– Je me tiens encore bien sur mes jambes, monsieur Lawrence.
Et Martinet se leva pour prouver son dire. En effet, il ne bascula point et exagéra la raideur de sa tenue:
– Ah! ah! je suis encore solide.
Il se rassit.
– Je vous parlais donc de ce drame, monsieur Lawrence. Ce fut un assassinat, un horrible assassinat. Cela s’est passé non loin de Julesbourg.
Lawrence, soit qu’il fût distrait, soit pour tout autre cause, brisa son verre.
– Eh! là! C’est moi qui suis saoul, et c’est vous qui cassez la vaisselle! s’écria Martinet. Ma parole, vous me paraissez tout drôle. Votre main tremble… Auriez-vous la fièvre?
Lawrence dit:
– Vous rêvez tout haut, monsieur Martinet. Allez rejoindre Mme Martinet: il est temps. Dans une demi-heure, il serait trop tard.
– Bah! Mme Martinet est absente. Elle ne rentrera à Paris que dans quelques jours. J’ai bien le temps de vous raconter la mort du roi de l’huile!
– C’est inutile; je la connais, en effet. Tous les journaux en ont parlé.
– Parfaitement. On avait cru d’abord à un accident, et c’est ainsi qu’on avait expliqué, dès le lendemain matin, la disparition de sir Jonathan Smith. Mais une enquête plus approfondie, des traces de sang sur la terrasse d’arrière, où il s’était tenu une partie de la nuit, et, plus tard, trois semaines plus tard, la découverte de son cadavre dans la rivière Platte, son cadavre horriblement défiguré et la nuque trouée d’une balle de revolver, tout cela prouva clair comme le jour qu’on était en face d’un assassinat.
– Rappelez-moi donc un fait, dit Lawrence. Les coupables?… Les coupables ont été arrêtés, n’est-ce pas?
– Que non point, déclara M. Martinet. Quelques heures après que l’on se fut aperçu de la disparition du roi de l’huile, on découvrit celle de deux jeunes gens qui l’accompagnaient. Ils avaient fui ensemble. Enfin, plusieurs semaines après le crime, on apprit que la jeune fille était la fiancée du roi de l’huile, et l’on en conclut que l’on se trouvait en face d’un drame de l’amour. On ne retrouva jamais ni la fiancée ni son amant, et tout cela est bien oublié, bien vieux. Ça fit beaucoup de bruit à l’époque, à cause de la fortune du roi de l’huile, voilà tout. Parlons d’autre chose, hein? Ça n’est pas gai, ce que nous racontons là.
– Cette fortune, à qui donc est-elle revenue?
– L’héritier? Un domestique de la victime. Celle-ci n’avait pas de parents et avait fait un testament qui donnait tous les millions à un fidèle serviteur. En voilà un qui n’a pas dû s’embêter après la mort de son maître?
– Et qu’a-t-il fait de la fortune, l’héritier?
– Il l’a entièrement réalisée et a quitté Chicago. Depuis, il n’a plus donné de ses nouvelles. Tout est mystérieux dans cette affaire-là. Moi, je ne serais pas éloigné de croire que l’héritier a été pour quelque chose dans l’assassinat. En France, il suffit qu’on tue quelqu’un qui a du bien pour que la justice arrête celui qui en profite. Il en résulte rarement des erreurs.
– Une dernière question, monsieur Martinet. Vous avez vu celui que l’on croit être l’assassin, ce jeune homme qui, disiez-vous, était l’amant de la fiancée du roi de l’huile?
M. Martinet ne put répondre tout de suite. La fanfare de Trépigny-les-Chaussettes, installée dans les fauteuils de balcon, venait d’éclater de tous ses cuivres. Des torrents de cacophonie descendaient du balcon sur la scène, emplissaient de bourdonnements douloureux les oreilles des invités. C’était le signal qui mettait fin au souper. Tout le monde se leva; on se dirigea vers la rampe, où un large escalier avait été disposé, qui permettait de descendre directement de la scène dans la salle. Un instant, la musique infernale se tut. M. Martinet dit à Lawrence:
– Si je l’ai vu! Ah! monsieur, je l’ai vu comme je vous vois! Partout où je le rencontrerais, je le reconnaîtrais immédiatement. Il était, tenez… il était… soit dit sans vous offenser – et M. Martinet mit sa main sur son cœur – il était un peu dans votre genre, seulement plus petit. Et puis, au lieu d’être brun comme vous, il était blond.
