Les Trente-Neuf Marches - Buchan John 7 стр.


Quand vint mon tour, je ne m'en tirai pas si mal. Je racontai simplement tout ce que je pus me rappeler sur l'Australie – concernant son parti socialiste et ses services d'émigration et autres. Je ne crois pas m'être avisé de faire mention du libre-échange, mais j'affirmai qu'en Australie nous n'avions pas de tories, et rien que les partis travailliste et libéral. Cela souleva une acclamation, qui devint de l'enthousiasme quand je leur exposai l'avenir merveilleux qui selon moi était réservé à l'Empire si nous nous décidions enfin à en mettre un bon coup.

Bref, j'imagine que ce fut plutôt un succès. Toutefois le pasteur ne m'apprécia pas, et en proposant un vote de félicitations, il déclara «digne d'un homme d'État» le discours de sir Harry, et le mien «éloquent à la manière d'un prospectus d'émigration».

Lorsque nous reprîmes place dans la voiture, mon hôte ne se tenait plus de joie d'en avoir fini avec la corvée.

– Rudement à la hauteur, votre discours, Twisdon, dit-il. Et maintenant vous allez revenir à la maison avec moi. Je suis tout seul, et si vous consentez à rester un jour ou deux, je vous montrerai à pêcher convenablement.

On nous servit un souper chaud – dont j'avais le plus grand besoin -, après quoi nous bûmes des grogs dans un vaste et gai fumoir, devant un feu de bois crépitant. Je jugeai l'heure venue de mettre cartes sur table. Les yeux de cet homme me disaient que je pouvais me fier à lui.

– Écoutez-moi, sir Harry, commençai-je. J'ai quelque chose de très important à vous dire. Vous êtes un charmant garçon, et je serai franc avec vous. Où diantre avez-vous pris le fétide galimatias que vous venez de débiter ce soir?

Ses traits se décomposèrent.

– Était-ce donc si mauvais que ça? demanda-t-il, navré. Cela ne me paraissait qu'un peu faible. J'en ai tiré le plus gros du Progressive Magazine et de brochures que mon agent électoral ne cesse de m'envoyer. Mais vous ne croyez réellement pas que l'Allemagne irait jamais nous faire la guerre?

– Posez la même question dans six semaines et vous n'aurez pas besoin de réponse, fis-je. Si vous voulez bien me prêter votre attention une demi-heure, je vais vous raconter une histoire.

Je crois voir encore cette pièce claire avec ses murs garnis de trophées de chasse et de vieilles estampes, sir Harry debout et trépidant sur le devant de cheminée, et moi-même allongé dans un fauteuil, en train de parler. Je me figurais être dédoublé, debout à côté de moi-même, écoutant ma propre voix comme celle d'un étranger, et me demandant avec impartialité quel degré de croyance méritait mon récit. C'était la première fois que je disais à quelqu'un l'exacte vérité, ainsi qu'elle m'apparaissait, et cela me fit un bien énorme en donnant à mes yeux plus de consistance à la chose. Je n'omis aucun détail. Il sut tout concernant Scudder, et le laitier, et le calepin, et mes faits et gestes dans le Galloway. Mon récit l'empoignait de plus en plus, et il arpentait sans arrêt le devant de cheminée.

– Comme vous le voyez, terminai-je, vous avez reçu chez vous l'homme que l'on recherche pour l'assassinat de Portland Place. Votre devoir est d'envoyer votre auto chercher la police et de me livrer. Je ne pense pas en avoir pour fort longtemps en prison. Comme par hasard, j'attraperai bien un coup de couteau entre les côtes une heure ou deux après mon arrestation. Néanmoins c'est là votre devoir, en tant que citoyen respectueux de la loi. Peut-être d'ici un mois le regretterez-vous, mais vous n'avez aucune raison de prévoir le cas.

Il me considérait de son regard brillant et assuré.

– Quel était votre emploi en Rhodésie, Hannay? demanda-t-il.

– Ingénieur des mines, répondis-je. J'ai réalisé là-bas une jolie fortune, et cette occupation m'a valu de bonnes heures.

– Une profession qui n'amollit pas trop les nerfs, n'est-ce pas?

Je me mis à rire.

– Oh! quant à ça, mes nerfs sont assez solides.

Je pris un couteau de chasse sur une étagère du mur, et exécutai le tour bien connu des Mashuanas, qui consiste à le jeter en l'air et à le rattraper entre les dents. Ce qui exige un cœur rudement chevillé.

Il me regarda en souriant.

– Je n'ai pas besoin de preuves. Je puis n'être qu'une bourrique à la tribune, mais je sais apprécier un homme. Vous n'êtes pas plus un assassin qu'un idiot, et je crois que vous m'avez dit la vérité. Je veux vous seconder. Voyons, que puis-je faire pour vous?

– Primo, je désire que vous écriviez une lettre à votre oncle. Il faut que je me mette en rapport avec le personnel du gouvernement à une date antérieure au 15 juin.

Il se tortilla la moustache.

