– Mon amie, si je vous le jure, promettez-moi de m’accorder, avant mon serment, l’unique chose que je vous aie demandée, que je vous demanderai jamais! Je vous implore, Mary…
– Que voulez-vous de moi, mon pauvre Charley?
– Un baiser…
Mary tendit son front.
– Non, pas ainsi, un baiser d’amour… murmura Charley.
Ils étaient en proie tous deux à une émotion indicible, et leurs mains s’étreignaient. Une fièvre montait en eux. Une ardeur inconnue les brûlait.
– Un baiser d’amour? dirent les lèvres de Mary, proches déjà de celles de son ami.
– Songez aussi que ce sera le baiser d’adieu…
Leurs lèvres se joignirent, et ils se donnèrent ce double baiser-là.
Le train approchait de Julesbourg, dans un tapage d’enfer. Il traversait alors le pont, long de plus d’un kilomètre, jeté sur la rivière Platte.
Ni Charley ni Mary n’entendirent, derrière eux, la portière de la terrasse qui s’ouvrait. Jonathan apparut sur le seuil et vit les deux amants, aux lueurs dernières du crépuscule. Le roi de l’huile chancela. Dans ses mains, la lame d’un couteau brilla. Il ouvrit la lame de ce couteau, la prit entre ses dents et, les poings tendus, s’avança.
Enivrés de leur premier baiser d’amour, les jeunes gens semblaient ne jamais devoir désunir leurs lèvres, et Mary, éperdue, n’avait plus la force de repousser son ami. Elle se renversait, pâmée, entre les bras de l’amant quand elle vit soudain au-dessus d’elle, au-dessus de Charley, une ombre formidable. Elle poussa un cri déchirant. Charley se retourna, mais déjà les poings de Jonathan l’étreignaient à la gorge. Le jeune homme laissa échapper une plainte sourde. Il voulut se débattre. Ses membres vainement s’agitèrent. Jonathan le jeta par terre, lui mit un genou sur la poitrine, et l’une de ses mains lâcha la gorge pour aller chercher le couteau.
Mary, qu’une épouvante sans nom affolait, continuait de jeter dans la nuit un hurlement de bête blessée; mais nul ne l’entendait dans cette tempête de bruits et de cahots déchaînée par le passage du railway sur le pont de Julesbourg.
Quand elle vit Jonathan brandir son couteau, elle retrouva une énergie soudaine pour se jeter vers lui et le supplier de ne point frapper.
– Tuez-moi! mais ne l’assassinez point!
Jonathan la repoussa, et la lame s’abattit sur Charley. Mais un coup de feu déchira l’ombre, une détonation retentit. Jonathan poussa un cri et lâcha le couteau, qui n’avait pas eu le temps de frapper.
Charley, d’un bond, était debout, délivré. Mary avait à la main un revolver qui fumait. Sans un mot, le regard fou, la face crispée d’horreur, elle fixait Jonathan, qui se mourait, appuyé à la barre de la terrasse. Le roi de l’huile eut un hoquet terrible, et ses yeux, qui ne quittaient point les yeux de Mary, toute proche, avaient une expression de douleur surhumaine.
Il poussa un rauque soupir, le dernier. Son grand corps se courba sur le garde-fou, et la tête pendait au dehors. Alors, d’un coup d’épaule, Charley, avec un «han!» d’angoisse et d’effort suprême, jeta l’homme par-dessus bord. Charley et Mary virent l’ombre de ce corps rebondir sur le garde-fou du pont et disparaître dans le gouffre de la rivière Platte.
Il s’était passé, depuis l’arrivée de Jonathan sur la terrasse, une minute à peine.
Les jeunes gens se regardèrent avec des figures d’outre-tombe.
Des bruits de pas se firent entendre derrière eux. Une foule envahit la terrasse d’arrière.
Quelqu’un demanda:
– Qui a tiré? Nous avons pensé à une alerte… Charley répondit, d’une voix blanche:
– C’est moi. J’avais cru distinguer dans le soir le galop des Indiens.
– Il n’y aurait rien d’étonnant à cela, fit-on remarquer. Ils sont gens à se risquer sur le pont et à profiter du ralentissement du train pour attaquer.
– Le pont est loin maintenant. Nous ne courons plus aucun danger.
– Disons-leur adieu.
Et cinquante coups de revolver strièrent les ténèbres.
Le commerçant de la rue du Sentier arriva aux nouvelles:
– Que veut dire ce feu d’artifice?
