Un Homme Dans La Nuit - Leroux Gaston 8 стр.


Pold marchait toujours, tenant à la main sa bicyclette. Il dépassa les murs blancs de la villa, derrière laquelle se trouvait un autre jardin. Là, plus de grille, mais un nouveau mur. Celui-ci était beaucoup moins haut que le mur qui s’étendait sur l’avenue Raphaël. Au sommet, on distinguait encore des tessons de bouteille.

Pold passa devant une petite porte et s’arrêta. Il tâta le mur.

– Ce doit être ici, dit-il.

Sa main se promenait sur le mur. Pold ne put retenir une exclamation:

– Ah! je l’ai!

Et sa main tira du mur une brique.

Rien ne faisait prévoir que Pold connût le jardin et la villa, mais il était évident qu’il connaissait le mur.

Le jeune homme n’avait peut-être pas encore pénétré dans la propriété, mais certainement il avait dû envisager la possibilité de sauter par-dessus le mur, et il avait étudié ce mur. Il posa la brique par terre, mit sa bicyclette au coin de la petite porte, plaça un pied dans l’excavation qu’il avait faite en retirant la brique, l’enleva, posa l’autre pied sur la selle de sa bicyclette. Sa tête dépassa ainsi la crête du mur.

Au-dessus de la porte, il y avait une large corniche. Les coudes du jeune homme s’appuyaient sur cette corniche. Il se souleva sur les coudes, se maintint sur un seul et sa main alla chercher la crête. Il tâtonna, puis secoua un tesson, qui céda. Il avait deux points d’appui suffisants: la corniche et la crête. Il était debout sur le mur quelques secondes plus tard. Sa silhouette se dressa dans la nuit claire, puis Pold plia sur les jarrets et sauta.

Il s’étala assez brutalement. Il fut presque aussitôt relevé, mais ne put retenir un cri de douleur. Il se pencha et constata qu’un tesson de bouteille lui avait déchiré un mollet, qu’il saignait abondamment et que son bas et sa culotte étaient en lambeaux.

Il banda le mollet blessé avec son mouchoir, puis il s’orienta.

Il avait devant lui deux arbres, deux marronniers superbes, dont les hautes branches atteignaient à la hauteur des fenêtres du deuxième étage de la villa. Les arbres étaient à quelques mètres de la maison.

Pold se dirigea vers les arbres, s’approcha de la villa et regarda deux fenêtres restées ouvertes au premier étage.

– C’est ici sa chambre et son cabinet de toilette, se dit-il.

Il était, en effet, suffisamment renseigné par un reporter qui, huit jours auparavant, dans une interview, avait décrit le home de Diane, interview qui avait fait le tour de la presse demi-mondaine.

Pold regarda encore les fenêtres et les arbres. Puis il se décida, enveloppa un tronc de ses bras vigoureux et grimpa.

Il atteignit la première branche, puis se hissa jusqu’à une fourche d’où il pouvait plonger son regard dans les deux trous noirs des fenêtres restées ouvertes.

Il s’installa et attendit. L’ombre des branches le cachait. La clarté de la lune ne venait pas jusqu’à lui.

V LE POISSON D’AVRIL DE DIANE

– Le prince Agra!

Ces mots magiques avaient volé de bouche en bouche jusqu’aux coins les plus reculés du théâtre.

L’histoire du billet jeté dans la voiture de Diane, le rendez-vous, l’attente vaine de la demi-mondaine, son espoir et son désespoir, on savait tout cela et l’on s’en amusait beaucoup.

Diane s’était avancée toute pâle. Il était devant elle. Il apparaissait sur le seuil, beau comme un jeune dieu.

Sur son torse flottait une tunique lourde tissée de fils de soie et d’or. Il avait de larges pantalons à l’orientale. De ses épaules tombait un manteau d’une impériale richesse.

Autour du prince, on avait fait d’abord le plus religieux silence. Mais, peu à peu, un murmure montait, grandissait, gagnait les couloirs, un murmure d’admiration. Diane avait les mains jointes.

Le prince se dirigeait vers elle. Il semblait la connaître. Il lui tendit la main.

– Madame, dit-il, me pardonnez-vous d’arriver si tard?

– Vous êtes le maître, dit-elle.

– Que voilà un vilain mot, madame! Je veux être votre ami.

Ils sortirent du foyer.

Comme ils descendaient l’escalier de pierre qui conduit au vestibule du rez-de-chaussée, ils entendirent des cris. Une dizaine de personnes se penchaient au-dessus du garde-fou et se donnaient de rapides explications, dont on ne saisissait point le sens.