– Ça ne vous servira guère. Cette affaire regarde le Foreign Office, et mon oncle refusera de s'en occuper. D'ailleurs, vous ne le persuaderiez jamais. Non, je ferai mieux que cela. Je vais écrire au secrétaire permanent du Foreign Office. C'est mon parrain, et le meilleur qui soit. Que faut-il lui dire?

Il se mit à une table et écrivit sous ma dictée. Je disais en substance que si un homme du nom de Twisdon (autant garder le pseudonyme) se présentait chez lui avant le 15 juin, il eût à lui faire bon accueil. Ledit Twisdon prouverait son identité en donnant le mot de passe «Pierre-Noire» et en sifflant l'air d'«Annie Laurie».

– Bon, dit sir Harry. C'est là le style qui convient. Entre parenthèses mon parrain – il s'appelle sir Walter Bullivant – passera les fêtes de la Pentecôte à sa maison de campagne. Elle est voisine d'Artinswell-sur-Kennet… Voilà qui est fait. Et ensuite?

– Vous êtes à peu près de ma taille. Prêtez-moi le plus vieux costume de cheviotte que vous ayez. N'importe quoi, pourvu que la teinte soit complètement différente de celle des vêtements que j'ai abîmés tantôt. Puis montrez-moi une carte de la région et expliquez-moi la configuration du pays. Enfin, si la police vient me chercher ici, vous n'avez qu'à montrer la voiture au fond du ravin. Si ce sont les autres, racontez-leur que j'ai pris l'express du sud après vous avoir vu.

Il fit, ou promit de faire, tout cela. Je rasai ce qui me restait de moustache, et m'introduisis dans un vieux complet de la teinte qu'on nomme, je crois, «mélange bruyère». La carte me donna une idée de ma situation géographique, et m'instruisit de deux choses que je voulais connaître: où l'on pouvait rejoindre la grande voie ferrée du sud, et quelles étaient à proximité les régions les plus sauvages.

À 2 heures, mon hôte me tira du somme que je faisais dans le fauteuil du fumoir, et me conduisit, encore mal éveillé, sous la sombre nuit d'étoiles. Ayant déniché dans un hangar à outils une vieille bicyclette, il me la mit en mains.

– Première route à droite tout au bout de la sapinière, me recommanda-t-il. Au lever du jour, vous vous trouverez en pleine montagne. Là, je vous conseille de flanquer la bécane dans un fossé et de gagner la bruyère à pied. Vous pouvez passer huit jours au milieu des bergers, aussi en sûreté qu'au fin fond de la Papouasie.

Je pédalai activement sur les affreuses routes en gravier de la montagne, jusqu'à l'heure où l'aube fit pâlir le ciel. Quand le soleil se dégagea des brumes, je me trouvai dans un vaste monde de verdure, où des torrents dégringolaient de toutes parts, et que fermait un lointain horizon bleu. Là, du moins, je serais vite averti de l'approche de mes ennemis.

5 L'aventure du cantonnier à bésicles

Je m'assis sur le faîte même du partage des eaux, afin de me rendre compte de ma position.

Derrière moi la route s'élevait dans une longue crevasse de la montagne, qui formait la vallée supérieure de quelque cours d'eau considérable. Devant, c'était une étendue plate de peut-être un mille, toute piquetée de trous marécageux et hérissée de touffes d'herbe, au delà de laquelle la route dévalait abruptement par un autre ravin jusque dans une plaine dont les lointains s'estompaient dans un vague bleuté. À gauche et à droite, j'avais de verts sommets aux contours arrondis et aussi lisses qu'un crâne chauve, mais au sud – c'est-à-dire à main gauche – s'entrevoyaient au delà de hautes cimes couvertes de bruyère, où je reconnus le massif de montagnes que, d'après la carte, j'avais choisi comme retraite. J'étais sur le mamelon central d'un vaste pays surélevé, et je pouvais voir à plusieurs milles le moindre objet mouvant. Dans les prairies, à un demi-mille au-dessous de la route, derrière moi, fumait la cheminée d'une cabane, mais c'était là l'unique signe de vie humaine. Par ailleurs, rien que les appels des pluviers et le murmure de petits torrents.

Il était alors près de 7 heures, et comme je restais là immobile, je perçus une fois de plus le vrombissement aérien de mauvais augure. Je compris alors que mon poste d'observation pouvait tout aussi bien devenir une chausse-trape. Il n'y avait pas de quoi cacher une mésange, parmi ces vertes solitudes.

Immobile et résigné, j'entendis le ronflement se rapprocher. À la fin, je vis un aéroplane surgir de l'horizon sud. Il volait haut, mais sous mes yeux il s'abaissa de quelques cents pieds et se mit à décrire des orbes toujours plus étroits alentour du massif montagneux, exactement comme un faucon tourne avant de s'abattre. Son altitude décroissait toujours, et bientôt l'observateur du bord m'aperçut. Je vis l'un des deux occupants braquer sur moi ses jumelles.

Tout à coup il se mit à monter rapidement en spirale, et je ne tardai pas à le voir s'enfoncer de nouveau dans l'est et se réduire à un point dans l'azur du matin.

