La disparition de Fandor (Исчезновение Фандора) - Сувестр Пьер 19 стр.


Fandor tirait, poussait, jurait, mais, un quart d’heure après, il était définitivement installé, en possession d’une couchette, dans un compartiment où ne logeait, selon son désir, ni curé ni femme.

— Et voilà, conclut Fandor, s’apprêtant à prendre quelque repos en s’étendant sur le petit lit dont il disposait.

Soudain, il sursauta.

— Ah, Crédibisèque, je sais bien pourquoi ma valise est si lourde. J’ai complètement oublié d’enlever les deux haltères que j’y avais rangées, ne sachant où les mettre. Diable. Il est vrai qu’en revanche, je n’ai pas pensé à emporter de faux-cols. Oh, ça ne fait rien.

Cela n’avait pas grande importance, en effet, dans l’esprit de Fandor, et ne devait pas l’empêcher de dormir, car, une heure plus tard, tandis que le Sud-Express, à toute allure, s’enfonçait dans la nuit, Jérôme Fandor ronflait à poings fermés, ayant complètement perdu notion des choses et des gens.

***

— Vos billets, Monsieur, s’il vous plaît ?

Fandor ouvrit les yeux, brusquement réveillé par un contrôleur apparu dans son compartiment. Il commençait à faire petit jour, mais Fandor n’avait que des idées vagues tant il était encore abruti de sommeil :

— Dites donc, vous, répondit-il, je ne vous demande pas l’heure qu’il est, moi. On ne réveille pas les gens comme ça. D’abord, je relève de maladie, je viens d’avoir la jambe cassée.

— Vos billets, Monsieur ?

— Mes billets ? Mes billets ? Je n’en ai pas une douzaine, sapristi, j’en ai un, et je ne sais même pas où je l’ai mis. Attendez, cher Monsieur, veuillez attendre. D’ici une petite heure, je crois que j’aurai quelque idée à ce sujet.

Redressé, assis sur sa couchette, Fandor, qui aimait exaspérer son prochain, entreprenait méthodiquement de se fouiller. Il demanda :

— Dites donc, où sommes-nous ? J’ai pioncé depuis Paris avec une profonde conviction.

— Vous venez de passer Bordeaux, Monsieur.

— Ah, très bien, alors nous sommes dans les pins ?

— Oui, Monsieur.

— De mieux en mieux. L’atmosphère des pins est salutaire pour les bronches. Comme ça, vous voulez mon billet ? Vous me le rendrez, au moins ?

Le contrôleur finit par sourire : il avait d’abord pris Fandor pour un grincheux, ensuite, pour un farceur, il commençait à se demander si le jeune homme n’était pas tout simplement fou.

— Oui, Monsieur, répondit-il. Je vous rendrai votre billet.

Il se saisit du coupon de Fandor, l’examina rapidement, le pointa d’un petit trou rond, puis, tandis que le journaliste s’esclaffait ;

— Encore un confetti de plus sur la terre.

Le contrôleur ajouta très digne :

— Monsieur est prévenu d’avoir à boucler sa valise et à préparer ses bagages. La forêt brûle à une quarantaine de kilomètres d’ici. Il est probable que le train devra stopper et les voyageurs devront faire un kilomètre à pied car le remblai menace ruine.

— Comme moi, répondait Fandor. Mais, dites donc, racontez-moi donc un peu ce que vous venez de me dire d’une façon laconique et brève. La forêt brûle ? Le remblai menace ruine ? En avant marche ! Qu’est-ce que c’est que tout ce boniment-là ? J’ai payé pour être mené en chemin de fer jusqu’à Biarritz. J’espère bien que la Compagnie ne va pas me faire trotter à pied pendant longtemps.

— Non, Monsieur. Vous aurez tout juste à faire un ou deux kilomètres.

— Alors, ça va, respectable employé. Car, voyez-vous, ne l’oubliez pas, je viens d’avoir une jambe cassée.

Excédé, le contrôleur s’enfuit.

— Et allez donc, chantonna Fandor, cependant que le malheureux contrôleur refermait les portes, je l’ai bien embêté, ce pauvre diable. Pour l’argent qu’il gagne et même pour un peu plus. Si tous les voyageurs lui en faisaient voir autant…

Fandor, cependant, tiré de son somme, n’avait plus guère envie de dormir. Il vérifia sa montre : quatre heures du matin.

