Les Trente-Neuf Marches - Buchan John 16 стр.


Mais soudain les hommes se détournèrent de nous et se penchèrent sur leur besogne: un officier s'approchait sur le pont. C'était un jeune homme avenant et de bonne mine, qui nous posa quelques questions concernant notre pêche dans le meilleur anglais. Mais il ne pouvait y avoir de doute à son égard. Sa chevelure frisottée, non plus que la coupe de son col et de sa cravate, ne provenaient sûrement pas d'Angleterre.

Cela contribuait un peu à me rassurer; mais en regagnant Bradgate à l'aviron, mes doutes revinrent avec obstination. Mon principal souci était de me dire que mes ennemis savaient que je tenais mes informations de Scudder, et que c'était Scudder qui m'avait mis sur la piste pour trouver cet endroit. S'ils savaient que Scudder possédait cet indice, ne modifieraient-ils pas inévitablement leurs dispositions? Ils attachaient trop d'importance à leur réussite pour rien laisser au hasard. Restait donc à savoir jusqu'à quel point ils se trouvaient informés de ce que savait Scudder. La veille au soir, je déclarais avec assurance que les Allemands ne dévient jamais de la ligne tracée; mais s'ils soupçonnaient le moins du monde que je tenais leur piste, ils ne commettraient pas la sottise de ne pas la brouiller. Je me demandai si l'homme d'hier soir s'était aperçu que je le reconnaissais. Je ne le croyais pas, et je m'attachai à cette persuasion. Mais toute l'affaire ne m'avait jamais paru aussi difficile que cet après-midi-là, alors que, tout compte fait, j'aurais dû me réjouir d'un succès assuré.

À l'hôtel, je rencontrai le commandant du torpilleur, auquel Scaife me présenta, et avec qui j'échangeai quelques mots. Après quoi je crus bon de consacrer une heure ou deux à surveiller Trafalgar Lodge.

Je trouvai plus loin sur la hauteur un endroit propice dans le jardin d'une maison inoccupée. De là, j'apercevais en plein la pelouse, où deux personnages jouaient au tennis. L'un était le vieillard déjà vu, l'autre était plus jeune, et portait à la taille une écharpe aux couleurs d'une société. Ils jouaient avec une activité frénétique, tels des gens de la ville qui recherchent l'exercice violent pour s'assouplir les membres. On ne peut imaginer plus innocent spectacle. Ils poussaient des appels et des rires, et ils s'arrêtèrent pour boire, lorsqu'une servante leur apporta deux gobelets sur un plateau. Je n'en croyais pas mes yeux, me demandant si je ne faisais pas le plus magnifique imbécile du globe. Un mystère profond enveloppait les hommes qui m'avaient pourchassé sur la lande d'Écosse en avion et en auto, et quelque peu aussi le diabolique antiquaire. Il était tout simple d'attribuer à ces gens-là le coup de couteau qui cloua Scudder au parquet, aussi bien que des projets fatals à la paix du monde. Mais ces deux impeccables citoyens qui prenaient leur inoffensif divertissement, et s'apprêtaient à se mettre à table pour dîner en causant platement Bourse, cricket et ragots de leur Surbiton natal! J'avais tissé un filet pour prendre des vautours et des faucons, et patatras! voilà que deux grosses perdrix venaient se jeter dedans!

Survint ensuite un troisième personnage, un jeune homme à bicyclette, portant sur le dos un étui à crosses de golf. Il s'en alla vers la pelouse de tennis, où les joueurs l'accueillirent tumultueusement. De toute évidence ces derniers le blaguaient, et leur blague sonnait terriblement anglaise. Puis le gros homme, s'épongeant le front à l'aide d'un foulard de soie, déclara qu'il allait prendre un tub. Je l'entendis prononcer mot pour mot: «Je suis absolument en nage, Bob. Ça va diminuer mon poids et mon handicap. Vous verrez demain si je ne vous bats pas; je vous rends même un coup d'avance.» On trouverait difficilement expressions beaucoup plus anglaises.

