«L’écrivain n'a pas atterri, cette nuit, à Casablanca.»
«Ah! répondit l'inspecteur. Ah?»
Et, arraché au cours de son rêve, il fit un effort pour se réveiller, pour montrer son zèle et il ajouta:
«Ah! oui? Il n'a pas réussi à passer? Il a fait demi-tour?»
À quoi, dans le fond de l'omnibus, il fut répondu simplement: «Non.» Nous attendîmes la suite mais aucun mot ne vint. Et à mesure que les secondes tombaient, il devenait plus évident que ce «non» ne serait suivi d'aucun autre mot, que ce «non» était sans appel, que Lécrivain non seulement n'avait pas atterri à Casablanca, mais que jamais il n'atterrirait plus nulle part.
Ainsi ce matin-là, à l'aube de mon premier courrier, je me soumettais à mon tour aux rites sacrés du métier, et je me sentais manquer d'assurance à regarder, à travers les vitres, le macadam luisant où se reflétaient les réverbères. On y voyait, sur les flaques d'eau, de grandes palmes de vent courir. Et je pensais: «Pour mon premier courrier… vraiment… j'ai peu de chance.» Je levai les yeux sur l'inspecteur: «Est-ce du mauvais temps?» L'inspecteur jeta vers la vitre un regard usé: «Ça ne prouve rien», grogna-t-il enfin. Et je me demandais à quel signe se reconnaissait le mauvais temps. Guillaumet avait effacé, la veille au soir, par un seul sourire, tous les présages malheureux dont nous accablaient les anciens, mais ils me revenaient à la mémoire: «Celui qui ne connaît pas la ligne, caillou par caillou, s'il rencontre une tempête de neige, je le plains… Ah! oui! je le plains!…» Il leur fallait bien sauver le prestige, et ils hochaient la tête en nous dévisageant avec une pitié un peu gênante, comme s'ils plaignaient en nous une innocente candeur.
Et, en effet, pour combien d'entre nous, déjà, cet omnibus avait-il servi de dernier refuge? Soixante, quatre-vingts? Conduits par le même chauffeur taciturne, un matin de pluie. Je regardais autour de moi: des points lumineux luisaient dans l'ombre, des cigarettes ponctuaient des méditations. Humbles méditations d'employés vieillis. À combien d'entre nous ces compagnons avaient-ils servi de dernier cortège?
Je surprenais aussi les confidences que l'on échangeait à voix basse. Elles portaient sur les maladies, l'argent, les tristes soucis domestiques. Elles montraient les murs de la prison terne dans laquelle ces hommes s'étaient enfermés. Et, brusquement, m'apparut le visage de la destinée.
Vieux bureaucrate, mon camarade ici présent, nul jamais ne t'a fait évader et tu n'en es point responsable. Tu as construit ta paix à force d'aveugler de ciment, comme le font les termites, toutes les échappées vers la lumière. Tu t'es roulé en boule dans ta sécurité bourgeoise, tes routines, les rites étouffants de ta vie provinciale, tu as élevé cet humble rempart contre les vents et les marées et les étoiles. Tu ne veux point t'inquiéter des grands problèmes, tu as eu bien assez de mal à oublier ta condition d'homme. Tu n'es point l'habitant d'une planète errante, tu ne te poses point de questions sans réponse: tu es un petit bourgeois de Toulouse. Nul ne t'a saisi par les épaules quand il était temps encore. Maintenant, la glaise dont tu es formé a séché, et s'est durcie, et nul en toi ne saurait désormais réveiller le musicien endormi ou le poète, ou l'astronome qui peut-être t'habitait d'abord.
Je ne me plains plus des rafales de pluie. La magie du métier m'ouvre un monde où j'affronterai, avant deux heures, les dragons noirs et les crêtes couronnées d'une chevelure d'éclairs bleus, où, la nuit venue, délivré, je lirai mon chemin dans les astres.
