Un dilemme - Huysmans Joris-Karl 2 стр.


Ah! c'est une grande intelligence doublée d'une grande discrétion! disait l'élite bourgeoise de Beauchamp. Et quel homme distingué! ajoutaient les dames. Quel dommage qu'il ne se prodigue pas davantage! reprenait le chœur, car Me Le Ponsart, malgré les adulations qui l'entouraient, se laissait désirer, jouant la coquetterie, afin de maintenir intact son prestige; puis souvent il se rendait à Paris, pour affaires, et, à Beauchamp, la société qui se partageait les frais d'abonnement du «Figaro,» demeurait un peu surprise que cette feuille n'annonçât point l'entrée de cet important personnage dans la métropole, alors que, sous la rubrique: «Déplacements et villégiatures» elle notait spécialement, chaque jour, les départs et les arrivées «dans nos murs» des califes de l'industrie et des hobereaux, au vif contentement du lecteur qui ne pouvait certainement que s'intéresser à ces personnes dont il ignorait, la plupart du temps, jusqu'aux noms.

Cette gloire qui rayonnait autour de Me Le Ponsart avait un peu rejailli sur son gendre et ami, M. Lambois, ancien bonnetier, établi à Reims, et retiré, après fortune faite, à Beauchamp. Veuf de même que son beau-père et n'ayant aucune étude à gérer, M. Lambois occupait son oisiveté dans les cantons où il s'enquérait de la santé des bestiaux et de l'ardeur à naître des céréales; il assiégeait les députés, le préfet, le sous-préfet, le maire, tous les adjoints, en vue d'une élection au conseil général où il voulait se porter candidat.

Faisant partie des comités électoraux, empoisonnant la vie de ses députés qu'il harcelait, bourrait de recommandations, chargeait de courses, il pérorait dans les réunions, parlait de notre époque qui se jette vers l'avenir, affirmait que le député, mis sur la sellette, était heureux de se retremper dans le sein de ses commettants, prônait l'imposante majesté du peuple réuni dans ses comices, qualifiait d'arme pacifique le bulletin de vote, citait même quelques phrases de M. de Tocqueville, sur la décentralisation, débitait, deux heures durant, sans cracher, ces industrieuses nouveautés dont l'effet est toujours sûr.

Il rêvait à ce mandat de conseiller général, ne pouvant encore briguer le siège de son député qui n'était pas dupe de ses manigances et était bien résolu à ne point se laisser voler sa place; il y rêvait, non seulement pour lui, dont les convoitises seraient exaucées, mais aussi pour son fils qu'il destinait au sacerdoce des préfectures. Une fois que Jules aurait passé sa thèse, M. Lambois espérait bien, par ses protections, par ses démarches, le faire nommer sous-préfet et puis préfet. Il comptait même agir si fortement sur les députés, qu'ils le feraient placer à la tête du département de la Marne: alors, ce serait son enfant à lui, Lambois, ex-bonnetier retiré des affaires, qui régirait ses compatriotes et qui administrerait son département d'origine. Positivement, il eût vu dans l'élévation de son fils à un si haut grade, une sorte de noblesse décernée à sa famille dont il vantait pourtant la roture, une sorte d'aristocratie qu'on pourrait opposer à la véritable, qu'il exécrait, tout en l'enviant.

Mais tout cet échafaudage de désirs avait croulé; la mort de son enfant avait obscurci cet avenir de vanité, brouillé cet horizon d'orgueil. puis, il avait réagi contre ce coup, et ses ambitions familiales s'étaient reversées sur ses ambitions personnelles et s'y étaient fondues. Avec autant d'âpreté, il souhaitait maintenant d'entrer au conseil général et, soutenu par Me Le Ponsart qui le guidait pas à pas, il s'avançait peu à peu, sans encombre, souvent à plat ventre, espérant une élection bénévole, sans concurrent sérieux, sans frais sévères. Tout marchait suivant ses vœux, et voilà que se levait la menace d'une gourgandine ameutant la contrée autour d'un petit Lambois, écroué dans la temporaire prison de son gros ventre!

Jules a dû lui communiquer dans ses moments d'expansion mes projets, se disait-il douloureusement, le jour où il reçut la demande d'argent signée de cette femme.