Ils rentrèrent tous trois dans la maison, et je me sentais le dernier des idiots. Pour cette fois, j'avais «écorcé l'arbre qu'il ne fallait pas». Ces hommes jouaient peut-être la comédie; mais pour quel public? Ils ne savaient pas que j'étais à trente mètres d'eux, caché derrière un rhododendron. Il était réellement impossible de croire que ces trois joyeux compagnons fussent autre chose que ce qu'ils paraissaient être: c'est-à-dire trois banals Anglais, banlieusards, sportifs, ennuyeux, si l'on veut, mais abjectement innocents.

Et pourtant ils étaient trois; et l'un était vieux, l'autre gros, le troisième brun et maigre; et leur maison concordait avec les notes de Scudder; et à un demi-mille au large se balançait un yacht à vapeur avec à bord au moins un officier allemand. Je songeai à Karolidès assassiné, à l'Europe menacée du cataclysme, et à ceux que j'avais laissés dans Londres et qui attendaient anxieusement ce qui allait se passer d'ici quelques heures. On ne pouvait douter que l'enfer fût déchaîné quelque part. La Pierre-Noire avait gagné la partie, et si elle survivait à cette nuit de juin, elle placerait son gain en banque.

Il ne me restait plus qu'une chose à faire: marcher de l'avant, et à fond, comme si je ne doutais de rien, et au risque de me rendre ridicule. De ma vie, je n'ai entrepris une tâche avec plus de répugnance. J'aurais préféré, dans la disposition d'esprit où j'étais alors, entrer dans un repaire d'anarchistes tous browning au poing, ou combattre un lion furieux avec un pistolet à bouchon, plutôt que de pénétrer dans l'heureuse demeure de ces trois joyeux Anglais pour leur dire que rien n'allait plus. Quelles gorges chaudes on ferait de moi!

Mais soudain je me rappelai une chose que m'avait dite autrefois en Rhodésie le vieux Peter Pienaar. J'ai déjà cité Peter dans ce récit. C'était le meilleur éclaireur que j'aie jamais connu, et avant de se convertir à la respectabilité, il piétina bien souvent les plates-bandes de la loi, ce qui lui valut d'être recherché activement par les autorités. Examinant un jour avec moi le chapitre des déguisements, Peter me sortit une théorie qui me frappa. D'après lui, en dehors des certitudes absolues telles que les empreintes digitales, la simple apparence physique avait bien peu d'utilité pour l'identification dès que le fugitif savait réellement son affaire. Les cheveux teints et les fausses barbes le faisaient rire, ainsi que les autres puérilités du même genre. Une seule chose importait: l'»atmosphère», comme prononçait Peter.

Celui qui arrive à se situer dans un milieu absolument différent de celui qui l'entourait lorsqu'on le vit d'abord, et qui en outre – c'est le plus important – se met au diapason de ce milieu et se conduit comme s'il n'en était jamais sorti, celui-là est capable de dérouter les plus fins détectives. Et il vous racontait cette anecdote à l'appui: ayant un jour emprunté un habit noir, il alla à l'église et assista à l'office côte à côte avec l'homme qui le recherchait. Si ce dernier l'eût vu en honnête compagnie avant ce jour-là, il l'eût reconnu; mais il ne l'avait jamais vu que dans une taverne, occupé à moucher les lampes à coups de revolver.

Le souvenir des propos de Peter me donna le premier réconfort réel que j'eusse éprouvé de la journée. J'avais connu en Peter un vieil oiseau fort avisé, et par ailleurs les gars que je poursuivais étaient l'élite de la volière. Pourquoi ne joueraient-ils pas le jeu de Peter? Un sot s'efforce de paraître différent; un homme habile paraît lui-même tout en étant différent.

Peter avait encore une autre maxime, que j'utilisai dans mon rôle de cantonnier. «Si vous faites un personnage, vous ne serez jamais à sa hauteur tant que vous ne vous persuaderez pas que vous êtes ce personnage.» Le jeu de tennis s'expliquait peut-être ainsi. Ces gens n'avaient pas besoin de jouer la comédie: il leur suffisait de tourner la manette pour passer dans une autre vie, où ils évoluaient avec le même naturel que dans la première. Et Peter ne se lassait pas de répéter que c'était là le grand secret de tous les criminels fameux.

