Terre Des Hommes - Antoine de Saint-Exupery 5 стр.


Chapitre III L’Avion

Qu'importe, Guillaumet, si tes journées et tes nuits de travail s’écoulent à contrôler des manomètres, à t’équilibrer sur des gyroscopes, à ausculter des souffles de moteurs, à t’épauler contre quinze tonnes de métal: les problèmes qui se posent à toi sont, en fin de compte, des problèmes d’homme, et tu rejoins, d’emblée, de plain-pied, la noblesse du montagnard. Aussi bien qu’un poète, tu sais savourer l’annonce de l’aube. Du fond de l’abîme des nuits difficiles, tu as souhaité si souvent l’apparition de ce bouquet pâle, de cette clarté qui sourd, à l’est, des terres noires. Cette fontaine miraculeuse, quelquefois, devant toi, s’est dégelée avec lenteur et t’a guéri quand tu croyais mourir.

L’usage d’un instrument savant n’a pas fait de toi un technicien sec. Il me semble qu’ils confondent but et moyen ceux qui s’effraient par trop de nos progrès techniques. Quiconque lutte dans l’unique espoir de biens matériels, en effet, ne récolte rien qui vaille de vivre. Mais la machine n’est pas un but. L’avion n’est pas un but c’est un outil. Un outil comme la charrue.

Si nous croyons que la machine abîme l’homme c’est que, peut-être, nous manquons un peu de recul pour juger les effets de transformations aussi rapides que celles que nous avons subies. Que sont les cent années de l’histoire de la machine en regard des deux cent mille années de l’histoire de l’homme? C’est à peine si nous nous installons dans ce paysage de mines et de centrales électriques. C’est à peine si nous commençons d’habiter cette maison nouvelle, que nous n’avons même pas achevé de bâtir. Tout a changé si vite autour de nous: rapports humains, conditions de travail, coutumes. Notre psychologie elle-même a été bousculée dans ses bases les plus intimes. Les notions de séparation, d’absence, de distance, de retour, si les mots sont demeurés les mêmes, ne contiennent plus les mêmes réalités. Pour saisir le monde aujourd’hui, nous usons d’un langage qui fut établi pour le monde d’hier. Et la vie du passé nous semble mieux répondre à notre nature, pour la seule raison qu’elle répond mieux à notre langage.

Chaque progrès nous a chassés un peu plus loin hors d’habitudes que nous avions à peine acquises, et nous sommes véritablement des émigrants qui n’ont pas fondé encore leur patrie.

Nous sommes tous de jeunes barbares que nos jouets neufs émerveillent encore. Nos courses d’avions n’ont point d’autre sens. Celui-là monte plus haut, court plus vite. Nous oublions pourquoi nous le faisons courir. La course, provisoirement, l’emporte sur son objet. Et il en est toujours de même. Pour le colonial qui fonde un empire, le sens de la vie est de conquérir. Le soldat méprise le colon. Mais le but de cette conquête n’était-il pas l’établissement de ce colon? Ainsi dans l’exaltation de nos progrès, nous avons fait servir les hommes à l’établissement des voies ferrées, à l’érection des usines, au forage de puits de pétrole. Nous avions un peu oublié que nous dressions ces constructions pour servir les hommes. Notre morale fut, pendant la durée de la conquête, une morale de soldats. Mais il nous faut, maintenant, coloniser. Il nous faut rendre vivante cette maison neuve qui n’a point encore de visage. La vérité, pour l’un, fut de bâtir, elle est, pour l’autre, d’habiter.

Notre maison se fera sans doute, peu à peu, plus humaine. La machine elle-même, plus elle se perfectionne, plus elle s’efface derrière son rôle. Il semble que tout l’effort industriel de l’homme, tous ses calculs, toutes ses nuits de veille sur les épures, n’aboutissent, comme signes visibles, qu’à la seule simplicité, comme s’il fallait l’expérience de plusieurs générations pour dégager peu à peu la courbe d’une colonne, d’une carène, ou d’un fuselage d’avion, jusqu’à leur rendre la pureté élémentaire de la courbe d’un sein ou d’une épaule. Il semble que le travail des ingénieurs, des dessinateurs, des calculateurs du bureau d’études ne soit ainsi en apparence, que de polir et d’effacer, d’alléger ce raccord, d’équilibrer cette aile, jusqu’à ce qu’on ne la remarque plus, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus une aile accrochée à un fuselage, mais une forme parfaitement épanouie, enfin dégagée de sa gangue, une sorte d’ensemble spontané, mystérieusement lié, et de la même qualité que celle du poème. Il semble que la perfection soit atteinte non quand il n’y a plus rien à ajouter, mais quand il n’y a plus rien à retrancher. Au terme de son évolution, la machine se dissimule.

La perfection de l’invention confine ainsi à l’absence d’invention. Et, de même que, dans l’instrument, toute mécanique apparente s’est peu à peu effacée, et qu’il nous est livré un objet aussi naturel qu’un galet poli par la mer, il est également admirable que, dans son usage même, la machine peu à peu se fasse oublier.

