller !… Sûrement que ça ne sera peut-être pas commode, mais, tout de même, ça doit pleuvoir des sous, cette histoire-là !
Le père Martin, en effet, n’avait confié à sa femme que la moitié de ses projets. Il avait bien l’intention d’abandonner le gosse si la mère ne voulait point raquer, mais il gardait l’espoir qu’elle raquerait, et gros encore !
— Je m’en vas m’faire bonnasse, pensait-il, je lui dirai comme ça qu’on s’est attaché à son fiston, qu’on veut bien l’garder encore, mais qu’y faut qu’elle donne un louis de plus. Ce louis-là, parbleu, la mère, elle n’en saura rien !…
Le père Martin, en somme, tout comme sa femme, avait bien l’intention de faire délicatement sauter le plus d’argent possible et de profiter de son voyage à Paris pour s’amuser un brin.
Rue Blanche, cependant, le nourricier devait déchanter. Il se heurtait, en effet, à une concierge qui n’avait pas l’air commode.
— Voilà ! expliquait Martin. C’est rapport à c’gosse-là que j’viens. C’est bien ici qu’habite M me Poucke ?
La concierge considérait Martin avec des yeux étonnés.
— M me Poucke ? disait-elle, on n’a pas ça dans la maison…
Alors Martin se frappa le front d’un air d’intelligence.
— Ah mais, c’est vrai ! reprenait-il, je m’gourre… on m’a donné un aut’nom, attendez voir…
Il sortit de sa poche un carnet crasseux, il mouilla son doigt, feuilleta longuement les pages. Soudain, il tressaillit de satisfaction.
— Ah, voilà !… fit-il. Pardon, erreur, excuse… C’est moi que j’me gourrais en effet. C’est pas M me Poucke que j’viens voir, c’est une dame Paulette, Paulette de Valmondois.
La concierge, cette fois, parut fort intéressée.
— Tiens ! fit-elle, curieusement. Pourquoi alors que vous l’appeliez Poucke ?
— Parce que c’est le nom de son gosse, fit le père Martin. La dame nous a prévenus, rapport à la déclaration. Mais elle… c’est pas Poucke, qu’elle s’appelle, c’est Valmondois…
Et il disait cela en riant, l’air amusé, tout gaillard à la pensée qu’évidemment M me de Valmondois s’appelait Poucke en réalité et qu’elle avait pris un nom de guerre.
La concierge, de son côté, examinait le gosse avec des airs intéressés, des regards qui luisaient d’amusement.
— Et c’est son fils ? demandait-elle. Tout d’même, c’est-y rigolo, quand on a des gosses, de n’pas les élever soi-même !… Moi, tenez j’ai qu’un chien, mais j’m’en séparerais pas !
Le père Martin, à ce moment, ne savait trop que répondre. Il ne voulait pas s’engager.
— Oh, c’est selon ! fit-il. Chez nous, l’môme, n’était pas malheureux. D’abord, on aime les gosses. Hein, c’est pas vrai, ça ? Dis bonjour à la dame, Gustave !
L’enfant ne broncha pas naturellement. Il était si bien habitué à être appelé numéro quatre qu’il ignorait à peu près son prénom.
Martin, pourtant, s’entêtait. Par habitude, il gifla le môme.
Mais la concierge, à ce moment, l’interpellait :
— Eh, laissez-le donc ! faisait-elle. On ne connaît pas la politesse, à son âge !
Puis, appuyée sur son balai, elle demandait encore :
— Alors, comme ça, vous le menez voir sa mère ? Vous vouliez parler à M me de Valmondois ?
— Oui. Elle est là ?
— Non, riposta tranquillement la concierge. Elle a été assassinée, elle est à l’houstot.
— Nom de Dieu !… s’étonna Martin. Elle est à l’hôpital !… Ah ! c’est bien ma veine !
Et, de colère, il asséna au gosse une formidable gifle.
— Bon sang ! vas-tu finir de chialer, toi ?… Que j’t’entende encore et tu vas pleurer pour quelque chose !
Puis il interrogea, la voix tremblante :
— Non, vrai, c’est pas des blagues ? Vous dites qu’elle est à l’houstot ?