— Zut. Je me lève comme les poules. Tant pis. Tâchons de nous préparer.

Sorti de son compartiment, le journaliste se dirigea vers le petit cabinet de toilette mis à la disposition des voyageurs. Il allait y atteindre, lorsque, dans le couloir même, il devait se croiser avec un autre voyageur dont la seule vue le fit tressaillir.

Brusquement, le jeune homme s’arrêta, peut-être même pâlit un peu.

Fandor, toutefois, était trop maître de lui pour longtemps donner des signes de surprise. Il se domina, continua à siffloter une valse lente, poursuivit son chemin. Seulement, Jérôme Fandor n’était pas arrivé dans le petit cabinet de toilette, il n’avait pas tiré la porte sur lui que sa physionomie joyeuse une minute avant se rembrunit singulièrement.

— Ah çà, monologuait-il, je ne suis pas victime d’une hallucination. Ce voyageur que je viens de croiser ? Je l’ai vu quelque part, où diable, par exemple ? Dans la pègre à coup sûr, parmi les apaches que fréquentait le Bedeau. Qui est-ce donc ? Qui est-ce donc ?

Jérôme Fandor se plongea le visage dans l’eau glaciale du lavabo, il fit consciencieusement sa toilette, moins assurément dans un désir de propreté qu’avec l’envie de se réveiller tout à fait. Soufflant, s’ébrouant, tandis qu’il refaisait son nœud de cravate, Jérôme Fandor songeait toujours :

— Il est absolument invraisemblable qu’un membre de la pègre se ballade dans le Sud-Express. Et pourtant, pourtant…

Le journaliste abandonna le lavabo, regagna sa place par le petit couloir, jeta en passant des coups d’œil interrogateurs dans les autres compartiments, espérant découvrir encore le mystérieux voyageur qui, quelques minutes avant, l’avait si fort intrigué. Mais Jérôme Fandor en fut pour ses peines. Il ne vit personne. Partout les rideaux bleus étaient tirés sur les vitres et force lui fut de rentrer dans son compartiment sans avoir pu se retrouver face à face avec l’homme croisé une première fois.

— Zut, se déclara Fandor au bout de quelques instants de réflexion, j’ai rêvé et voilà tout.

Au même moment, un spectacle féerique venait tirer le journaliste de ses préoccupations. À un tournant de la voie, le train qui, depuis Bordeaux, à peu près, roulait à toute vapeur, au centre d’une forêt de pins immense et monotone, venait de forcer son allure. L’air se chargeait d’une fumée âcre, prenante, qui sentait le goudron et la résine.

Le contrôleur qui avait réveillé Fandor n’avait à coup sûr point menti. Ainsi qu’il arrive fréquemment, quotidiennement presque, les forêts de pins devaient, à quelques distances, être incendiées. Le vent rabattait des tourbillons de fumée, l’air devenait chaud. Il y avait des bandes d’oiseaux qui fuyaient et qui passaient dans le ciel bleu, encore sombre, car il n’était que quatre heures et demie.

Jérôme Fandor ouvrit sa fenêtre :

— Mettons le nez au balcon, se déclara le journaliste. Ça doit être joli, très premier acte du Châtelet. L’incendie dans la forêt, ma parole on se croirait à la Course aux Dollars [2].

De minute en minute, l’air qui, d’abord, n’avait été que parfumé de senteurs de résine, se faisait plus lourd, plus suffocant, si âpre à respirer qu’une toux secoua Fandor.

— Je ne vois rien, clamait le journaliste. Ça empeste et puis voilà tout. Ah bien, il est joli mon spectacle !

Mais, au même moment, Fandor regrettait ce qu’il venait de dire. La voie avait encore une fois tourné. Et brusquement, à l’improviste, le train pénétrait dans la zone incendiée de la forêt.

Fandor apercevait, travaillant avec une énergie fébrile, de braves petits soldats convoqués d’urgence pour tâcher de limiter le sinistre. Puis, le train passa. La forêt devenait déserte. Elle ne brûlait pas encore en entier, mais il y avait des massifs incendiés, de véritables torches d’où les flammes montaient en crépitant.