Nous étions autrefois en contact avec une usine compliquée. Mais aujourd’hui nous oublions qu’un moteur tourne. Il répond enfin à sa fonction, qui est de tourner, comme un cœur bat, et nous ne prêtons point, non plus, attention à notre cœur. Cette attention n’est plus absorbée par l’outil. Au-delà de l’outil, et à travers lui, c’est la vieille nature que nous retrouvons, celle du jardinier, du navigateur, ou du poète.

C’est avec l’eau, c’est avec l’air que le pilote qui décolle entre en contact. Lorsque les moteurs sont lancés, lorsque l’appareil déjà creuse la mer, contre un clapotis dur la coque sonne comme un gong, et l’homme peut suivre ce travail à l’ébranlement de ses reins. Il sent l’hydravion, seconde par seconde, à mesure qu’il gagne sa vitesse, se charger de pouvoir. Il sent se préparer dans ces quinze tonnes de matières, cette maturité qui permet le vol. Le pilote ferme les mains sur les commandes et, peu à peu, dans ses paumes creuses, il reçoit ce pouvoir comme un don. Les organes de métal des commandes, à mesure que ce don lui est accordé, se font les messagers de sa puissance. Quand elle est mûre, d’un mouvement plus souple que celui de cueillir, le pilote sépare l’avion d’avec les eaux, et l’établit dans les airs.

Chapitre IV L’avion et la planète

I

L’Avion est une machine sans doute, mais quel instrument d’analyse! Cet instrument nous a fait découvrir le vrai visage de la terre. Les routes, en effet, durant des siècles, nous ont trompés. Nous ressemblions à cette souveraine qui désira visiter ses sujets et connaître s’ils se réjouissaient de son règne. Ses courtisans, afin de l’abuser, dressèrent sur son chemin quelques heureux décors et payèrent des figurants pour y danser. Hors du mince fil conducteur, elle n’entrevît rien de son royaume, et ne sut point qu’au large des campagnes ceux qui mouraient de faim la maudissaient.

Ainsi, cheminions-nous le long des routes sinueuses. Elles évitent les terres stériles, les rocs, les sables, elles épousent les besoins de l’homme et vont de fontaine en fontaine. Elles conduisent les campagnards de leurs granges aux terres à blé, reçoivent au seuil des étables le bétail encore endormi et le versent, dans l’aube, aux luzernes. Elles joignent ce village à cet autre village, car de l’un à l’autre on se marie. Et si même l’une d’elles s’aventure à franchir un désert, la voilà qui fait vingt détours pour se réjouir des oasis.

Ainsi trompés par leurs inflexions comme par autant d’indulgents mensonges, ayant longé, au cours de nos voyages, tant de terres bien arrosées, tant de vergers, tant de prairies, nous avons longtemps embelli l’image de notre prison. Cette planète, nous l’avons crue humide et tendre.

Mais notre vue s'est aiguisée, et nous avons fait un progrès cruel. Avec l’avion, nous avons appris la ligne droite. À peine avons-nous décollé nous lâchons ces chemins qui s’inclinent vers les abreuvoirs et les étables, ou serpentent de ville en ville. Affranchis désormais des servitudes bien-aimées, délivrés du besoin des fontaines, nous mettons le cap sur nos buts lointains. Alors seulement, du haut de nos trajectoires rectilignes, nous découvrons le soubassement essentiel, l’assise de rocs, de sable, et de sel, où la vie, quelquefois, comme un peu de mousse au creux des ruines, ici et là se hasarde à fleurir.

Nous voilà donc changés en physiciens, en biologistes, examinant ces civilisations qui ornent des fonds de vallées, et, parfois, par miracle, s’épanouissent comme des parcs là où le climat les favorise. Nous voilà donc jugeant l’homme à l’échelle cosmique, l’observant à travers nos hublots, comme à travers des instruments d’étude. Nous voilà relisant notre histoire.

II

Le pilote qui se dirige vers le détroit de Magellan, survole un peu au sud de Rio Gallegos une ancienne coulée de lave. Ces décombres pèsent sur la plaine de leurs vingt mètres d’épaisseur. Puis, il rencontre une seconde coulée, une troisième, et désormais chaque bosse du sol, chaque mamelon de deux cents mètres, porte au flanc son cratère. Point d’orgueilleux Vésuve: posées à même la plaine, des gueules d’obusiers.

Mais aujourd’hui le calme s’est fait. On le subit avec surprise dans ce paysage désaffecté, où mille volcans se répondaient l’un l’autre, de leurs grandes orgues souterraines, quand ils crachaient leur feu. Et l’on survole une terre désormais muette, ornée de glaciers noirs.