Comme 8 heures approchaient, j'allai retrouver Scaife pour lui donner ses instructions. Je convins avec lui de la façon de disposer ses hommes, et sortis ensuite faire un tour, car je ne me sentais aucun appétit. Je longeai le terrain de golf désert, puis gagnai un point de la falaise situé plus au nord derrière la rangée de villas. Sur les jolis petits chemins tout neufs je croisai des gens en villégiature qui revenaient du tennis ou de la plage, et un garde-côtes du poste de T. S. F., plus des baudets et leurs conducteurs qui rentraient chez eux. Au large, dans le crépuscule bleu, je vis des feux s'allumer sur l'Ariadne, et plus au sud sur le torpilleur; et au-delà du banc de Cock, les feux plus puissants des vapeurs qui se dirigeaient vers la Tamise. Tout ce spectacle était si paisible et si normal que ma confiance décroissait à chaque minute. Vers 9 heures et demie, je dus prendre mon courage à deux mains pour m'en aller vers Trafalgar Lodge.

Chemin faisant je repris confiance à la vue d'un lévrier qui marchait d'un pas élastique derrière une bonne d'enfant. Il me rappela un chien que je possédais en Rhodésie, et l'époque où je l'emmenais sur les monts Pali chasser le bouquetin de la variété grise. Or, un jour que nous en poursuivions un, nous le perdîmes subitement tous les deux. Un lévrier se fit à sa vue, et j'ai moi-même de bons yeux; mais ce bouquetin s'évanouit purement et simplement du paysage. Par la suite je me rendis compte de sa manœuvre. Sur la roche grise des kopjes il ne se détachait pas plus qu'un corbeau sur une nuée d'orage. Il n'eut pas besoin de courir: il lui suffit de rester immobile pour se confondre avec le terrain.

À peine ce souvenir m'eut-il traversé l'esprit que je l'appliquai au cas présent et tirai la conclusion. Les gens de la Pierre-Noire n'avaient pas besoin de fuir. Ils se résorbaient tranquillement dans le paysage. J'étais sur la bonne piste; et m'enfonçant cette vérité dans la tête, je me jurai de ne plus l'oublier. Le dernier mot restait à Peter Pienaar.

Les hommes de Scaife devaient être maintenant à leurs postes; mais on ne voyait âme qui vive. La maison se livrait comme une place publique aux regards des passants. Une barrière de trois pieds de haut la séparait du chemin de la falaise; toutes les fenêtres du rez-de-chaussée étaient ouvertes, et des lumières voilées, avec un murmure de voix, indiquaient où ses habitants achevaient de dîner. C'était réellement la maison de verre. Avec l'impression d'être le plus grand sot de la terre, j'ouvris le portail et sonnai.

Un homme dans mon genre, qui a parcouru le monde à la dure, s'entend très bien avec deux catégories de gens, que l'on peut nommer la supérieure et l'inférieure. Il les comprend, et eux le comprennent. Je me trouvais en pays de connaissance avec des paysans, des chemineaux et des cantonniers; j'étais également assez à l'aise avec des hommes comme sir Walter et ceux que j'avais rencontrés le soir précédent. J'en ignore la cause, mais c'est là un fait. Mais ce qu'un type de ma sorte ne comprend pas, c'est le monde béat et satisfait de la haute bourgeoisie, les gens qui habitent dans les villas et dans la banlieue. Il ignore leur façon de voir, il ne partage pas leurs préjugés, et il est aussi intimidé par eux que par un ours brun. Quand une pimpante soubrette vint m'ouvrir la porte, j'eus peine à recouvrer la parole.

