Penché sur le lit de sangle, le médecin fit ce qu’il venait de dire, il taillada à coups de ciseaux les vêtements du blessé, découvrit les endroits où les piqûres devaient avoir lieu.
Mais, tandis qu’il piquait de sa longue aiguille les mollets du malheureux Fandor, Hélène ne perdait pas de vue la face du blessé. Et il lui semblait alors que, de son côté, le moribond la regardait ardemment, qu’une terrible expression de souffrance se lisait dans les yeux du jeune homme. Pourtant, il ne faisait pas un mouvement, il demeurait parfaitement rigide.
— Sensibilité rigoureusement absente, conclut le médecin.
— Il souffre, il souffre, c’est horrible, songeait Hélène.
Et elle eut une envie folle d’arracher le docteur à ce lit, de lui crier :
— Ce n’est pas un ouvrier, ce n’est pas par hasard qu’il est là, s’il a fait cette chute épouvantable, c’est qu’il voulait me rejoindre, reconnaissez-le donc, c’est Jérôme Fandor.
Or, très calme, toujours, l’homme de l’art poursuivait :
— Sensibilité absente encore à la hauteur des cuisses et des hanches. Nous allons voir plus haut. Il piqua dans les chairs. Mais, cette fois, une crispation passa sur le visage du blessé.
Le médecin se releva :
— C’est bien ce que je vous disais, messieurs, la fracture des vertèbres est au second tiers supérieur de la colonne vertébrale, la mort est probable. Toutefois, il faut ordonner la plus rigoureuse immobilité.
Le médecin se retourna vers l’infirmière-chef :
— Mademoiselle, ordonnait-il, vous m’avez bien compris ? Il faut que cet homme ne bouge point, les chances de mort sont infiniment probables, mais enfin, on peut essayer de le sauver. Vous allez laisser auprès de lui une auxiliaire pour le soigner, qui l’alimentera toutes les heures de deux cuillerées de bouillon. Rien d’autre à faire en ce moment, je reviendrai demain matin. D’ailleurs, dans quinze jours peut-être, il sera transportable.
***
Une heure plus tard, pour la première fois, Hélène demeurait seule en présence du blessé. L’infirmière-chef qui jusqu’alors avait été continuellement dans la chambre du blessé, venait de se retirer, en répétant les ordres du docteur. La porte se referma sur elle.
Alors, d’un mouvement fou, impétueux, Hélène se précipita vers le lit du moribond :
— Fandor, Fandor.
Mais, au même moment, elle avait la surprise d’entendre la voix du jeune homme lui répondre :
— Hélène, ma chère Hélène, mon amour.
Or, le médecin lui-même l’avait dit, quelques heures auparavant : le blessé ne pouvait pas parler.
Comment parlait-il donc ? Hélène, stupéfaite, interdite, demeurait immobile. Elle voyait Fandor remuer les lèvres et, le plus tranquillement du monde, l’entendit faire cette déclaration :
— Sont-ils assommants, tous à vouloir que j’aie la colonne vertébrale brisée. Vous me feriez joliment plaisir en donnant un peu de lâche à mes sangles. J’en ai assez de faire l’imbécile sur le dos. Parbleu, mais vous semblez stupéfaite, ma chère Hélène, vous pensiez donc que c’était vrai ? que j’étais aux trois quarts mort. Ah, je l’avais deviné à votre effroi, tout à l’heure. J’aurais bien voulu vous rassurer, mais le moyen ? Allons, que diable, riez, souriez, je vous affirme que je n’ai rien du tout. Tout cela c’est un truc. Un truc pour arriver à vous parler. Je ne suis pas du tout tombé sur les reins. J’avais parfaitement calculé mon affaire. Je suis tombé sur les pieds. Je n’ai pas une égratignure. Je me porte comme le Pont-Neuf. Allons, riez.
C’était un sanglot qui lui répondit. À bout d’énergie, brisée d’émotion, Hélène qui avait été dupe, ne résistait plus. Elle pleura longuement. Puis, souriant à travers ses larmes, elle finit par interroger le jeune homme :
— Mais c’est incroyable, mais c’est fou, et ces piqûres que vous ne sentiez pas ?
