— Bien entendu. C’est pour bientôt ?
— Dans trois jours, je pense.
— Va pour dans trois jours. Seulement, il y a une chose que je voudrais te demander, Fantômas.
— Laquelle ? Parle.
— Vois-tu un inconvénient à ce que je profite du truc pour salir un gardien, le gardien de la relève ? Celui qui passe là-bas, une rosse.
Fantômas, à la demande qu’on lui faisait, demeurait quelque temps silencieux. Il semblait réfléchir, puis il interrogea :
— Que veux-tu faire à cet homme ?
— Cric et crac.
— Eh bien, je ne veux pas.
— Oh patron ?
— Non. C’est moi qui me charge de son affaire.
— Vous le tuerez, patron ?
— Que t’a-t-il fait ?
— Il m’a supprimé trois rations pour des blagues que je n’avais pas commises.
— Eh bien, Gréviste, je te défends de toucher à cet homme, je me charge de le punir.
— C’est que j’aimerais beaucoup mieux opérer moi-même.
Or, Fantômas à ces mots tapa du pied :
— Assez. Suis-je le Maître ?
Il allait ajouter d’autres paroles lorsqu’un roulement de tambour retentit dans les préaux. Il marquait la fin de la promenade des détenus.
Fantômas rapidement alors se rapprocha du Gréviste.
— Encore deux mots, dit-il. Ne fais rien sans un ordre de moi et fais en revanche tout ce que je t’ordonnerai. Si je suis content de toi, Gréviste, plus tard, je te récompenserai. À demain ici et à dans trois jours.
— À dans trois jours.
Les deux hommes se séparèrent. Docilement, Fantômas suivit les gardiens qui le reconduisirent vers sa cellule. Il avait si habilement entretenu le Gréviste et si habilement celui-ci lui avait répondu, que nul, parmi les gardes-chiourme, n’avait deviné leur conversation.
***
Ce même soir, tandis que Fantômas dans sa cellule réfléchissait profondément à l’entretien qu’il avait eu avec M e Faramont d’abord, avec le Gréviste ensuite, Juve recevait Fandor chez lui. C’était Juve qui avait ouvert la porte de son appartement et il secoua cordialement la main de Jérôme Fandor qui, de son côté, ayant grimpé quatre à quatre les étages du policier, haletait.
— Eh bien, Fandor, demandait Juve, quoi de neuf ?
— Ah non, ne recommencez pas vos manières, Juve. Ne vous amusez pas aujourd’hui encore à me faire languir. Ce n’est pas à moi qu’il faut demander ce qu’il y a de neuf, c’est à vous ! Pourquoi votre dépêche ? Qu’avez-vous appris ?
« Viens d’urgence, avait télégraphié Juve, j’ai besoin de toi. »
Mais Juve, maintenant, paraissait ne plus du tout se rappeler qu’il y avait urgence à entretenir Fandor. Pourtant, comme le jeune homme lui répétait encore, véritablement furieux : « Pourquoi avez-vous besoin de moi, nom de Dieu ? », Juve finit par se départir de son calme.
— Lis cela, dit-il, et tâche de comprendre.
Il tendit à Fandor une lettre que le journaliste dévora des yeux en devenant très pâle.
Elle n’était pas longue, écrite d’une écriture que Jérôme Fandor reconnut immédiatement :
— Hélène, s’écria-t-il. Juve, c’est Hélène qui vient de vous écrire, et il lut à haute voix la seule phrase que la fille de Fantômas avait adressée au policier.
Juve, prenez garde, prenez grand-garde, prenez garde à vous, prenez garde à Fandor.
Elle n’avait point signé, elle n’avait rien ajouté.
— Mais qu’est-ce que cela signifie ? Pourquoi faut-il que nous prenions garde ? À quoi faut-il que nous prenions garde ?
Juve lentement avança un siège et s’assit en face de son ami :
— Ma foi, Fandor, tu devines bien, j’imagine, que si je t’ai fait venir, c’est précisément pour que tu m’aides à réfléchir là-dessus. Cette lettre est d’Hélène, cela c’est incontestable, et Hélène nous dit de prendre garde, mais prendre garde à quoi, à qui ? Ah, Fandor, tu ne peux pas savoir comme cela me préoccupe. Cela me fait d’autant plus peur même, que Fantômas est en prison, je ne peux donc pas comprendre l’avis extraordinaire que nous envoie sa fille.