– Ah! c'est là notre point vulnérable, notre talon d'Achille, soupira le notaire quand il lut cette missive, et tous deux, malgré les principes dont ils faisaient parade, regrettaient les anciennes lettres de cachet qui permettaient d'incarcérer, jadis, pour de semblables motifs, les gens à la Bastille.

III

C'est un des meilleurs moments de la vie, râlait Me Le Ponsart qui avait copieusement déjeuné au Bœuf à la Mode et était maintenant assis dans la rotonde du Palais-Royal, le seul endroit où, de même que tout bon provincial, il s'imaginait que l'on pût boire du vrai café. Il soufflait, engourdi, la tête un peu renversée, sentant une délicieuse lassitude lui couler par tous les membres. Il avait eu de la chance, la journée s'annonçait bien; dès neuf heures du matin, il s'était rendu chez le notaire qui s'occupait à Paris des affaires de son petit-fils; nulle trace de testament; de là, il avait couru au Crédit Lyonnais où était placé cet argent dont la perte soupçonnée troublait ses sommes: le dépôt y était encore. Décidément, le plus dur de la besogne lui était épargné; la femme avec laquelle il allait se mesurer ne possédait, à sa connaissance du moins, aucun atout juridique.-Allons, ça commence sous d'heureux auspices, murmurait-il, poussant à petites bouffées bleues la fumée de son cigare.

Puis il eut ce retour philosophique sur la vie qui succède si souvent à la première torpeur des gens dont l'esprit se met à ruminer, quand l'estomac est joyeux et le ventre plein. C'est égal, ce que les femmes s'entendent à gruger les hommes! se disait-il, et il se complaisait dans cette pensée sans imprévu. Peu à peu, elle se ramifia, s'embranchant sur chacune des qualités corporelles qui contribuent à investir la femme de son inéluctable puissance. Il songeait au festin de la croupe, au dessert de la bouche, aux entremets des seins, se repaissait de ces détails imaginaires qui finirent par se rapprocher, se fondre en un tout, en la femme même, érotiquement nue, dont l'ensemble lui suscita cette autre réflexion aussi peu inédite que la première dont elle n'était d'ailleurs que l'inutile corollaire: «les plus malins y sont pris.»

Il en savait quelque chose, Me Le Ponsart, dont le tempérament sanguin et la large encolure n'avaient pu s'amoindrir avec l'âge. La vue avait bien baissé, après la soixantaine, mais le corps était demeuré vert et droit; depuis la mort de sa femme, il souffrait de migraines, de menaces de congestion que le médecin n'hésitait pas à attribuer à cette perpétuelle continence qu'il devait garder à Beauchamp.

La soixante-cinquième année était sonnée et des désirs de paillardise l'assiégeaient encore; après avoir eu, pendant sa jeunesse et son âge mur, un robuste appétit qui lui permettait de contenter sa faim, plus par le nombre des plats que par leur succulence, des tendances de gourmets lui étaient venues avec l'âge; mais, ici encore, la province avait façonné ses goûts à son image; ses aspirations vers l'élégance étaient celles d'un homme éloigné de Paris, d'un paysan riche, d'un parvenu qui achète du toc, veut du clinquant, s'éblouit devant les velours voyants et les gros ors.

Tout en sirotant sa demi-tasse, il évoquait maintenant comme à Beauchamp, alors qu'il digérait, assis à son bureau, devant un horizon de cartons verts, ces raffinements particuliers qui le hantaient et qui dérivaient tous de cette «Vie Parisienne» qu'il recevait et lisait ainsi qu'un bréviaire, en la méditant. Elle lui ouvrait une perspective de chic qui lui semblait d'autant plus désirable que sa jeunesse à Paris n'avait été ni assez inventive ni assez riche pour l'approcher. Il eût néanmoins hésité à vérifier ces opulences en s'y mêlant car, malgré ses convoitises, l'avarice native de sa race le détournait de tels achats; il se bornait à se susciter un idéal qu'il consentait à croire inaccessible, à souhaiter simplement de le frôler, si faire se pouvait, pour le moins cher et dans les conditions les moins humiliantes possibles, car le bon sens du vieillard précis, du notaire, refrénait cette poésie de lieux publics, en s'avouant très franchement que l'âge n'était plus où il pouvait espérer de plaire aux femmes. Sans doute, après le carême qu'il observait à Beauchamp, Me Le Ponsart se croyait encore en mesure de faire honneur au repas, pour peu qu'il fût précédé de caresses apéritives et disposé sur une nappe blanche dans un service encore jeune, sans fêlures ni rides; mais il savait, par expérience aussi, qu'il se trouverait forcément en face d'une invitée qui ne mangerait que du bout des lèvres et à laquelle son appétit ne communiquerait nulle fringale.