— Je les sentais parfaitement, mais je ne voulais rien laisser voir. Si vous vous imaginez, ma chère Hélène, que c’est amusant de se voir passer des aiguilles à travers le mollet, vous vous trompez joliment. Seulement, je n’ai rien dit. Si j’avais crié, on aurait éventé mon piège.
***
Dix heures du soir à l’infirmerie. Hélène ouvre la fenêtre :
— Personne dans le préau.
— Tant mieux dit Fandor.
Qu’ont décidé ces deux êtres étranges, Hélène et Fandor, qui depuis tant d’années s’adorent, en voyant sans cesse de nouveaux obstacles se dresser entre eux ? Quels formidables projets ont-ils ourdis ? De quoi sont-ils convenus ? À peine Hélène a-t-elle affirmé que les préaux sont déserts, Fandor se lève.
Tendrement, ardemment, il dépose sur le front de la jeune fille un baiser brûlant :
— Donc, c’est bien entendu ? Vous savez ce que vous aurez à faire, Hélène, et vous serez vaillante, comme d’habitude ? Maintenant, je m’en vais, je me sauve, c’est le mieux. Vous direz, si demain on vous interroge, que vous vous êtes assoupie, puis, qu’à votre réveil, je n’étais plus là. D’ailleurs, dans un quart d’heure, vous allez, en appelant à l’aide, faire constater ma disparition. Faites le plus de chahut possible. Je me moque pas mal que l’on me recherche, du moment que cela ne vous cause aucun ennui. Et maintenant, adieu.
Un nouveau baiser s’éternise, puis, délibérément, Fandor enjambe la fenêtre de l’infirmerie et, avec son incroyable souplesse, saute dans la cour.
Hélène ne s’était pas trompée, les préaux étaient déserts, Fandor les traversa rapidement, il se dirigea vers le mur d’enceinte, sur lequel le matin même il était tombé et où, sans doute, devait pendre encore la corde qui lui avait servi à sa descente.
— Parbleu, se disait Fandor, si je peux rattraper cette corde, je m’en irai avec la plus grande facilité. Mais, diable, cela va être difficile de grimper sur ce mur.
Or, au moment même où Fandor s’approchait, il s’arrêtait figé de surprise. Le long du mur d’enceinte, quelqu’un marchait avec précaution : de ses yeux perçants, Fandor vit une femme, une vieille femme. Elle portait une échelle, cette échelle, elle l’appuya contre la muraille, puis, à pas feutrés, elle s’éloigna.
— Bon Dieu de bon Dieu, se dit le jeune homme, qu’est-ce que c’est donc que cette vieille-là ? Voilà qu’elle m’apporte, sans s’en douter, l’escalier dont j’avais besoin.
10 – CHEZ LE JUGE D’INSTRUCTION
Madame Granjeard glissa un imprimé dans son corsage.
— Probable que c’est un billet doux, dit la première des deux pierreuses enfermées avec la femme d’affaire de Saint-Denis, madame va voir son amant.
— Oui, fit l’autre pierreuse, qui avait reconnu l’imprimé, c’est comme qui dirait un rendez-vous, seulement c’est avec le curieux de la Tour-Pointue, c’est moins agréable que si c’était avec un gigolo.
M me Granjeard ne répondit pas, elle continua sa toilette, cependant que les pierreuses, appréciant la qualité de sa robe, plaisantaient encore :
— Mince alors de luxe, des fringues à cent sous le mètre et en grande largeur pour le moins.
Quelques instants auparavant, une surveillante avait apporté la soupe quotidienne. Pendant ce court repas, les pierreuses s’étaient tues, puis, l’ayant achevé, elles recommencèrent à railler leur compagne. Celle-ci n’avait pas touché à la nourriture qui lui était destinée. Une des pierreuses l’interrogea :
— Tu ne renifles pas dans la bouillante ?
— Probable que ce n’est pas du jus à la hauteur, il faut du petit noir de luxe à madame, avec le bricheton de fantaisie.
Brusquement, M me Granjeard, qui ne desserrait pas les dents, bondit sur la porte de la cellule et tira furieusement la sonnette qui signifiait pour les gardiennes qu’une prisonnière désirait leur parler :
Une auxiliaire apparut :
— Qu’est-ce que vous voulez ?
