Introduction II Celui qui est
Au milieu d’une clairière formée par des bouleaux chauves de vieillesse, s’élevait le rez-de-chaussée d’un de ces châteaux en ruines que les seigneurs féodaux semèrent jadis dans l’Europe au retour des croisades.
Les porches sculptés de fins ornements, et dont chaque cavité, au lieu de la statue, mutilée et précipitée au pied de la muraille, recelait une touffe de bruyères ou de fleurs sauvages, découpaient sur un ciel blafard leurs ogives dentelées par les éboulements.
Le voyageur, en ouvrant les yeux, se trouva devant les marches humides et moussues du portique principal: sur la première de ces marches se tenait debout le fantôme à la main osseuse qui l’avait amené jusque-là.
Un long suaire l’enveloppait de la tête au pied; sous les plis du linceul, ses orbites sans regard étincelaient, sa main décharnée était étendue vers l’intérieur des ruines, et semblait indiquer au voyageur, comme terme de sa route, une salle dont l’élévation au-dessus du sol cachait les parties inférieures, mais aux voûtes effondrées de laquelle on voyait trembler une lumière sourde et mystérieuse.
Le voyageur inclina sa tête en signe de consentement. Le fantôme monta lentement un à un et sans bruit les degrés, et s’enfonça dans les ruines; l’inconnu le suivit du même pas tranquille et solennel sur lequel il avait toujours réglé sa marche, franchit un à un à son tour les degrés qu’avait franchis le fantôme, et entra.
Derrière lui se referma, aussi bruyamment qu’un mur vibrant d’airain, la porte du porche principal.
À l’entrée d’une salle circulaire vide, tendue de noir et éclairée par trois lampes aux reflets verdâtres, le fantôme s’était arrêté.
À dix pas de lui le voyageur s’arrêta à son tour.
– Ouvre les yeux, dit le fantôme.
– J’y vois, répondit l’inconnu.
Tirant alors avec un geste rapide et fier une épée à deux tranchants de son linceul, le fantôme frappa sur une colonne de bronze qui répondit au coup par un mugissement métallique.
Aussitôt et tout autour de la salle des dalles se soulevèrent et des fantômes sans nombre, pareils au premier, apparurent armés chacun d’une épée à double tranchant et prirent place sur des gradins de même forme que la salle où se reflétait particulièrement la lueur verdâtre des trois lampes et où ils semblaient, confondus avec la pierre par leur froideur et leur immobilité, des statues sur leurs piédestaux.
Chacune de ces statues humaines se détachait étrangement sur la draperie noire qui, comme nous l’avons dit, couvrait les murs.
Sept sièges étaient placés en avant du premier degré; sur ces sièges étaient assis six fantômes qui paraissaient des chefs; un de ces sièges était vide.
Celui qui était assis sur le siège du milieu se leva.
– Combien sommes-nous ici, mes frères? demanda-t-il en se tournant du côté de l’assemblée.
– Trois cents, répondirent les fantômes d’une seule et même voix qui tonna dans la salle, puis presque aussitôt alla se briser sur la tenture funéraire des murailles.
– Trois cents, reprit le président, dont chacun représente dix mille associés; trois cents épées qui valent trois millions de poignards.
Puis se retournant vers le voyageur.
– Que désires-tu? lui demanda-t-il.
– Voir la lumière, répondit celui-ci.
– Les sentiers qui mènent à la montagne de feu sont âpres et durs; ne crains-tu pas de t’y engager?
– Je ne crains rien.
– Une fois que tu auras fait encore un pas en avant, il ne te sera plus permis de retourner en arrière. Songes-y.
– Je ne m’arrêterai qu’en touchant le but.
– Es-tu prêt à jurer?
– Dictez-moi le serment et je le répéterai.
Le président leva la main, et d’une voix lente et solennelle prononça les paroles suivantes:
– «Au nom du Fils crucifié, jurez de briser les liens charnels qui vous attachent encore à père, mère, frères, sœurs, femme, parents, amis, maîtresses, rois, bienfaiteurs, et à tout être quelconque à qui vous auriez promis foi, obéissance ou service.»