Le prince entraîna Diane de ce côté. Lui aussi se pencha sur la rampe, et voici ce qu’il vit:

Un homme était suspendu de ses deux mains crispées à cette rampe, ses pieds ballottaient dans le vide. S’il tombait, il pouvait se blesser. Il avait trois mètres à sauter et ne s’y résolvait point.

Cet homme était Martinet. Très ivre, il avait enfin quitté le buffet, s’était répandu dans les couloirs, criant, d’une voix mal assurée: «L’orgie! l’orgie! je veux voir l’orgie!… Qu’est-ce qui m’a fichu des donzelles qui sont plus honnêtes que des femmes du monde et qui se tiennent ici comme dans une réception ouverte chez Turrel?… On les pince, elles vous flanquent des gifles!… J’aime mieux rentrer chez moi.»

Ayant pris cette bonne résolution, il la voulut mettre à exécution tout de suite. Comme il était pressé de rentrer, il descendit un peu vite les premières marches de l’escalier et «s’étala».

– Sale escalier! dit-il, il est trop raide…

Et, après réflexion, il ajouta:

– Y a pas à dire, il est plus raide que moi.

Il se releva tant bien que mal et recommença la descente. À la seconde marche, il chancelait et s’allongeait encore.

– Oh! là! là! fit-il. Si on a jamais vu un escalier pareil!

Il contempla, d’un œil morne, les murs qui semblaient valser lugubrement.

Il se releva encore, s’agrippa à la rampe de pierre et déclara:

– C’est vraiment pas étonnant si je me fiche par terre! C’est un escalier tournant! Ça tourne! Ça tourne! J’aurais plus vite fait de le dégringoler sur la rampe, leur escalier!

Et il se mit en mesure de le dégringoler. Il enjamba. Il fut à cheval sur le garde-fou, assez large. Il s’allongea sur la pierre. Ce faisant, il riait. Il avait un petit rire nerveux, un gloussement. Et il se laissa filer. Mais il dévia tout de suite.

Pour son malheur, il dévia en dehors. Ses jambes emportèrent le reste. Il tomba. Cela le dégrisa soudain. Devant l’imminence du danger, il recouvra ses esprits, s’efforça de se retenir, parvint à se crisper, des mains, à la rampe. Puis, sans un mot, n’ayant plus la force de crier, il attendit.

On l’avait vu dans sa position critique. On accourut à son secours. Mais les gens ne savaient pas comment le tirer de là. Certains se penchèrent, hésitèrent à le prendre au poignet, craignant d’occasionner, définitivement, sa chute. C’était, au moins, une jambe cassée.

C’est alors que le prince et Diane arrivèrent. Le prince écarta le groupe affolé, se pencha, prit dans sa main le poignet de Martinet et, développant une force insoupçonnée, le tira à lui.

Martinet vint. Ce fut d’abord son bras, puis sa tête, puis son torse. Et le prince, l’ayant saisi alors sous les aisselles, l’enleva, le déposa sur les marches, sans effort.

Comme on applaudissait, le prince continua son chemin. Diane était très heureuse que son beau-frère s’en fût tiré à pareil compte, mais très vexée qu’il se fût mis dans une telle posture. Elle ne voulait point laisser paraître aux yeux du prince qu’elle portait un intérêt quelconque à ce pochard.

Le directeur des Variétés-Parisiennes se trouvant à côté du jeune compagnon de Diane, celui-ci lui dit:

– Monsieur, conduisez donc Martinet à un cocher qui le ramènera chez lui.

– Mais j’ignore son adresse, fit le directeur.

– Je vais vous la dire: 25 bis, rue du Sentier.

Le directeur s’éloigna.

– Vous connaissez l’adresse de… cet homme? demanda Diane, stupéfaite.

– Oui, répondit négligemment le prince. Je m’intéresse à votre beau-frère.

Diane rougit et ne dit plus rien.

Ils étaient dans le vestibule. On y avait élevé une sorte de cabine de toile éclairée à l’électricité et dans laquelle des groupes se faisaient photographier.

– Je voudrais avoir un portrait de vous, madame, dit le prince en conduisant la jeune femme à cette cabine.

Diane alla prendre position dans la cabine.

Elle vit passer le directeur, avec Martinet, celui-ci se défendant, ne voulant pas s’en aller.

Le directeur resta sourd aux plaintes de Martinet, descendit celui-ci sur le trottoir, héla un fiacre, mit l’homme dedans et donna l’adresse au cocher.