Ainsi se déroulait notre baptême professionnel, et nous commencions de voyager. Ces voyages, le plus souvent, étaient sans histoire. Nous descendions en paix, comme des plongeurs de métier, dans les profondeurs de notre domaine. Il est aujourd'hui bien exploré. Le pilote, le mécanicien et le radio ne tentent plus une aventure, mais s'enferment dans un laboratoire. Ils obéissent à des jeux d'aiguilles, et non plus au déroulement de paysages. Au-dehors, les montagnes sont immergées dans les ténèbres, mais ce ne sont plus des montagnes. Ce sont d'invisibles puissances dont il faut calculer l'approche. Le radio, sagement, sous la lampe, note des chiffres, le mécanicien pointe la carte, et le pilote corrige sa route si les montagnes ont dérivé, si les sommets qu'il désirait doubler à gauche se sont déployés en face de lui dans le silence et le secret de préparatifs militaires.
Quant aux radios de veille au sol, ils prennent sagement, sur leurs cahiers, à la même seconde, la même dictée de leur camarade: «Minuit quarante. Route au 230. Tout va bien à bord.»
Ainsi voyage aujourd'hui l'équipage. Il ne sent point qu'il est en mouvement. Il est très loin, comme la nuit en mer, de tout repère. Mais les moteurs remplissent cette chambre éclairée d'un frémissement qui change sa substance. Mais l'heure tourne. Mais il se poursuit dans ces cadrans, dans ces lampes-radio, dans ces aiguilles toute une alchimie invisible. Deseconde en seconde, ces gestes secrets, ces mots étouffés, cette attention préparent le miracle. Et, quand l'heure est venue, le pilote, à coup sûr, peut coller son front à la vitre. L'or est né du Néant: il rayonne dans les feux de l'escale.
Et cependant, nous avons tous connu les voyages, où, tout à coup, à la lumière d'un point de vue particulier, à deux heures de l'escale, nous avons ressenti notre éloignement comme nous ne l'eussions pas ressenti aux Indes, et d'où nous n'espérions plus revenir.
Ainsi, lorsque Mermoz, pour la première fois, franchit l'Atlantique Sud en hydravion, il aborda, vers la tombée du jour, la région du Pot-au-Noir. Il vit, en face de lui, se resserrer, de minute en minute, les queues de tornades, comme on voit se bâtir un mur, puis la nuit s'établir sur ces préparatifs, et les dissimuler. Et quand, une heure plus tard, il se faufila sous les nuages, il déboucha dans un royaume fantastique.
Des trombes marines se dressaient là accumulées et en apparence immobiles comme les piliers noirs d'un temple. Elles supportaient, renflées à leurs extrémités, la voûte sombre et basse de la tempête, mais, au travers des déchirures de la voûte, des pans de lumière tombaient, et la pleine lune rayonnait, entre les piliers, sur les dalles froides de la mer. Et Mermoz poursuivit sa route à travers ces ruines inhabitées, obliquant d'un chenal de lumière à l’autre, contournant ces piliers géants où, sans doute, grondait l'ascension de la mer, marchant quatre heures, le long de ces coulées de lune, vers la sortie du temple. Et ce spectacle était si écrasant que Mermoz, une fois le Pot-au-Noir franchi, s'aperçut qu'il n'avait pas eu peur.
Je me souviens aussi de l'une de ces heures où l'on franchit les lisières du monde réel: les relèvements radiogoniométriques communiqués par les escales sahariennes avaient été faux toute cette nuit-là, et nous avaient gravement trompés, le radiotélégraphiste Néri et moi. Lorsque, ayant vu l'eau luire au fond d'une crevasse de brume, je virai brusquement dans la direction de la côte, nous ne pouvions savoir depuis combien de temps nous nous enfoncions vers la haute mer.
Nous n'étions plus certains de rejoindre la côte, car l'essence manquerait peut-être. Mais, la côte une fois rejointe, il nous eût fallu retrouver l'escale. Or, c'était l'heure du coucher de la lune. Sans renseignements angulaires, déjà sourds, nous devenions peu à peu aveugles. La lune achevait de s'éteindre, comme une braise pâle, dans une brume semblable à un banc de neige. Le ciel, au-dessus de nous, à son tour se couvrait de nuages, et nous naviguions désormais entre ces nuages et cette brume, dans un monde vidé de toute lumière et de toute substance.