— Pourquoi ?
— Mais triple imbécile, parce que plus je réfléchis, et plus il me semble qu’il n’y a qu’une seule chose à quoi nous puissions prendre garde, et c’est à l’évasion de Fantômas.
Juve se taisait, attendant une réponse de Fandor, mais Fandor à son tour demeurait silencieux.
Le jeune homme, au comble de l’émotion, ferma les yeux et fronçant les sourcils, plissant le front, médita en silence.
— Juve, déclara enfin Fandor ayant lu et relu plus de cent fois l’intrigante lettre d’Hélène, cette lettre en apparence inachevée que la fille de Fantômas avait écrite, Juve, il est inadmissible qu’Hélène nous avertisse si elle sait que son père médite de s’évader. Une évasion de la Santé est impossible, d’abord, et puis ensuite, je suis sûr qu’Hélène, et je le comprends et je l’approuve, quelque coupable que soit son père, ne voudrait jamais le trahir et l’empêcher de retrouver sa liberté. Non, Juve, c’est d’autre chose qu’il faut nous méfier. Il faut trouver un autre danger à éviter. Voyons, mon vieil ami, il n’est pas possible que toute votre habileté soit en défaut, puisque ce n’est pas à l’évasion de Fantômas qu’il faut prendre garde, c’est à autre chose. Vous ne devinez pas à quoi ?
Juve, à ces mots, se levait, il avait son air résolu des moments de grande bataille :
— Fandor, répondit-il, je devine bien un peu à quoi il faut prendre garde, mais c’est effrayant.
— À quoi donc ?
— À tout.
Et en disant cela le policier assenait un coup de poing furibond sur son malheureux bureau, qui n’en pouvait mais.
7 – UNE MYSTÉRIEUSE AGRESSION
En rentrant du Palais, le bâtonnier passa précipitamment chez lui, rue d’Amsterdam, vers sept heures moins vingt. M me Faramont n’était pas encore prête, elle s’habillait dans sa chambre.
Quant à Jacques, il était encore plongé dans l’étude d’un dossier et revêtu d’un vieux veston de travail, avec lequel certes, il n’aurait jamais osé faire un pas dans la rue.
Le bâtonnier cria à sa femme à travers la porte :
— Je pars prendre le train de sept heures, vous et Jacques vous viendrez par le suivant, nous nous retrouverons à huit heures et demie comme d’ordinaire, chez les Keyrolles pour dîner. Si je vais en avance, c’est que j’ai quelque chose à voir avec mon ami Sunds.
Le bâtonnier échangea son chapeau haut de forme contre un chapeau de paille, puis, confiant sa serviette bourrée de documents à son fils, il prit sa canne au vestibule, et descendit d’un pas tout guilleret à la gare Saint-Lazare.
Le train qui devait le conduire à Ville-d’Avray était déjà bondé de voyageurs, c’était l’heure où les banlieusards, travaillant à Paris, regagnent leurs habitations à la campagne.
Le bâtonnier finissait cependant par trouver en première classe une place disponible, et, posant son journal sur le coussin, il resta sur le trottoir, dévisageant les retardataires qui arrivaient en courant pour ne pas manquer le départ.
Le bâtonnier s’étonnait de ne pas voir Sunds. Il s’en consola cependant.
— Il y a tant de monde dans ce train, qu’il est fort possible que j’aie passé devant son wagon sans m’en apercevoir. Nous nous retrouverons à Ville-d’Avray.
Le moment du départ devenait imminent, des employés aux allures affairées couraient le long du train.
— En voiture, en voiture !
On entendit le claquement sec des portières. Le bâtonnier regagna son compartiment qui se trouvait au complet.
Au moment où le train s’ébranlait, Henri Faramont se plongea dans son journal, cependant qu’il songeait une dernière fois :
— Sunds doit être dans quelque autre voiture. Ou alors, il a pris un autre train. Ou encore, il a complètement oublié notre rendez-vous, mais cela m’étonnerait.
Cependant, à peine le train partait-il, qu’un homme essoufflé, haletant, courait à toute vitesse par derrière, pour s’efforcer de le rattraper, et il geignait et maugréait :
— Ah sapristi, pourvu que j’arrive !