Le voyageur, d’une voix ferme, répéta les paroles qui venaient de lui être dictées par le président qui, passant au deuxième paragraphe du serment, reprit avec la même lenteur et la même solennité:
– «De ce moment vous êtes affranchi du prétendu serment fait à la patrie et aux lois: jurez donc de révéler au nouveau chef que vous reconnaissez ce que vous avez vu ou fait, lu ou entendu, appris ou deviné, et même de rechercher et d’épier ce qui ne s’offrirait pas à vos yeux.»
Le président se tut, et l’inconnu répéta les paroles qu’il venait d’entendre.
– «Honorez et respectez l’aqua tofana, reprit le président sans changer de ton, comme un moyen prompt, sur et nécessaire de purger le globe par la mort ou l’hébétation de ceux qui cherchent à avilir la vérité ou à l’arracher de nos mains.»
Un écho n’eût pas plus fidèlement reproduit ces paroles que ne le fit l’inconnu; le président reprit:
– «Fuyez l’Espagne, fuyez Naples, fuyez toute terre maudite, fuyez la tentation de rien révéler de ce que vous allez voir et entendre, car le tonnerre n’est pas plus prompt à frapper que ne le sera à vous atteindre, en quelque lieu que vous soyez, le couteau invisible et inévitable.
«Vivez au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit.»
Il fut impossible, malgré la menace que contenaient ces dernières lignes, de surprendre aucune émotion sur le visage de l’inconnu, qui prononça la fin du serment et l’invocation qui le suivit avec un accent aussi calme qu’il en avait prononcé le commencement.
– Et maintenant, continua le président, ceignez le front du récipiendaire avec la bandelette sacrée.
Deux fantômes s’approchèrent de l’inconnu, qui inclina la tête: l’un d’eux lui appliqua sur le front un ruban aurore chargé de caractères argentés, entremêlés de la figure de Notre Dame de Lorette, l’autre en noua derrière lui les deux bouts à la naissance du col.
Puis ils s’écartèrent, en laissant de nouveau l’inconnu seul.
– Que demandes-tu? lui dit le président.
– Trois choses, répondit le récipiendaire.
– Lesquelles?
– La main de fer, le glaive de feu, les balances de diamant.
– Pourquoi désires-tu la main de fer?
– Pour étouffer la tyrannie.
– Pourquoi désires-tu le glaive de feu?
– Pour chasser l’impur de la terre.
– Pourquoi désires-tu les balances de diamant?
– Pour peser les destins de l’humanité.
– Es-tu préparé pour les épreuves?
– Le fort est préparé à tout.
– Les épreuves! les épreuves! s’écrièrent plusieurs voix.
– Retourne-toi, dit le président.
L’inconnu obéit et se trouva en face d’un homme pâle comme la mort, garrotté et bâillonné.
– Que vois-tu? demanda le président.
– Un criminel ou une victime.
– C’est un traître qui, après avoir fait le serment que tu as fait, a révélé le secret de l’ordre.
– C’est un criminel alors.
– Oui. Quel châtiment a-t-il encouru?
– La mort.
Les trois cents fantômes répétèrent:
– La mort!
Au même instant le condamné, malgré des efforts surhumains, fut entraîné dans les profondeurs de la salle: le voyageur le vit se débattre et se tordre aux mains de ses bourreaux; il entendit sa voix sifflant à travers l’obstacle du bâillon. Un poignard étincela, reflétant comme un éclair la lueur des lampes, puis on entendit frapper un coup mat, et le bruit d’un corps tombant lourdement sur le sol retentit sourd et funèbre.
– Justice est faite, dit l’inconnu en se retournant vers le cercle effrayant, dont les regards avides avaient, à travers leurs suaires, dévoré ce spectacle.
– Ainsi, dit le président, tu approuves l’exécution qui vient d’avoir lieu?
– Oui, si celui qui vient d’être frappé fut véritablement coupable.
– Et tu boirais à la mort de tout homme qui, comme lui, trahirait les secrets de l’association sainte?
– J’y boirais.
– Quelle que fût la boisson?
– Quelle qu’elle fût.
– Apportez la coupe, dit le président.
L’un des deux bourreaux s’approcha alors du récipiendaire et lui présenta une liqueur rouge et tiède dans un crâne humain monté sur un pied de bronze.