Ces pensées lui revenaient surtout depuis qu'il était à Paris, seul, à l'abri des regards d'une petite ville, libre de ses actes, le porte-monnaie bien garni, la tête un peu échauffée par du faux bordeaux.

Il avait lu le dernier numéro de la «Vie Parisienne» et tout, depuis les histoires pralinées et les dessins dévêtus des premières pages jusqu'aux boniments des annonces, l'enthousiasmait.

Certes, les articles célébrant sans relâche les victoires de la cavalerie et les défaites des grandes dames l'exaltaient, bien qu'il doutât un peu que le faubourg Saint-Germain polissonnât de la sorte: mais, plus que ces sornettes dont l'invraisemblance le frappait, la réclame, précise, nette, isolée du milieu mensonger d'un conte, était pour lui ductile au rêve. Quoiqu'il fît la part de l'exagération nécessitée par les besoins de la vente, il demeurait cependant surpris et chatouillé par l'imperturbable assurance de l'annonce vantant un produit qui existait, qu'on achetait, un produit qui n'était pas, en somme, une invention de journaliste, un canard imaginé en vue d'un article.

Ainsi, tout en l'amenant à sourire, le lait Mamilla suggérait aussitôt devant ses yeux le délicieux spectacle d'une gorge rebondie à point; l'incrédulité même qu'il pouvait ressentir, en y réfléchissant, pour les bienfaits si vivement affirmés de cette mixture, aidait à l'emporter dans un plaisant vagabondage, car il lisait distinctement entre les lignes de la réclame la façon non écrite d'employer ce lait, voyait l'opération en train de s'accomplir, la gorge tirée de la chemise, doucement frottée, et la nudité de ces seins forcément plats accélérait encore ses songeries, le menant, par des degrés intermédiaires d'embonpoint, à ces nainais énormes que ses mains chargées aimaient à tenir.

Sa vieille âme gavée de procédure, saturée des joies de l'épargne, se détendait dans ce bain imaginatif où elle trempait, dans ce lavabo de journal où s'étalaient des rayons de parfumerie dont les étiquettes chantaient sur un ton lyrique les discutables hosannas des peaux réparées et revernies, des fronts délivrés de rides, des nez affranchis de tannes!

Je n'étais décidément pas fait pour vivre en popote, au fond d'une province, soupirait maintenant Me Le Ponsart, ébloui par ce défilé d'élégances qui se succédaient dans sa cervelle;-et il sourit, flatté au fond de constater, une fois de plus, qu'il possédait une âme de poète;-puis, l'association des idées le conduisit, à propos de femmes, à penser à celle qui était la cause de son voyage.-Je suis curieux de voir la péronnelle, se dit-il; si j'en crois Lambois, ce serait une appétissante gaillarde, aux yeux fauves, une brune grasse; eh, eh! cela prouverait que Jules avait bon goût. Il essaya de se la figurer, créant de la sorte, au détriment de la véritable femme qu'il devait fatalement trouver inférieure à celle qu'il imaginait, une superbe drôlesse dont il détailla les charmes dodus en frissonnant.

Mais cette délectation spirituelle s'émoussa et il reprit son calme. Il consulta sa montre: l'heure n'étant pas encore venue de visiter la femme de son petit-fils, il pria le garçon de lui apporter des journaux; il les parcourut sans intérêt.-Despotiquement, la femme revenait à la charge, culbutait sa volonté de se plonger dans la politique, restait, seule, implantée dans son cerveau et devant ses yeux.