— Absolument épatant, commença Fandor.

Il n’acheva pas.

Dans le couloir du wagon, un employé passait à ce moment.

L’homme heurta à la porte du compartiment qu’occupait le journaliste.

— Fermez votre fenêtre, Monsieur, dépêchez-vous, nous arrivons en plein incendie.

Fandor se hâta de relever la glace et, de fait, il était temps. La voie, très étroite, courait maintenant au centre même de la forêt en flammes. En une seconde, le train fut environné de flammes de plus de dix mètres de haut. Il semblait que le convoi fût lui-même en feu, tant l’incendie le serrait de près, tant il roulait au centre d’une fumée noire, épaisse, irrespirable, asphyxiante.

— Bougre, cela devient grave, remarqua Fandor.

Quittant son compartiment où il suffoquait car la chaleur était devenue intense, Jérôme Fandor alla rejoindre, dans le couloir longeant le train, les autres voyageurs qui regardaient le sinistre, l’air mal rassuré.

Il n’y avait pas grand monde, ce jour-là, à bord du Sud-Express, et c’était chose heureuse.

— Jud, criait une petite femme, se cramponnant au bras d’un gigantesque mari dont les favoris roux attestaient l’origine tudesque, Jud, bien sûr que nous allons tous brûler, j’ai peur, j’ai peur !

La panique, en effet, commençait. Le train avait beau forcer l’allure, il était évident qu’il n’allait pas pouvoir voyager longtemps sans dommage, au centre de l’incendie. Déjà, il était impossible d’appuyer la main contre les vitres des portières. Elles étaient brûlantes. D’autre part, des flammèches, des branches incendiées tombaient de temps à autre sur le toit même des wagons. N’y avait-il pas risque qu’elles y communiquassent le feu ?

— Cela va mal, pensa Fandor, cela va très mal. J’ai déjà assisté à deux ou trois incendies pareils, mais jamais je n’avais rien vu d’aussi fort. Nous allons être rôtis dans la perfection.

À ce moment, des employés longeaient les wagons, criant :

— Préparez-vous à descendre, messieurs, dames, le train va stopper dans dix minutes, préparez-vous à descendre.

Fandor ronchonna. Au passage, il arrêtait l’un de ceux qui avertissaient ainsi :

— Dites donc, demanda-t-il, pourquoi faut-il descendre ?

— Parce que, sur deux kilomètres, le remblai menace ruines. Le train passera à vide, vous remonterez plus loin.

— Il est très gentil, ce monsieur, pensa Fandor. Il invite les poulets que nous sommes à se rendre d’eux-mêmes à la broche. Comment diable veut-il que l’on descende là-dedans ?

Et Fandor, des deux côtés de la voie, regardait les pins se tordre sous les rafales de feu. Fandor, pourtant, avait tort. Très souvent, il arrive, en effet, que les forêts des Landes soient incendiées et toujours les Compagnies de chemins de fer emploient le même système. Les dangers d’incendie que court un train passant au milieu d’un sinistre de cette nature sont infimes, en effet. En revanche, sous l’effort des flammes, les rails de la voie se tordent quelque peu et des déraillements sont à craindre. Quand il y a incendie, les services techniques surveillent très attentivement les remblais, et, ainsi qu’il est prudent de le faire, on décide que les trains passeront à vide en ces endroits mauvais ou dangereux, que les voyageurs remonteront à bord, ces parties de voies une fois franchies.

L’express, déjà, ralentissait. Brusquement, les freins criaient, une secousse violente jetait les voyageurs les uns contre les autres.

La forêt, de chaque côté du convoi, brûlait, mais l’endroit de la halte avait été soigneusement choisi. On avait fait arrêter le train en un point où les pins s’écartaient suffisamment de la voie pour que les voyageurs pussent descendre en toute tranquillité sans entrer dans l’incendie lui-même.

— Pressons-nous, Messieurs, dames, pressons-nous.

Fandor, un des premiers, avait sauté sur le remblai.

Il jouissait, en amateur de pittoresque et de beaux spectacles, du superbe coup d’œil de cette forêt incendiée.