Les escales qui nous répondaient renonçaient à nous renseigner sur nous-mêmes: «Pas de relèvements… Pas de relèvements…» car notre voix leur parvenait de partout et de nulle part.
Et brusquement, quand nous désespérions déjà, un point brillant se démasqua sur l'horizon, à l'avant gauche. Je ressentis une joie tumultueuse, Néri se pencha vers moi et je l'entendis qui chantait! Ce ne pouvait être que l'escale, ce ne pouvait être que son phare, car le Sahara, la nuit, s'éteint tout entier et forme un grand territoire mort. La lumière cependant scintilla un peu, puis s'éteignit. Nous avions mis le cap sur une étoile, visible à son coucher, et pour quelques minutes seulement, à l'horizon, entre la couche de brume et les nuages.
Alors, nous vîmes se lever d'autres lumières, et nous mettions, avec une sourde espérance, le cap sur chacune d'elles tour à tour. Et quand le feu se prolongeait, nous tentions l'expérience vitale: «Feu en vue, ordonnait Néri à l'escale de Cisneros, éteignez votre phare et rallumez trois fois.» Cisneros éteignait et rallumait son phare, mais la lumière dure, que nous surveillions, ne clignait pas, incorruptible étoile.
Malgré l'essence qui s'épuisait, nous mordions, chaque fois, aux hameçons d'or, c'était, chaque fois, la vraie lumière d'un phare, c'était, chaque fois, l'escale et la vie, puis il nous fallait changer d'étoile. Déslors, nous nous sentîmes perdus dans l'espace interplanétaire, parmi cent planètes inaccessibles, à la recherche de la seule planète véritable, de la nôtre, de celle qui, seule, contenait nos paysages familiers, nos maisons amies, nos tendresses.
De celle qui, seule, contenait… Je vous dirai l'image qui m'apparut, et qui vous semblera peut-être puérile. Mais au cœur du danger on conserve des soucis d'homme, et j'avais soif, et j'avais faim. Si nous retrouvions Cisneros, nous poursuivrions le voyage, une fois achevé le plein d'essence, et atterririons à Casablanca, dans la fraîcheur du petit jour. Fini le travail! Néri et moi descendrions en ville. On trouve, à l'aube, de petits bistrots qui s'ouvrent déjà… Néri et moi, nous nous attablerions, bien en sécurité, et riant de la nuit passée, devant les croissants chauds et le café au lait. Néri et moi recevrions ce cadeau matinal de la vie. La vieille paysanne, ainsi, ne rejoint son dieu qu'à travers une image peinte, une médaille naïve, un chapelet: il faut que l'on nous parle un simple langage pour se entendre de nous. Ainsi la joie de vivre se ramassait-elle pour moi dans cette première gorgée parfumée et brûlante, dans ce mélange de lait, de café et de blé, par où l'on communie avec les pâturages calmes, les plantations exotiques et les moissons, par où l'on communie avec toute la terre. Parmi tant d'étoiles il n'en était qu'une qui composât, pour se mettre à notre portée, ce bol odorant du repas de l'aube.
Mais des distances infranchissables s'accumulaient entre notre navire et cette terre habitée. Toutes les richesses du monde logeaient dans un grain de poussière égaré parmi les constellations. Et l'astrologue Néri, qui cherchait à le reconnaître, suppliait toujours les étoiles.
Son poing, soudain, bouscula mon épaule. Sur le papier que m'annonçait cette bourrade, je lus: «Tout va bien, je reçois un message magnifique…» Et j'attendis, le cœur battant, qu'il eût achevé de me transcrire les cinq ou six mots qui nous sauveraient. Enfin je le reçus, ce don du ciel.