– Ce n’était pas un feu d’artifice, répliqua le Yankee. Nous repoussions l’attaque des Indiens. Yes.
– Alors j’ai perdu mon pari?
– No. J’ai parié attaque dans le Nebraska: nous venons d’entrer dans le Colorado.
– Alors j’ai gagné?
– No. Nous allons quitter le Colorado et rentrer dans le Nebraska.
– Quels farceurs! conclut le Français. Nebraska ou Colorado, il n’y a pas plus de sauvages que dans ma boutique!
Le train venait d’entrer dans Julesbourg.
PREMIÈRE PARTIE L’AUBERGE ROUGE
I LE PRINCE AGRA
Une vingtaine d’années ont passé sur les événements qui précèdent.
Nous sommes à Paris. Le soir où nous reprenons notre récit, il y avait fête de nuit au théâtre des Variétés-Parisiennes. Voitures de maîtres et fiacres s’arrêtaient à chaque instant, débarquant des personnages de carnaval.
Généralement, les costumes étaient riches et les déguisements de bon goût, même lorsqu’ils avaient donné lieu à la plus extravagante fantaisie.
Les Variétés-Parisiennes avaient donné rendez-vous à toute une sélection du monde littéraire, artistique, politique, diplomatique, et à toute une sélection du demi-monde.
La scène, aussi vaste que la salle, était couverte de petites tables. Les groupes se choisirent, se sélectionnèrent, s’assirent, et l’on mangea.
C’était exquis, et l’on s’amusait beaucoup.
Au fond de la scène, à l’une des tables où la gaieté prenait des proportions inconnues encore, Diane, en travesti Louis XV qui allait merveilleusement à sa beauté mièvre, à son profil d’adolescent, Diane, célèbre par la splendeur de ses aventures, la bêtise de ses gestes et la niaiserie de sa diction quand elle eut l’orgueil de s’exhiber sur les planches d’un music-hall, Diane, bien connue pour sa «rosserie» à l’égard des amants, illustre par six mois de pudeur, désespoir d’un fils de famille à la «galette» prestigieuse, qui ne vit jamais que le pied nu de sa maîtresse, ce qui, disait-il, ne lui suffisait point, Diane disait:
– Écoutez, messeigneurs, ce que je vais vous lire. Ce billet m’est venu d’un inconnu et me fut remis comme je m’ennuyais, tantôt, en l’allée des Acacias. Remis n’est point le terme propre: c’est jeté, ai-je voulu dire.
Elle écarta les dentelles de son jabot et y chercha un papier, qu’elle déplia. Elle lut:
«Diane, vous ne me connaissez pas. Je ne vous connais pas davantage. Mais on dit que vous êtes belle. Réservez-moi, je vous prie, une place auprès de vous, ce soir, au souper des Variétés. Signé: prince Agra.»
À une table voisine, Blanche de Ligné, une jolie brune, se leva et dit à Diane en zézayant:
– Alors, c’est pour ce mystérieux inconnu que tu gardes si férocement cette chaise à côté de toi et que tu ne voulus point de moi à ta table?
– C’est pour lui, mademoiselle.
– Ze croyais que tu prenais d’ordinaire plus de renseignements avant de te laisser aller aux fantaisies de ton cœur.
– Il ne s’agit point de cela. Je suis curieuse du procédé et désirerais savoir ce qu’il en adviendra.
– Peste! ma chère, vous vous mettez bien. Prince Agra. Et pourrait-on savoir où il loge, ce prince-là?
– Vous m’en demandez beaucoup trop pour aujourd’hui, ma chère. Mais, demain, il logera chez moi!
– Un prince ne loge nulle part quand il n’existe pas. Qui de vous, messieurs, qui de vous, mesdames, a entendu parler de ce puissant personnage?
Autour de la table, on ne connaissait pas de prince ni de principauté d’Agra.
Raoul de Courveille interrompit la dînette qu’il s’offrait:
– Je parie que Lawrence, qui a tant voyagé, nous dira qui est ce prince. Je vais le chercher.
Il revint bientôt, tenant par la main un homme qui paraissait une cinquantaine d’années, aux yeux très doux et très tristes.
– Dites-nous, Lawrence, si vous connaissez le prince Agra?
Lawrence répondit:
– Je connais, dans les Indes anglaises, une ville qui se nomme ainsi.
– Vous voyez bien! s’écria Diane, joyeuse. Il existe! Il existe! Et il va venir! Oh! merci, monsieur, merci!