La voiture n’avait pas fait dix mètres que la tête de Martinet passait à la portière.

– Eh! bourgeois! criait Martinet au cocher, arrête-toi au troquet du coin. À cette heure, il doit être… «rouvert»!

– Y en a qui ferment jamais!… répliqua le cocher. On y va, mon frangin!…

Il était cinq heures quand le prince Agra et Diane quittèrent les Variétés-Parisiennes. Diane n’avait plus de volonté, plus de caprices, plus de désirs… Au bras du prince, elle se laissait mener, elle s’abandonnait.

Après la séance de photographie dans la cabine de toile, elle redevint la chose du prince. Elle ne montrait même plus d’orgueil; sa joie ne lui venait plus de son triomphe, de l’envie des autres; elle s’annihilait dans le bonheur immense d’avoir ce jeune homme à elle, à côté d’elle. Diane marchait dans un rêve…

– Cette voiture est la vôtre, madame, disait Agra. Elle vous conduira chez vous. Il faut nous quitter.

– Que votre volonté soit faite, répondit Diane. Mais, dites-moi, quand aurai-je la grande joie de vous revoir?

– Chez vous, madame, à vos «tableaux vivants», dans quinze jours.

Quelqu’un ferma la portière. Le carrosse reprit sa route, suivi de sa cavalerie, et Diane resta sur la place à le voir s’éloigner, descendre l’avenue de la Grande-Armée, disparaître…

Elle se tourna enfin vers son cocher, qui, sur le siège du coupé, attendait.

– Jean, dit-elle, qui donc vous avait donné l’ordre de venir m’attendre ici? Je vous attendais à la sortie des Variétés-Parisiennes, comme il était convenu. Vous n’y étiez point, et heureusement pour moi que j’eus l’équipage du prince…

Jean répondit:

– Qui m’a donné cet ordre? Mais c’est vous, madame!

– Moi? Et comment l’entendez-vous, Jean?

– Je n’ai fait qu’exécuter les instructions que vous m’avez envoyées dans cette lettre, fit Jean en lui tendant un papier qu’il sortit de sa houppelande.

– Une lettre de moi? Quand l’avez-vous reçue?

– Cette nuit, à deux heures, madame. On m’a même réveillé pour me la remettre.

Diane prit le papier et l’approcha de la lanterne. Elle lut:

«Soyez cette nuit, à cinq heures, au coin de l’avenue Friedland et de la rue de Tilsit, avec le coupé. Vous verrez, à cinq heures et demie, arriver un équipage qui se rangera près de l’Arc de Triomphe. Vous rejoindrez cet équipage.

«Diane.»

– Cela tient du prodige s’écria Diane après avoir lu. Voilà bien une lettre de moi et voilà bien ma signature! Et, cependant, je n’ai point écrit et je n’ai point signé!

– Regardez, madame, reprit le cocher. Ce n’est point seulement votre écriture et votre signature…

– Oui, oui, continua Diane, c’est encore mon chiffre…

– Et votre papier…

– Et mon papier…

Diane releva la tête et regarda encore du côté de l’avenue de la Grande-Armée…

– Ah! mon Dieu! dit-elle, prise d’une véritable terreur, que veut dire tout ceci?…

Elle monta dans son coupé et cria:

– Et, maintenant, avenue Raphaël!…

VI LES AVENTURES DE POLD

Quand le carrosse du prince, quelques minutes auparavant, s’était arrêté à l’Arc de Triomphe, Diane avait demandé:

– Que nous arrive-t-il?

– Oh! rien, madame, avait fait le prince, il nous arrive simplement qu’il faut nous quitter.

Diane releva sa tête qu’elle avait posée sur l’épaule du prince. Elle ne pouvait en croire ses oreilles. Quitter celui qu’elle considérait déjà comme son royal amant… Le quitter, et pourquoi?

Depuis leur départ des Variétés, aucune parole n’avait été échangée entre eux, aucune. Diane s’était réfugiée en lui. Depuis qu’il lui était apparu, la splendeur de cette apparition et les divers événements qui avaient suivi l’avaient plongée dans une admiration et dans un trouble inconnus. Il lui était apparu adorable et redoutable!

Aussi, quand il lui avait dit: Il faut nous quitter!… elle avait été douloureusement surprise, mais elle n’avait point protesté.

Mais quand elle fut toute seule dans son coupé, elle se dit: «Je l’aime et il ne m’aime pas.»

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