L’inconnu prit la coupe des mains du bourreau, et la levant au-dessus de sa tête:
– Je bois, dit-il, à la mort de tout homme qui trahira les secrets de l’association sainte.
Puis abaissant la coupe à la hauteur de ses lèvres, il la vida jusqu’à la dernière goutte et la rendit froidement à celui qui la lui avait présentée.
Un murmure d’étonnement courut par l’assemblée, et les fantômes semblèrent se regarder entre eux à travers leurs linceuls.
– C’est bien, dit le président. Le pistolet!
Un fantôme s’approcha du président, tenant d’une main un pistolet et de l’autre une balle de plomb et une charge de poudre.
À peine le récipiendaire daigna-t-il tourner les yeux de son côté.
– Tu promets donc obéissance passive à l’association sainte? demanda le président.
– Oui.
– Même si cette obéissance devait s’exercer sur toi-même?
– Celui qui entre ici n’est pas à lui, il est à tous.
– Ainsi, quelque ordre qu’il te soit donné par moi, tu obéiras?
– J’obéirai.
– À l’instant même?
– À l’instant même.
– Sans hésitation?
– Sans hésitation.
– Prends ce pistolet et charge-le.
L’inconnu prit le pistolet, fit glisser la poudre dans le canon, l’assujettit avec une bourre, puis laissa tomber la balle, qu’il assura avec une seconde bourre, après quoi il amorça l’arme.
Tous les sombres habitants de l’étrange demeure le regardaient avec un morne silence, qui n’était interrompu que par le bruit du vent se brisant aux angles des arceaux rompus.
– Le pistolet est chargé, dit froidement l’inconnu.
– En es-tu sûr? demanda le président.
Un sourire passa sur les lèvres du récipiendaire qui tira la baguette et la laissa couler dans le canon de l’arme qu’elle dépassa de deux pouces.
Le président s’inclina en signe qu’il était convaincu.
– Oui, dit-il, il est en effet chargé et bien chargé.
– Que dois-je en faire? demanda l’inconnu.
– Arme-le.
L’inconnu arma le pistolet, et l’on entendit au milieu du profond silence qui accompagnait les intervalles du dialogue le craquement du chien.
– Maintenant, reprit le président, appuie la bouche du pistolet contre ton front.
Le récipiendaire obéit sans hésiter.
Le silence s’étendit sur l’assemblée, plus profond que jamais; les lampes semblèrent pâlir, ces fantômes étaient bien véritablement des fantômes, car pas un n’avait d’haleine.
– Feu, dit le président.
La détente partit, la pierre étincela sur la batterie; mais la poudre du bassinet seule prit feu, et aucun bruit n’accompagna sa flamme éphémère.
Un cri d’admiration s’échappa de presque toutes les poitrines, et le président, par un mouvement instinctif, étendit la main vers l’inconnu.
Mais deux épreuves ne suffisaient point aux plus difficiles, et quelques voix crièrent:
– Le poignard! le poignard!
– Vous l’exigez? demanda le président.
– Oui, le poignard! le poignard! reprirent les mêmes voix.
– Apportez donc le poignard, dit le président.
– C’est inutile, fit l’inconnu, en secouant la tête d’un air de dédain.
– Comment, inutile? s’écria l’assemblée.
– Oui, inutile, reprit le récipiendaire d’une voix qui couvrait toutes les voix; inutile, je vous le répète, car vous perdez un temps précieux.
– Que dites-vous là? s’écria le président.
– Je dis que je sais tous vos secrets, que ces épreuves que vous me faites subir sont des jeux d’enfant, indignes d’occuper un instant des être sérieux. Je dis que cet homme assassiné n’est point mort; je dis que ce sang que j’ai bu était du vin renfermé dans une outre aplatie sur sa poitrine et caché sous ses vêtements; je dis que la poudre et les balles de ce pistolet sont tombées dans la crosse au moment où, en armant le chien, j’ai fait jouer la bascule qui les engloutit. Reprenez donc votre arme impuissante, bonne à effrayer les lâches. Relève-toi donc, cadavre menteur: tu n’épouvanteras pas les forts.