Lawrence se tourna vers la jeune femme et sourit:
– Je connais une ville qui s’appelle ainsi, madame, mais je ne connais point de prince portant le nom de cette ville.
– Il faut en prendre votre parti, ma chère, fit Josèphe. Le prince ne viendra pas, puisqu’il n’existe pas…
Diane, blanche de colère contenue, ne disait mot. Le nom du prince Agra fit le tour de la scène. Soudain, à la table centrale, le duc Hartmann, premier secrétaire d’ambassade d’Autriche-Hongrie, se leva et demanda:
– Qui donc, ici, parle du prince Agra?
On fit silence. Le duc s’avança vers Diane.
– C’est vous, madame, qui parlez du prince Agra?
– C’est moi, fit Diane, et si vous avez de ses nouvelles, vous serez le bienvenu. Connaissez-vous son écriture?
– Non, madame, je ne la connais point.
– C’est dommage, car voici un billet signé de son nom, et je voudrais bien savoir si l’on se moque de moi.
– Qui vous fait croire que l’on se moque de vous?
– Mais cette signature du prince Agra, que tous ignorent. Seul, monsieur que voici – et Diane désigna, du geste, Lawrence, qui était resté près d’elle -, seul, monsieur m’a donné quelque espoir en me contant qu’il y a, au fond de l’Hindoustan, une ville qui s’appelle ainsi. Mais tous ces jeunes fous, qui sont ignorants comme des cocottes, prétendent que je suis victime de quelque poisson d’avril.
– Ils ont tort, madame.
– Bravo! s’écria Diane joyeusement. Bravo! Asseyez-vous ici, sur cette chaise, qui lui est destinée, et entretenez-nous de lui jusqu’à ce qu’il arrive, et dites-nous s’il est beau, puisque vous l’avez vu.
Le duc prit place auprès de Diane.
– Je ne l’ai point vu.
– Alors?
– Alors, j’ai entendu parler de lui.
– Il y a longtemps?
Le duc avait une physionomie des plus graves. Il dit:
– Il y a quelques années, j’ai entendu prononcer ce nom pour la première fois, au lendemain de la mort du prince héritier.
– Le drame de Meyerling?…
Ces derniers mots étaient prononcés par une bouche muette jusqu’alors. Au bout de la table, le comte Grékoff avait négligé de se mêler aux conversations.
– Parfaitement, fit le secrétaire d’ambassade, au lendemain du drame de Meyerling. Dans quelles conditions exactement? Voilà ce que je ne saurais dire. On a raconté que le prince Agra, qui était grand ami du prince Rodolphe, avait passé une partie de la journée qui précéda le drame avec l’archiduc. On ne le vit plus en Autriche depuis. Qu’est-il devenu? Qui le sait!…
Le duc Hartmann ne dit rien de plus, mais on comprenait qu’il avait encore des choses intéressantes à révéler, et qu’il ne les révélerait pas.
Il paraissait même regretter ses rares paroles.
Le comte Grékoff rompit le silence:
– On a dit, monsieur, que le prince Agra avait été mêlé de fort près au drame de Meyerling et qu’il y avait joué un rôle prépondérant.
– J’ai entendu parler de ces choses, fit le duc Hartmann, mais ce sont là racontars de cour, et je vous avoue que, pour ma part, je n’y ajouterai point foi.
– Nous expliquerez-vous son départ si rapide… disons le mot: sa fuite… après qu’on eut retrouvé, dans le chalet du parc, étendus sur la même couche, le prince et… sa maîtresse?
– Ce ne fut peut-être qu’une coïncidence; le prince Agra pouvait avoir affaire ailleurs.
– Eh! monsieur le duc, savez-vous où gîtait cet «ailleurs»?
– Nullement.
– Eh bien! je vais vous le dire. Trois jours après la mort du prince, il était à Saint-Pétersbourg. Je puis vous l’affirmer; je fréquentais aux bords de la Neva à cette époque.
– Alors, vous l’avez vu? demanda Diane.
– Non, madame, mais j’ai beaucoup entendu parler de lui.
– Comme le duc, alors? Quel drôle de prince que celui-ci, dont tout le monde parle et que personne ne voit!
Diane ajouta:
– Quel âge avait le prince Agra à Saint-Pétersbourg?
– Une vingtaine d’années.
– Pas plus?
– Je ne le crois pas.
– Il aurait donc maintenant vingt-sept ou vingt-huit ans?