Mais c’était en vain. Le convoi gagnait de vitesse sur le retardataire, et celui-ci voyait sans cesse s’augmenter la distance le séparant du dernier wagon qui disparut sous le pont de l’Europe.
Le voyageur arrivé en retard demeura immobile et penaud sur le trottoir quelques instants, il s’épongea le front.
— Dieu que c’est bête, grommela-t-il, de manquer un train.
Mais il n’y avait rien à faire, et haussant les épaules, furieux contre lui-même, le personnage interrogea un employé :
— À quelle heure le prochain départ pour Ville-d’Avray ?
— À huit heures deux, monsieur, dans une heure.
— Bon Dieu, s’écria le voyageur dont le visage prit un air désespéré, ce n’est pas possible, il doit y en avoir un auparavant.
Mais, impassible, son interlocuteur lui répondait :
— Non, monsieur, le prochain c’est à huit heures deux.
— Eh bien, je suis frais ! grommela l’homme, qui, prenant dès lors une résolution, quitta la gare et descendit cour de Rome.
Il avisa un taxi-auto :
— Dites donc vous, demanda-t-il, en s’adressant au mécanicien, êtes-vous le type qui va me conduire rapidement et pour pas trop cher jusqu’à Ville-d’Avray ?
Le conducteur du taxi hésita un instant, il expliqua :
— C’est rapport à mes pneus qui ne sont pas bien solides, mais enfin, ça n’est pas trop loin, montez.
Le voyageur qui avait manqué le train à la gare Saint-Lazare s’installa dans l’automobile, qui partit en direction de la porte Maillot.
Ce voyageur, ce retardataire, c’était Érick Sunds, le Danois qui, à toute force évidemment, voulait rattraper son client, le bâtonnier Henri Faramont.
***
Le train qui emmenait celui-ci venait de dépasser Asnières.
Il était bondé de voyageurs, mais les banquettes de l’impériale étaient à peu près désertes. On n’aime guère à s’y installer, eu égard à la poussière et aux escarbilles qui viennent atténuer considérablement le charme que pourrait procurer le plein air.
Au départ de la gare Saint-Lazare, un couple qui semblait rechercher la solitude, s’était pourtant installé sur l’une des impériales de seconde classe.
Étaient-ce des amoureux ? Ils en avaient l’air. L’homme, petit, trapu, très brun, s’était assis en effet tout à côté de sa compagne, une femme jeune, au visage énergique, aux traits accentués, mais jolis. Elle était brune elle aussi, tous deux s’exprimaient dans un français assez incorrect, teinté d’accent étranger.
Avant le départ du train, qu’ils étaient venus prendre de fort bonne heure, ils avaient, du haut de leur observatoire, minutieusement dévisagé tous les voyageurs.
Et il faut croire que cet examen leur avait donné satisfaction, car, désormais, la physionomie de l’un d’eux, tout au moins, celle du jeune homme, exprimait une parfaite satisfaction :
— Yo souis sûr, murmura-t-il, que le bâtonnier est monté dans le train. L’affaire s’annonce de façon souperbe, nous allons réoussir !
L’homme qui s’exprimait ainsi, c’était Mario Isolino, le suspect italien, héros de plusieurs aventures assez peu à son avantage, qui, depuis quelque temps, avait établi son quartier général sur les hauteurs de Montmartre.
Depuis une semaine environ, l’Italien Mario Isolino vivait maritalement avec Nadia la Circassienne, qui était devenue sa maîtresse le lendemain même du jour où elle avait abandonné Érick Sunds, le Danois, ce qui, d’ailleurs, n’avait guère déplu à ce dernier.
Sur l’impériale du train, Mario Isolino exaltait sa satisfaction en même temps que sa tendresse.
Il attira Nadia auprès de lui, l’embrassa dans le cou.
— Io vous adore, ma toute belle, murmura-t-il.
Et il ne cessait de la serrer sur son cœur.
La jeune femme, cependant, semblait émue, inquiète. Machinalement, elle répéta :
— Moi aussi, je t’aime, je t’adore.
Mais elle était tellement préoccupée que Mario Isolino se crut obligé de la rassurer, de la remonter :
— Il ne faut pas avoir peur, assurait-il. Quand les affaires s’engagent bien, comme celle-ci, on peut être sûr de les réussir.