Une heure plus tard, dans un bouge du boulevard de la Chapelle, on faisait vacarme, on applaudissait, on riait, on semblait s’amuser ferme.
Il y avait là toute une bande de braves gens qui n’étaient autres que : Œil-de-Bœuf, Bec-de-Gaz, Dégueulasse, Fumier, Mon-Gnasse, d’autres encore.
Les femmes n’étaient pas les moins nombreuses. La Puce s’appuyait sur l’épaule de Gueule-de-Bois. Adèle, un peu plus loin, se disputait ferme avec la Grande Lucie, qui, la veille au soir, avait voulu lui prendre sa place sur le trottoir.
Au comptoir, enfin, l’Empoisonneur trônait, les manches relevées jusqu’au coude, remuant d’un air las, dans une cuve pleine d’eau sale, de petits verres.
Il régnait chez ce mastroquet une chaleur étouffante. Un parfum de tabac se mélangeait à des relents d’alcool et tout semblait poisseux, comme humide de liqueur renversée.
Quelques instants plus tôt, l’assemblée avait accueilli avec des cris de satisfaction l’entrée de deux personnages qui n’étaient autres que Martin et le numéro quatre.
Martin n’avait pas toujours été le nourricier de Longjumeau. Longtemps, il avait, aux Halles, rempli les fonctions de balayeur. Il était connu, estimé, on savait que par deux fois il avait fracturé la caisse d’un maraîcher et que, s’il avait été cassé de son emploi, c’était qu’un beau soir, étant ivre, il avait, pour un pari ridicule, à moitié assommé un bourgeois en lui jetant sur la tête, du haut du pavillon, un énorme sac de carottes.
Martin avait conservé des amis parmi les poteaux de la Villette, comme parmi les gars des Halles. On le voyait rarement, mais quand il apparaissait on lui faisait toujours fête.
— Ah ! bon Dieu ! criait l’Empoisonneur, patron du bouge, qui possédait une extraordinaire voix et ne quittait jamais l’abri de son comptoir de zinc. Voilà l’Ours !
On s’était alors levé en désordre, on avait couru au père Martin dont le sobriquet était évidemment assez compréhensible.
— Non, ma vieille ! criait-on. Pas possible !… C’est toi qui rappliques ?… Et alors, quoi de neuf ? Et ta gonzesse ?… Et tes mômes ?… C’est un produit, que tu nous amènes ?
Tout heureux de se retrouver dans une atmosphère amicale, Martin avait serré les mains tendues, affirmé qu’il n’y avait rien de neuf, que sa gonzesse engraissait toujours et que le numéro quatre était en effet un produit de son élevage.
— Et puis, c’est pas tout ça ! concluait-il. J’ai une thune qu’y faut que j’casse, aboulez des vertes, l’Empoisonneur ! C’est ma tournée pour les aminches !
Instantanément, une formidable beuverie s’organisait alors. L’absinthe remplissait les grands verres, on trinquait, on causait, on échangeait des nouvelles, cependant que les tournées succédaient aux tournées, personne ne voulant être en reste et chacun tenant à offrir la sienne.
Le gosse, cependant, étourdi par l’odeur d’absinthe, effaré par les cris qu’il entendait, était demeuré debout au milieu du cabaret avec sa petite figure timide, son air d’enfant battu qui n’ose risquer un mouvement sachant bien que le moindre de ses gestes lui vaut une taloche.
Une pierreuse l’aperçut :
— Ah ! le Jésus ! s’écriait-elle. Est-il mignard !
Et, brave fille, s’échappant du banc sur lequel l’avait poussé brutalement peut-être son homme, elle courait au numéro quatre.
— Hein, faisait-elle. On est sage ? Comment que tu t’appelles, dis-voir ?
Le gosse ne répondait pas, le bras levé au-dessus de sa tête, prêt à pleurer encore, escomptant surtout quelque gifle formidable…
La pierreuse, pourtant, le cajolait avec douceur :
— C’est qu’il est mignon comme tout ! faisait-elle. On dirait un page ! Bon sang, elle n’t’a pas raté, ta mère, quand elle t’a fait !
Maintenant, elle avait pris le gosse dans ses bras, elle revenait s’asseoir à sa table, elle demandait :