III COMME QUOI DIANE N’ATTENDAIT PLUS LE PRINCE AGRA, EN QUOI ELLE AVAIT TORT
Tous se bousculaient, se poussaient vers l’escalier. La fanfare avait repris sa cacophonie. Dans le désordre de cette sortie de table, Lawrence se trouva, sans qu’il sût comment et sans qu’il eût rien fait pour cela, à côté de Diane, qui lui prit le bras. Il regarda cette jolie femme et ne lui parla pas, ne lui sourit pas. Ses yeux grands ouverts semblaient ne point voir. On le sentait entièrement pris par une pensée profonde qui l’absorbait, qui le jetait hors des choses et des gens qui l’entouraient.
Diane l’entraîna et il se laissa faire. Il descendit avec elle dans la salle. Elle le conduisit dans l’obscurité d’un couloir, poussa une porte. Ils entrèrent dans une loge. Diane referma la porte derrière eux.
Ils n’étaient pas assis que déjà Diane pleurait. Ces pleurs de femme tirèrent Lawrence de son rêve. Il ne s’étonna point de se trouver là avec cette femme en larmes.
– Il ne viendra plus! C’est bien fini maintenant. Au fond, tout au fond, je me moque du prince, et ce qui m’ennuie, c’est qu’on se moque de moi, Vous les avez entendues, les bonnes petites amies?
– Bah! madame, tout ceci n’a pas d’importance. Mais pourquoi me racontez-vous tout cela, à moi qui ne vous connais point?
– Parce que vous ne me le demandez pas. J’aime qu’on ne me fasse point la cour, et avouez que je vous suis parfaitement indifférente.
– Mon Dieu! oui, madame.
– Vous êtes adorable et si triste! si triste. Je me suis dit: «Tiens, voilà un homme qui a des ennuis: je vais aller lui conter les miens.» Maintenant que c’est fait, j’écoute les vôtres.
– C’est charmant, dit Lawrence. Vous mettez tout de suite les gens à… votre aise. Je n’ai pas des ennuis, madame: j’ai de l’ennui.
– Et de quoi, monsieur?
– De me trouver ici. C’est pourquoi je m’en vais.
– Mais vous êtes insolent… Comme c’est drôle!
– Non, madame. Ce n’est point votre compagnie qui me fait fuir, mais celle de tous ces masques, qui font trop de bruit et me donnent mal à la tête.
Diane ne répondit point.
Lawrence l’examinait curieusement, semblant la regarder pour la première fois, lui découvrait de la beauté. La voyant silencieuse:
– Vous pensez encore au prince?
– Plus que jamais! Vous n’avez pas réussi à me le faire oublier, vous savez! Tenez, voulez-vous m’arranger la dentelle de mon jabot, que j’ai un peu froissée.
Pour cette opération, Diane avait déboutonné le haut de son gilet. Les doigts de Lawrence frôlèrent une peau de courtisane. Il rougit.
– Non… Vous rougissez! Ah! on voit bien que vous n’avez pas l’habitude des femmes, vous! Connaissez pas la noce, hein? la haute noce! Vous voilà troublé comme un collégien. Qui aurait dit cela à vous voir si dédaigneux tout à l’heure, avec vos paroles d’orgueil? Je connais cela, mon petit. On est timide avec les femmes. Eh bien! en avez-vous fini avec ce jabot? Vos doigts tremblent.
– N’abusez point, madame, de mon innocence, fit Lawrence en souriant. C’est vrai, je suis un chaste.
– Dites donc, ce sera terrible, vous, quand vous aurez fini d’être chaste.
Diane le regarda longuement:
– Savez-vous que vous êtes très bien, mon cher, et que le costume d’Hamlet vous sied à merveille? Il est bien le cadre qu’il faut à votre pâleur et à votre ennui. Mais venez donc vous distraire dans quinze jours chez moi, venez voir mes «tableaux vivants».
Lawrence se récria:
– Oh! madame, ne me débauchez pas! Je suis couché tous les soirs à dix heures.
Diane mit ses bras au cou de Lawrence:
– Acceptez… C’est dit, n’est-ce pas?
Lawrence rougit encore.
– J’irai, madame, puisque tel est votre bon plaisir.
Il eut un geste résolu, s’arrêta à la contemplation de Diane, se rejeta dans la foule qui obstruait l’entrée du foyer. Il se traça un rapide chemin dans cette foule, arriva à un escalier, le descendit, prit son pardessus au vestiaire et gagna la porte de sortie sur le boulevard.
Il était si occupé par la pensée qu’il avait de fuir, et de fuir immédiatement, qu’il ne prêta nulle attention au bruit qui se faisait autour de lui, au mouvement très prononcé des groupes poussés par la curiosité vers un nouvel arrivant.