Cela m'inspira des réflexions cruelles. Mes ennemis m'avaient repéré, et ils ne tarderaient pas à me cerner. J'ignorais de quelles forces ils disposaient, mais ces forces ne pouvaient manquer d'être suffisantes. L'aviateur avait vu ma bicyclette, et il devait en conclure que je tenterais de fuir par la route. En ce cas, il me restait un espoir dans la bruyère, à droite ou à gauche. Je roulai la bécane à quelques cents mètres de la route, et la projetai dans une mare où elle s'enfonça parmi les roseaux et les renoncules aquatiques. Puis je grimpai sur un tertre d'où l'on découvrait les deux vallées. Rien ne bougeait sur le long ruban blanc qui y sinuait.

J'ai dit qu'il n'y avait pas de quoi cacher une souris dans tout le pays. À mesure que le jour s'avançait, la jeune lumière le baignait d'un éclat plus chaud, au point de me rappeler le veld sud-africain et sa touffeur embaumée. En autre temps, ce pays m'aurait plu, mais pour l'heure j'y étouffais. La libre bruyère n'était que les murs d'une prison, et l'air vif des montagnes, l'haleine d'un cachot.

Je jetai en l'air une pièce de monnaie: face, à droite; pile, à gauche; elle tomba face, et je me dirigeai vers le nord. En peu de temps j'arrivai sur le bord d'une arête qui formait la muraille terminale du plateau. Je découvrais la grand-route sur un espace de dix milles peut-être, et tout là-bas je crus voir un objet mouvant, que je pris pour une auto. Par-delà l'arête s'étalait, onduleuse, la verte bruyère, qui se perdait dans des vallons boisés. Or, l'existence du veld m'a donné des yeux de lynx, et je vois des choses que la plupart des gens ne voient qu'à la lunette… Tout au bas de la pente, à une couple de milles, plusieurs hommes s'avançaient, en ligne comme des rabatteurs à la chasse. Je me renfonçai hors de vue derrière la ligne d'horizon. Cette direction m'étant interdite, il me fallait essayer des vraies montagnes du sud, par-delà la grand-route. L'auto que j'avais remarquée se rapprochait, mais il lui restait encore à franchir une bonne distance, aggravée de plusieurs côtes très fortes. Je pris ma course à toute vitesse, ne me redressant que dans les creux, et tout courant je ne cessais de surveiller la pente de la montagne devant moi. Illusion ou réalité, je croyais voir des personnages – un, deux, plus peut-être – se mouvoir dans un ravin de l'autre côté du torrent…

Quand on est bloqué de toutes parts dans une pièce de terrain, il n'y a plus qu'une chance d'échapper. On doit rester sur place, et laisser les ennemis chercher en vain. Voilà ce que me disait le bon sens; mais comment diable échapper aux recherches sur cette espèce de table rase? Je n'aurais pas hésité à m'enterrer jusqu'au cou dans la vase, ou à rester sous l'eau, ou à grimper sur la plus haute branche. Mais il n'y avait pas la moindre brindille de bois; les trous marécageux n'étaient que des mares minuscules, le torrent, un simple filet d'eau. Il n'y avait rien que la courte bruyère, et le flanc pelé de la montagne, et la grand-route blanche.

Ce fut alors que dans un repli caché de la route, devant un tas de cailloux, je rencontrai le cantonnier.

Il venait tout juste d'arriver, et battait mollement du marteau. Il me regarda d'un œil vitreux, et bâilla.

– Maudit soit le jour où j'ai abandonné la culture! lança-t-il, comme parlant à l'univers. Au moins je ne dépendais de personne, alors. À présent, me voilà l'esclave du gouvernement, enchaîné à la route, avec des yeux malades et des reins en compote.

Il souleva son marteau, cassa un caillou, rejeta l'outil en jurant, et se mit les deux mains sur les oreilles.

– Miséricorde! ma tête éclate! s'écria-t-il.

C'était un hirsute personnage, à peu près de ma taille, mais fort voûté, avec une barbe de huit jours au menton, et le nez chaussé de grosses bésicles de corne.

– Je n'en peux plus! s'écria-t-il de nouveau. Que l'inspecteur me signale, tant pis! je retourne à mon lit.

Je l'interrogeai sur la nature de son mal, bien que la cause en fût assez claire.

– Mon mal, c'est que j'ai bu. Ma fille Mary s'est mariée hier, et on a dansé jusqu'à 4 heures du matin sur l'aire. Moi, je suis resté à boire avec d'autres, et voilà. Je voudrais n'avoir jamais vu la couleur du vin.

Je lui concédai qu'il ferait mieux d'aller se remettre au lit.

– C'est facile à dire, geignit-il. Mais j'ai reçu hier soir une carte postale m'annonçant que le nouvel inspecteur des ponts et chaussées ferait sa tournée aujourd'hui. Il va venir et ne me trouvera pas, ou bien il me trouvera soûl, et de toute façon je suis fichu. Je vais retourner me coucher et je dirai que je suis malade, mais je crains que ça ne prenne pas, car on connaît mon genre de maladie.

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