— J’en ai assez, hurla M me Granjeard, je ne veux pas rester un instant de plus avec ces filles immondes ou alors, je ne sais pas ce qui arrivera, mais je ne réponds pas de moi. Qu’on me change de cellule, qu’on me fourre dans une cave, dans un grenier, ça m’est égal, mais qu’on me retire d’ici.
La physionomie de M me Granjeard était si terrible que l’auxiliaire la calma d’une promesse et courut chercher la gardienne aussitôt.
Les deux pierreuses, auxquelles cette attitude énergique et farouche imposait malgré tout, cessèrent de plaisanter leur compagne. Elles murmuraient :
— C’est qu’elle ferait comme elle l’a dit, ma chère ! elle nous sauterait à la gorge, c’est qu’il faut se méfier avec une femme pareille, paraît qu’elle a déjà zigouillé son fils.
La gardienne en chef revint et tança d’importance les deux pierreuses :
— Vous, déclara-t-elle, je vais d’abord vous’ séparer et puisque vous ne savez pas vous conduire, on va vous dresser. Quant à la femme Granjeard, qu’elle vienne avec moi.
La veuve du marchand de fer obéit, précéda la gardienne qui, quelques instants après, l’introduisait dans une autre cellule :
— Vous serez tranquille, ici, dit-elle, vous aurez pour compagne une prévenue comme vous. Elle est accusée de meurtre et de crime, mais elle se tient tranquille et puis d’ailleurs, comme elle n’est pas bien portante, on la garde toute la journée à l’infirmerie.
— Quel monde, quel milieu, soupira M me Granjeard, qui cependant poussa un soupir de satisfaction à l’idée d’être débarrassée de ses effroyables voisines. Mais cette solitude ne fut que de courte durée. Quelques instants après, la femme qui devait partager avec elle la cellule y était introduite : son séjour à l’infirmerie était terminé et, de la conversation s’achevant entre la nouvelle venue et la gardienne qui l’avait amenée, il semblait résulter que quelque chose d’extraordinaire s’était passé dans cette infirmerie d’où on la ramenait.
Les deux femmes, quelques instants, se regardèrent en silence et M me Granjeard, ne pouvait s’imaginer qu’elle avait affaire à une criminelle, tant l’apparence de la prisonnière démentait l’accusation portée contre elle. C’était une jeune fille à l’air énergique, mais honnête, doux et convenable, elle était jolie et d’une fraîcheur exquise qui faisait contraste avec la pâleur de toutes les femmes que l’on voyait aller et venir dans la prison. Cette prisonnière n’était autre qu’Hélène, que les incidents de la nuit précédente avaient fait ramener dans la cellule. La jeune fille se rendait compte que désormais elle allait être l’objet d’une surveillance renforcée. Mais elle n’en avait cure. Fandor ne lui avait-il pas donné l’espérance la plus belle qu’elle pût imaginer dans la situation où elle se trouvait : l’espérance de la liberté. Hélène avait éprouvé une certaine surprise à la vue de sa nouvelle compagne. Elle n’avait pas l’aspect, ni l’allure des habituelles clientes de Saint-Lazare. Les deux femmes, instinctivement attirées l’une vers l’autre, s’étaient mises à causer, mais, brusquement, Hélène avait eu un geste de recul, un mouvement d’horreur instinctif, lorsque M me Granjeard lui avait annoncé l’inculpation terrible qui pesait sur elle :
— Je suis innocente, avait déclaré la veuve du marchand de fer.
Mais ce récit et ce nom avaient éveillé dans l’esprit d’Hélène toute une série de souvenirs.
— Granjeard, répéta-t-elle machinalement, comme si elle pensait tout haut, Didier Granjeard. Votre fils, avait, m’avez-vous dit, une maîtresse, celle-ci ne s’appelait-elle pas Blanche Perrier ?
— Si.
Mais, à ce moment, la porte de la cellule s’ouvrit et la conversation fut interrompue. On venait prendre M me Granjeard, demandée au greffe :
— Le juge d’instruction vous demande. Vous allez vous rendre au palais. Attendez ici, la voiture vous conduira, à moins que vous ne sollicitiez l’autorisation d’être conduite, avec deux agents, dans un fiacre.
— Peu m’importe, répliqua M me Granjeard, dont le cœur battait à rompre, car désormais, elle le sentait, les minutes étaient comptées jusqu’à sa comparution devant le magistrat qui allait décider de son sort.