Et Lawrence était déjà sur le trottoir au moment où, sur le seuil du foyer, la voix du directeur des Variétés-Parisiennes se faisait entendre:
– Mesdames et messieurs, permettez-moi de vous présenter mon hôte, le prince Agra!
IV EN FAMILLE
Il pouvait être trois heures du matin. La nuit était magnifique. Lawrence, sur le trottoir, regarda le ciel, d’un azur sombre, cloué d’étoiles.
Quelques fiacres et voitures de maître stationnaient en face des Variétés-Parisiennes.
– Bah! dit-il, je vais faire un bout de route à pied.
Il releva le col de son pardessus, s’enveloppa la tête d’une fourrure, car il soufflait une petite bise glacée. Il alluma un cigare et s’en fut, claquant de la semelle, le long du boulevard désert.
Tout en marchant, il monologuait:
– Dix minutes de plus là-dedans et je devenais amoureux. Ce n’eût pas été drôle.
Et il ajouta:
– Elle est bigrement jolie, mais ce n’est qu’une grue!
Il se remémorait les incidents de la nuit.
– «Vous êtes un chaste!…» C’est vrai que je suis un chaste. Je n’ai jamais fait la noce. Le peu que j’en ai vu ne me tente point. Ah! cette Diane, elle me prenait! Sont-elles dangereuses!… On ne m’y repincera plus. Je ne veux plus me laisser entraîner dans un tel milieu…
Sa pensée changea de cours, alla vers le foyer où tendaient ses pas.
Il murmura:
– Chère Adrienne!…
Un peu plus loin, il revenait à Diane. Il ne put s’empêcher de sourire à son idée.
– J’eusse été cette nuit, si j’avais voulu, peut-être, le beau-frère de Martinet!
Il avait prononcé ce nom tout haut:
– Martinet!
Et il s’arrêta soudain, répéta machinalement:
– Martinet!
Il ne souriait plus. Sa face était grave. Il resta ainsi quelques minutes sur le trottoir, songeant à Martinet. La conclusion de son recueillement fut celle-ci:
– C’est un imbécile!
Et il reprit son chemin.
Un fiacre passait, Lawrence le héla.
Avenue Henri-Martin, le fiacre s’arrêta devant un hôtel dont les vastes proportions se devinaient dans la nuit. Un petit parc entourait l’hôtel. La grille d’entrée s’ouvrit. On attendait Lawrence. Celui-ci, descendu de voiture, n’eût pas plus tôt passé le seuil qu’une forme noire se détachait des ténèbres et lui sautait au cou.
– Bonsoir, p’pa!
– Allons, Pold! veux-tu bien te tenir tranquille, vilain diable?
– Vous me recevez comme un chien dans un jeu de croquet, p’pa.
– Et toi, tu m’accueilles comme un dogue.
– Maman et Lily vous attendent. Elles allaient monter se coucher. Elles ne tiennent plus de fatigue.
– Et toi, tu n’as pas sommeil?
– Oh! moi, non. Je viens de me lever.
– Comment cela? Tu n’as pas accompagné ta mère et ta sœur chez les de Tiercœuil?
– Oh! moi, vous savez, p’pa, ces affaires-là, moi, ça m’ennuie. J’pars à bécane à six heures. Il n’y avait pas plan.
– Quelles vilaines expressions tu as, Pold!
– Ah! pour sûr! J’ai pas été élevé aux Oiseaux!
Un domestique les attendait sur le perron. Ils entrèrent dans une salle à manger.
– Le voilà, p’pa! cria Pold.
– Enfin! répondirent joyeusement deux voix féminines.
Une jeune fille vint à Lawrence. Elle paraissait bien ses dix-sept printemps; de taille moyenne et admirablement prise en sa toilette, très simple, de mousseline blanche. Elle était blonde, d’un blond rayonnant et doré. Son teint était d’une pâleur et d’une aristocratie sans égales, son profil droit était un peu sévère, mais cette sévérité était immédiatement rachetée par la douceur infinie du regard.
Lily tendit son front à Lawrence, qui y déposa un baiser.
– Père, père, vous arrivez bien tard. Je vais vous gronder.
– C’est moi qui te gronderai, méchante enfant, de veiller encore. Adrienne, vous êtes coupable. Lily devrait être au lit depuis longtemps. Et vous aussi, et Pold, et moi-même, et tout le monde. Oui, tout le monde devrait dormir.
– Pardonnez-nous, mon ami. Vous savez que ces veilles ne sont guère dans mes habitudes. Nous sommes restés pour le cotillon chez les de Tiercœuil, dans l’espoir que notre rentrée ici coïnciderait avec la vôtre. Sommes-nous si coupables?