Il était daté de Casablanca que nous avions quitté la veille au soir. Retardé dans les transmissions, il nous atteignait tout à coup, deux mille kilomètres plus loin, entre les nuages et la brume, et perdus en mer. Ce message émanait du représentant de l'État, à l'aéroport de Casablanca. Et je lus: «Monsieur de Saint-Exupéry, je me vois obligé de demander, pour vous, sanction à Paris, vous avez viré trop près des hangars au départ de Casablanca.» Il était vrai que j'avais viré trop près des hangars. Il était vrai aussi que cet homme faisait son métier en se fâchant. J'eusse subi ce reproche avec humilité dans un bureau d'aéroport. Mais il nous joignait là où il n'avait pas à nous joindre. Il détonnait parmi ces trop rares étoiles, ce lit de brume, ce goût menaçant de la mer. Nous tenions en main nos destinées, celle du courrier et celle de notre navire, nous avions bien du mal à gouverner pour vivre, et cet homme-là purgeait contre nous sa petite rancune. Mais, loin d'être irrités, nous éprouvâmes, Néri et moi, une vaste et soudaine jubilation. Ici, nous étions les maîtres, il nous le faisait découvrir. Il n'avait donc pas vu, à nos manches, ce caporal, que nous étions passés capitaines? Il nous dérangeait dans notre songe, quand nous faisions gravement les cent pas de la Grande Ourse au Sagittaire, quand la seule affaire à notre échelle, et qui pût nous préoccuper, était cette trahison de la lune…
Le devoir immédiat, le seul devoir de la planète où cet homme se manifestait, était de nous fournir des chiffres exacts, pour nos calculs parmi les astres, ils étaient faux. Pour le reste, provisoirement, la planète n'avait qu'à se taire. Et Néri m'écrivit: «Au lieu de s'amuser à des bêtises ils feraient mieux de nous ramener quelque part…» «Ils» résumait pour lui tous les peuples du globe, avec leurs parlements, sénats, leurs marines, leurs armées et leurs empereurs. Et, relisant ce message d'un insensé qui prétendait avoir affaire avec nous, nous virions de bord vers Mercure.
Nous fûmes sauvés par le hasard le plus étrange: vint l'heure où, sacrifiant l'espoir de rejoindre jamais Cisneros et virant perpendiculairement à la direction de la côte, je décidai de tenir ce cap jusqu'à la panne d'essence. Je me réservais ainsi quelques chances de ne pas sombrer en mer. Malheureusement, mes phares en trompe-l'œil m'avaient attiré Dieu sait où. Malheureusement aussi la brume épaisse dans laquelle nous serions contraints, au mieux, de plonger en pleine nuit, nous laissait peu de chances d'aborder le sol sans catastrophe. Mais je n'avais pas à choisir.
La situation était si nette que je haussai mélancoliquement les épaules quand Néri me glissa un message qui, une heure plus tôt, nous eût sauvés: «Cisneros se décide à nous relever. Cisneros indique: deux cent seize douteux…» Cisneros n'était plus enfouie dans les ténèbres, Cisneros se révélait là, tangible, sur notre gauche. Oui, mais à quelle distance? Nous engageâmes, Néri et moi, une courte conversation. Trop tard. Nous étions d'accord. À courir Cisneros, nous aggravions nos risques de manquer la côte. Et Néri répondit: «Cause une heure d'essence maintenons cap au quatre-vingt-treize.»
Les escales, cependant, une à une se réveillaient. À notre dialogue se mêlaient les voix d'Agadir, de Casablanca, de Dakar. Les postes radio de chacune des villes avaient alerté les aéroports. Les chefs d'aéroports avaient alerté les camarades. Et peu à peu, ils se rassemblaient autour de nous comme autour du lit d'un malade. Chaleur inutile, mais chaleur quand même. Conseils stériles, mais tellement tendres!
Et brusquement Toulouse surgit, Toulouse, tête de ligne, perdue là-bas à quatre mille kilomètres. Toulouse s'installa d'emblée parmi nous et, sans préambule: «Appareil que pilotez n'est-il pas le F… (J'ai oublié l'immatriculation.) – Oui. – Alors disposez encore de deux heures essence. Réservoir de cet appareil n'est pas un réservoir standard. Cap sur Cisneros.»