Je demandai Mr Appleton, et fus introduit. Mon plan était de marcher droit à la salle à manger, et par ma brusque apparition de provoquer chez ces hommes, qui devaient me connaître, le sursaut révélateur qui eût confirmé mon hypothèse. Mais lorsque je me trouvai dans cet élégant vestibule, son aspect me dompta. Il y avait là ces crosses de golf et ces raquettes de tennis, ces chapeaux de paille et ces casquettes, cet assortiment de gants, ce porte-cannes garni, que l'on rencontre dans dix mille demeures d'Angleterre. Un tas de pardessus et d'imperméables correctement plies garnissait le couvercle d'un coffre de chêne ancien; une horloge de nos aïeux tiquetaquait; des bassinoires de cuivre fourbi ornaient les murs, avec un baromètre et une lithographie représentant Chiltern gagnant le Saint-Léger. Cet intérieur était aussi orthodoxe qu'une église anglicane. Lorsque la fille me demanda mon nom, je le lui donnai machinalement, et elle me fit entrer dans le fumoir, sur la droite du vestibule.

Le fumoir était pire encore. Je n'eus pas le temps de l'examiner en détail, mais je pus voir au-dessus de la cheminée plusieurs photographies encadrées, et j'aurais juré que ces groupes représentaient des collèges ou des universités anglaises. Je n'y jetai qu'un regard, et parvenant à me ressaisir, je suivis la fille. Mais j'arrivai trop tard. Elle avait déjà pénétré dans la salle à manger et dit mon nom à son maître: je manquai ainsi l'occasion de voir l'effet qu'il produisit sur les trois hommes.

À mon entrée, le vieillard, placé à l'autre bout de la table, se leva pour venir au-devant de moi. Il était en habit de soirée – smoking et cravate noire – comme l'autre, que j'appelais en moi-même le gros. Quant au troisième, l'individu brun, il portait un complet de serge bleu, un col blanc souple, et les couleurs d'un club ou d'un collège.

L'accueil du vieillard fut parfait.

– Mr Hannay? dit-il, avec hésitation. Vous désirez me causer? Un instant, mes amis, et je reviens. Voulez-vous passer dans le fumoir?

Bien que je n'eusse pas pour un liard d'assurance, je m'efforçai de jouer la partie. Sans obéir à son invitation, je pris une chaise et m'y installai.

– Je pense que nous nous sommes déjà rencontrés, dis-je, et vous devez connaître l'affaire qui m'amène.

La pièce était peu éclairée, mais je pus néanmoins voir, à la physionomie des trois hommes, qu'ils jouaient à merveille l'incompréhension.

– Possible, possible, répartit le vieillard. Je n'ai pas très bonne mémoire, mais je vous prierais néanmoins, monsieur, d'exposer le but de votre mission, car en vérité je l'ignore.

– Eh bien! voilà, repris-je (cependant que je me faisais tout l'effet de raconter de pures inepties), je suis venu vous dire que rien ne va plus. J'ai en poche un mandat d'arrêt contre vous trois, messieurs.

– Un mandat d'arrêt! fit le vieillard, d'un air authentiquement scandalisé. Un mandat d'arrêt! Juste ciel, et pour quel crime?

– Pour l'assassinat de Franklin Scudder, à Londres, le 23 du mois dernier.

– C'est la première fois que j'entends ce nom, répliqua le vieillard, d'un air abasourdi.

L'un de ses compagnons prit la parole:

– C'est l'homme assassiné à Portland Place. Je me rappelle l'avoir lu. Mais bon Dieu! monsieur, c'est de la démence! D'où sortez-vous donc?

– De Scotland Yard, répondis-je.

Il y eut alors une minute de parfait silence. Le vieillard, les yeux baissés sur son assiette, tripotait une noix. Il incarnait la stupeur de l'innocence.

Puis le gros parla. Il hésitait un peu, comme s'il cherchait ses mots.

– Ne vous tourmentez pas, mon oncle, fit-il. Ce n'est rien qu'une absurde méprise, comme il en arrive parfois; mais nous n'aurons pas de peine à rétablir les faits et à démontrer notre innocence. Je puis prouver que, le 23 mai, je n'étais pas en Angleterre, et que Bob était dans un sanatorium. Vous étiez à Londres, il est vrai, mais vous pouvez dire ce que vous faisiez ce jour-là.

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