***
M. Mourier, juge d’instruction, venait d’achever un premier interrogatoire relatif à l’affaire mystérieuse dont le procureur général l’avait chargé.
M. Mourier était l’homme qui passait son temps à courir après les coups de théâtre et qui n’était jamais si content que lorsque de beaux aveux ou de belles accusations spontanées se produisaient dans son cabinet, au moment où l’on s’y attendait le moins.
Le magistrat, pour éviter aux prévenus la présence d’un défenseur pendant l’instruction, se gardait donc bien d’inculper d’avance les gens qu’il avait formellement l’intention d’arrêter à un moment donné. Il leur laissait croire, le plus longtemps possible, qu’il les considérait simplement comme des témoins et c’était lorsqu’il n’y avait plus moyen de faire autrement qu’il transformait son mandat de comparution en mandat d’arrêt.
M. Mourier interrogeait au hasard et à sa fantaisie les témoins ou les prévenus et c’est ainsi que la première personne qui avait été entendue par le magistrat n’était autre que Blanche Perrier, la maîtresse de l’infortuné Didier.
La malheureuse femme, depuis quarante-huit heures qu’elle avait appris la mort de son amant, avait traversé les émotions les plus diverses. Si d’obligeants voisins ne l’avaient retenue, lorsqu’elle avait reçu la fatale nouvelle, elle se serait certainement jetée par la fenêtre. Mais, empêchée de donner suite à son projet désespéré, elle s’était ressaisie. Elle avait compris qu’elle se devait à son fils, qu’il y avait son devoir de mère à remplir. Elle avait repris courage. Dès lors, Blanche Perrier était transformée et si dans son cœur elle nourrissait un extrême chagrin, elle n’en avait pas moins un but dans la vie : venger son amant et découvrir les assassins de celui-ci. Aussi, était-ce avec joie que Blanche Perrier s’était rendue à l’appel du juge d’instruction. Et, bien qu’elle ne sût rien des circonstances dans lesquelles l’infortuné Didier avait trouvé la mort, elle avait raconté au magistrat les deux années d’amour qu’elle avait vécues avec lui, les projets qu’ils avaient formés l’un et l’autre et le brusque désespoir dans lequel ils avaient été plongés lorsque le père Granjeard était mort et que, dès le lendemain, Didier avait eu à discuter de ses intérêts pécuniaires avec sa famille. Longuement, le juge l’avait fait parler, lui avait demandé de préciser, autant qu’elle le pouvait, la nature des relations qui existaient entre Didier et les autres membres de la famille. Puis, au bout d’un heure, enfin, le magistrat avait renvoyé Blanche, en lui disant de se tenir à sa disposition et de s’attendre à être un jour prochain à nouveau convoquée.
— Ah, Monsieur, s’était écriée la jeune femme, je vous en conjure, faites l’impossible pour retrouver les meurtriers de mon pauvre Didier.
Blanche descendait lentement l’escalier qui, du cabinet du juge d’instruction mène à la sortie du palais de Justice, lorsqu’un homme s’approcha d’elle et murmura :
— Blanche Perrier, vous êtes bien Madame Blanche Perrier ?
— Oui, Monsieur.
C’était un homme d’une quarantaine d’années, entièrement rasé, vêtu de noir, à chapeau mou, dont le bord assez large, dissimulait sous une ligne d’ombre, l’éclat perçant du regard.
— Je suis inspecteur de la Sûreté, Madame, dit-il, et j’ai un renseignement à vous donner. Êtes-vous au courant d’un certain testament rédigé par M. Didier Granjeard et qui vous concernait ?
— Ma foi non.
— Ce testament vous rendra riche, très riche.
— Je ne comprends pas.
— C’est pourtant clair. D’ailleurs, je vous en ai assez dit pour le moment.
L’homme disparut. Blanche essaya de le rejoindre. En vain.
Ne fallait-il pas mettre le juge au courant ?
— Non, se dit Blanche, ce n’est pas la peine d’embrouiller les choses.
Puis, elle poussa un soupir en se disant :
— D’ailleurs, tous ces gens-là me font peur.
Pendant ce temps-là, une scène dramatique se déroulait dans le cabinet de M. Mourier. Le magistrat avait reçu en même temps les deux fils Granjeard et leur mère. Tout de suite, il était entré dans le vif du sujet, en disant aux prévenus :