Pour lutter contre la chaleur torride qui régnait à l’intérieur des wagons, les voyageurs s’étaient composés de curieux costumes, les hommes arrachaient leur faux-col, dépouillant veste et gilet, les femmes dégrafaient les deux premiers boutons de leur corsage, certaines même ayant quitté leurs jupes, n’avaient conservé que des jupons.

— Hé, hé, songeait Fandor, si le feu est encore un peu plus chaud et qu’il faille un peu plus se déshabiller, ça deviendra tout à fait rigolo.

Les employés, pourtant, se donnaient infiniment de mal pour rassembler les voyageurs, les grouper en une troupe à peu près régulière.

— Mesdames et Messieurs, annonçait un personnage qui devait être un chef de gare embarqué à Bordeaux, voici comment nous allons procéder. Le train va partir lentement, en avant. Vous voudrez bien me suivre, et marcher scrupuleusement entre les rails, il n’y a aucun danger. Dans un kilomètre vous pourrez remonter en voiture.

— Un petit bravo pour l’orateur, répondit Fandor.

Mais, gavroche comme il l’était, le journaliste, bien entendu, ne voulait pas se plier à la consigne.

— Plus souvent, pensait-il, que je vais me mettre en rang, pour aller au réfectoire. Il m’embête, le pion.

Fandor, sans s’occuper des appels qu’on lui adressait, s’écartait du groupe des voyageurs et entreprit de remonter le long du train pour se rendre compte des dégâts que lui avait occasionné la chute des branches incendiées.

— C’est épatant, pensait-il, rien n’a brûlé. C’est mieux ignifugé qu’un décor de théâtre.

Mais, brusquement, comme il suivait l’une des grandes voitures qui composaient le Sud-Express, voilà que Fandor tressaillit. Tout le monde avait dû descendre du train. Il avait entendu des employés contraindre les voyageurs les plus récalcitrants à quitter leurs compartiments. Or, Fandor apercevait précisément, à l’intérieur de l’un des wagons, deux individus, deux individus qui ouvraient une valise, qui semblaient y fouiller, qui y fouillaient même certainement.

— Qu’est-ce qu’ils font, ces cocos-là ? pensait Fandor.

Il allait monter d’autorité à bord de la voiture, pour aller constater quels étaient les voyageurs demeurés dans le train en dépit des règlements, lorsqu’il crut entendre, tout près de lui, deux voix qui murmuraient :

— Dis donc, est-ce qu’ils y sont, les copains ?

— Tout ce qu’il a de plus, mon vieux. Ah, la belle combine. On va en faire un chopin [3] !

Cette fois, Fandor ne put plus hésiter. Il se baissa, il regarda en-dessous des wagons, de l’autre côté du train, il aperçut les jambes de deux individus qui se hâtaient, marchant vers la locomotive.

— Bougre de bougre, jura Fandor, mais si je ne suis pas complètement fou, il me semble que la chose est claire, il y a ici une bande d’individus qui profitent de l’incendie pour piller les bagages.

Et Fandor, songeant à la face de l’homme qu’il avait rencontré lorsqu’il allait au lavabo, avec un de ces subits rappels de mémoire que l’on a parfois, se rappelait le nom de l’homme :

— Mais, sapristi, se disait-il à lui-même, je sais qui c’est. C’est mon ancien professeur, c’est le père Grelot, le maître de vol à la tire, en personne.

Et Fandor prit sa course. Depuis qu’il s’occupait d’affaires policières, il avait acquis un véritable flair, un véritable instinct, qui lui permettait de deviner, de pressentir les drames, les affaires louches.

— Il se passe ici, murmurait Fandor, quelque chose d’invraisemblable, de très peu catholique. Tâchons de voir quoi.

Fandor, que les employés, fort occupés à rassembler les voyageurs, ne surveillaient guère, s’élança vers la locomotive. Le journaliste venait habilement de décider une manœuvre fort simple. Puisque les individus qui causaient de l’autre côté du train, se dirigeaient eux-mêmes vers la machine, Fandor allait passer devant cette machine, et forcément les rencontrer, les voir et peut-être les reconnaître.

Ce plan était peut-être bien combiné, il ne devait pas réussir cependant. En effet, au moment même où Jérôme Fandor arrivait à la hauteur de la machine, le train démarrait.

— Je suis semé, se dit Fandor.

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