Il s'estima lui-même ridicule, hocha la tête, regarda le café pour se distraire, puis il chercha en l'air les traces des tuyaux chargés d'amener le gaz dans d'étonnants lustres à pendeloques qui descendaient du plafond culotté comme l'écume d'une vieille pipe, s'amusa à énumérer les cuillers, disposées en éventail, dans une urne de maillechort, sur le comptoir; pour varier ses plaisirs il contempla, par les vitres, le jardin qui s'étendait presque désert, à cette heure, avec ses quelques statues lépreuses, ses kiosques bigarrés, et ses allées plantées d'arbres, aux troncs biscornus, frottés de vert; au loin, un petit jet d'eau s'élevait au-dessus d'une soucoupe, pareil à l'aigrette d'un colonel: cela ressemblait à l'un de ces jardins de boîtes à joujoux qui sentent toujours le sapin et la colle, à un jouet défraîchi de jour de l'an, serré, de même que dans une grande boîte à dominos sans couvercle, entre les quatre murs de maisons pareilles.

Ce spectacle le lassa vite; il revint à l'intérieur du café: lui aussi, était à peu près vide; deux étrangers fumaient; trois messieurs disparaissaient derrière des journaux ouverts, ne montrant que des mains sur le papier et sous la table des pantalons d'où sortaient des pieds; un garçon bâillait sur une chaise, la serviette sur l'épaule, et la dame du café balançait des comptes. Le vague relent de Restauration mélangée de Louis-Philippe que dégageait cet endroit plus à Me Le Ponsart. L'âme de la vieille garde nationale, en bonnet à poils et en culotte blanche, semblait revenir dans cette armoire ronde et vitrée où les étrangers et les provinciaux qui s'y désaltéraient d'habitude ne laissaient aucune émanation d'eux, aucune trace. Il se décida pourtant à partir; le temps était sec et froid; ses obsessions se dissipèrent; le notaire ressortait maintenant chez l'homme, la chicane reprenait le dessus, la digestion s'achevait; il pressa le pas.

Je risque peut-être de ne point la rencontrer, murmurait-il, mais mieux valait ne pas la prévenir de ma visite; ses batteries ne sont sans doute pas encore montées; j'ai plus de chance de les démolir, en les surprenant, à l'improviste.

Il trottait par les rues, vérifiant les plaques émaillées des noms, craignant de se perdre dans ce Paris qu'il ne connaissait plus. Il parvint, tant bien que mal, jusqu'à la rue du Four, examina les numéros, fit halte devant une maison neuve; les murs du vestibule stuqué comme un nougat, les tapis à baguettes de cuivre, les pommes en verre de la rampe, la largeur de l'escalier lui parurent confortables; le concierge installé derrière une grande porte à vantaux lui sembla présomptueux et sévère, ainsi qu'un ministre de l'Église protestante. Il tourna le bec de cane et son impression changea; ce pète-sec officiait dans une loge qui empestait l'oignon et le chou.

– Mlle Sophie Mouveau? dit-il.

Le concierge le toisa, et d'une voix embrumée par le trois-six: Au quatrième, au fond du corridor, à droite, la troisième porte.

Me Le Ponsart commença l'ascension, tout en déplorant le nombre exagéré des marches. Arrivé au quatrième étage, il s'épongea, s'orienta dans un couloir sombre, chercha à tâtons le long des murs, découvrit la troisième porte dans la serrure de laquelle était fichée une clef, et, ne découvrant ni sonnette ni timbre, il appliqua un petit coup sur le bois, avec le manche de son parapluie.

La porte s'ouvrit. Une forme de femme se dessina dans l'ombre. Me Le Ponsart entrait en pleines ténèbres. Il déclina son nom et ses qualités. Sans dire mot, la femme poussa une seconde porte et le précéda dans une petite chambre à coucher; là, ce n'était plus la nuit, mais le crépuscule, au milieu du jour. La lumière descendait dans une cour, large comme un tuyau de cheminée, se glissait, en pente, grise et sale, dans la pièce, par une fenêtre mansardée, sans vue.

– Mon dieu! et mon ménage qui n'est pas fait! dit la femme.

Me Le Ponsart eut un geste d'indifférence et commença:

– Madame, ainsi que j'ai eu l'honneur de vous l'annoncer, je suis le grand-père de Jules; en ma qualité de cohéritier du défunt et en l'absence de M. Lambois dont je suis le mandataire, je vous demanderai la permission d'inventorier tout d'abord les papiers laissés par mon petit-fils.

La femme le considérait d'un air tout à la fois ahuri et plaintif.

– Eh bien? fit-il.

– Mais, je ne sais pas moi où Jules mettait ses affaires. Il avait un tiroir où il serrait ses lettres; tenez, là, dans cette table.

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