Et comme la jeune femme hochait la tête, énigmatique, il continuait, cependant que, dans ses yeux, s’allumait une flamme cupide :
— Tu vas voir, ma zolie, comment nous serons heureux ensuite, car vois-tu, l’amour c’est très zoli, mais pour qu’il dure, il faut que l’on ait de l’arzent. C’est cela surtout qui nous manque pour le moment. Patience, Mario Isolino a plus d’un tour dans son sac. Il va certainement réussir le gros coup ce soir même.
La jeune femme soupira :
— Espérons-le.
Puis elle esquissa un pâle sourire, plus pour faire plaisir à son amant, que parce qu’il naissait spontanément sur ses lèvres. Car Nadia, en son for intérieur, était inquiète, très inquiète.
Ce n’était pas une mauvaise fille que Nadia la Circassienne. Depuis de longues années déjà, elle était à Paris, elle avait été amenée en France par une princesse russe dont elle était la suivante. Et d’abord, elle s’était attachée de toutes les forces de son âme orientale à cette grande dame qui, malgré son caractère altier et hautain, se montrait toujours excellente pour elle.
Nadia avait été la suivante de la princesse Sonia Danidoff dont les aventures avaient défrayé, à un moment donné, la chronique.
Puis Nadia, sur un coup de tête, s’était séparée de la princesse et, dès lors, elle avait vécu à Paris, dans les milieux les plus variés.
Peu à peu, sa fierté, sa conscience s’étaient émoussées et la jeune fille énergique, farouche, mais honnête et pure qu’elle était, s’était peu à peu transformée, avilie : Nadia était devenue, tant par le besoin que par la veulerie, une des innombrables petites femmes de Paris, sans cesse ballottées au gré de leurs amants, des établissements de plaisir aux chambres misérables des hôtels meublés, voire même au trottoir. Si Nadia, toutefois, perdait peu à peu sa fierté, les déboires qu’elle éprouvait aiguisaient de plus en plus sa haine contre la société, contre la race humaine. Et la Circassienne, la fille sauvage se réveillait en elle, au fur et à mesure qu’elle accumulait dans son cœur les rancœurs de toute sorte. Un instant, elle avait vécu une existence bohème, mais à peu près paisible, dans le milieu bizarre, pittoresque et nullement malveillant des trafiquants de Montmartre, des fabricants d’objets d’art, des « chineurs ».
C’est là qu’elle avait connu Érick Sunds et Mario Isolino, désormais son amant.
Assurément, la moralité de ce dernier était plus que douteuse. Et, après avoir applaudi à ses théories, à ses projets, Nadia se sentait un peu inquiète désormais, de se voir dépasser dans ses conceptions farouches par l’Italien. Celui-là n’était pas un révolté, mais un ambitieux, et un ambitieux très vulgaire, qui ne rêvait que de s’enrichir, et par n’importe quel moyen.
Nadia l’interrogeait :
— Alors, fit-elle, c’est l’avocat dont on va s’occuper que nous avons vu monter tout à l’heure dans ce wagon de première classe ?
— Oui.
— Que va-t-on faire ?
L’Italien éclata de rire :
— Ce qu’on va faire, mon oiseau bleu, déclara-t-il, oh c’est bien simple. Faire passer l’arzent qu’il a de sa poche dans la nôtre.
— Voleurs ? Nous allons être des voleurs ?
— Cela n’a aucune importance si l’on n’est pas pincé. Et nous ne le serons pas. Z’ai pris toutes mes précautions.
Nadia se rassurait, mais pratique, elle questionna :
— Ce n’est pas tout de voler quelqu’un, il faut encore que la chose en vaille la peine. Es-tu sûr qu’il aura de l’argent, cet homme ? On ne se promène pas d’ordinaire avec des grosses sommes sur soi, même quand on est riche.
Mario Isolino regarda narquoisement sa maîtresse.
— Pauvre petite innocente, fit-il, rassure-toi. Io me suis renseigné de la façon la plus sérieuse.
L’Italien expliquait alors à Nadia qu’il avait eu l’idée de dépouiller le bâtonnier, un certain soir, alors qu’au Cabaret des Raccourcisle Danois Sunds annonçait qu’il allait dans deux jours, avec ce client, voir, à Ville-d’Avray, une superbe occasion. Or, cette occasion, avait ajouté Sunds, il faut la payer comptant, car la personne qui veut s’en défaire a besoin d’argent :