Mais, plus loin, des volcans plus anciens sont habillés déjà d’un gazon d’or. Un arbre parfois pousse dans leur creux comme une fleur dans un vieux pot. Sous une lumière couleur de fin de jour, la plaine se fait luxueuse comme un parc, civilisée par l’herbe courte, et ne se bombe plus qu’à peine autour de ses gosiers géants. Un lièvre détale, un oiseau s’envole, la vie a pris possession d’une planète neuve, où la bonne pâte de la terre s’est enfin déposée sur l’astre.

Enfin, un peu avant Punta Arenas, les derniers cratères se comblent. Une pelouse unie épouse les courbes des volcans: ils ne sont plus désormais que douceur. Chaque fissure est recousue par ce lin tendre. La terre est lisse, les pentes sont faibles, et l’on oublie leur origine. Cette pelouse efface, du flanc des collines, le signe sombre.

Et voici la ville la plus sud du monde, permise par le hasard d’un peu de boue, entre les laves originelles et les glaces australes. Si près des coulées noires, comme on sent bien le miracle de l’homme! L’étrange rencontre! On ne sait comment, on ne sait pourquoi ce passager visite ces jardins préparés, habitables pour un temps si court, une époque géologique, un jour béni parmi les jours.

J’ai atterri dans la douceur du soir. Punta Arenas! Je m’adosse contre une fontaine et regarde les jeunes filles. À deux pas de leur grâce, je sens mieux encore le mystère humain. Dans un monde où la vie rejoint si bien la vie, où les fleurs dans le lit même du vent se mêlent aux fleurs, où le cygne connaît tous les cygnes, les hommes seuls bâtissent leur solitude.

Quel espace réserve entre eux leur part spirituelle! Un songe de jeune fille l’isole de moi, comment l’y joindre? Que connaître d’une jeune fille qui rentre chez elle à pas lents, les yeux baissés et se souriant à elle-même, et déjà pleine d’inventions et de mensonges adorables? Elle a pu, des pensées, de la voix et des silences d’un amant, se former un Royaume, et dès lors il n'est plus pour elle, en dehors de lui, que des barbares. Mieux que dans une autre planète, je la sens enfermée dans son secret, dans ses coutumes, dans les échos chantants de sa mémoire. Née hier de volcans, de pelouses ou de la saumure des mers, la voici déjà à demi divine.

Punta Arenas! Je m’adosse contre une fontaine. Des vieilles viennent y puiser; de leur drame je ne connaîtrai que ce mouvement de servantes. Un enfant, la nuque au mur, pleure en silence; il ne subsistera de lui, dans mon souvenir, qu’un bel enfant à jamais inconsolable. Je suis un étranger. Je ne sais rien. Je n’entre pas dans leurs Empires.

Dans quel mince décor se joue ce vaste jeu des haines, des amitiés, des joies humaines! D’où les hommes tirent-ils ce goût d’éternité, hasardés comme ils sont sur une lave encore tiède et déjà menacés par les sables futurs, menacés par les neiges? Leurs civilisations ne sont que fragiles dorures: un volcan les efface, une mer nouvelle, un vent de sable.

Cette ville semble reposer sur un vrai sol que l’on croit riche en profondeur comme une terre de Beauce. On oublie que la vie, ici comme ailleurs, est un luxe, et qu’il n’est nulle part de terre bien profonde sous le pas des hommes. Mais je connais, à dix kilomètres de Punta Arenas, un étang qui nous le démontre. Cerné d’arbres rabougris et de maisons basses, humble comme une mare dans une cour de ferme, il subit inexplicablement les marées. Poursuivant nuit et jour sa lente respiration parmi tant de réalités paisibles, ces roseaux, ces enfants qui jouent, il obéit à d’autres lois. Sous la surface unie, sous la glace immobile, sous l’unique barque délabrée, l’énergie de la lune opère. Des remous marins travaillent, dans ses profondeurs, cette masse noire. D’étranges digestions se poursuivent, là autour et jusqu’au détroit de Magellan, sous la couche légère d’herbe et de fleurs. Cette mare de cent mètres de large, au seuil d’une ville où l’on se croit chez soi, bien établi sur la terre des hommes, bat du pouls de la mer.

III

Nous habitons une planète errante. De temps à autre, grâce à l’avion elle nous montre son origine: une mare en relation avec la lune révèle des parentés cachées – mais j’en ai connu d’autres signes.

On survole de loin en loin, sur la côte du Sahara entre Cap Juby et Cisneros, des plateaux en forme de troncs de cône dont la largeur varie de quelques centaines de pas à une trentaine de kilomètres. Leur altitude, remarquablement uniforme, est de trois cents mètres. Mais, outre cette égalité de niveau, ils présentent les mêmes teintes, le même grain de leur sol, le même modelé de leur falaise. De même que les colonnes d’un temple, émergeant seules du sable, montrent encore les vestiges de la table qui s’est éboulée, ainsi ces piliers solitaires témoignent d’un vaste plateau qui les unissait autrefois.

Au cours des premières années de la ligne Casablanca-Dakar, à l’époque où le matériel était fragile, les pannes, les recherches et les sauvetages nous ont contraints d’atterrir souvent en dissidence. Or, le sable est trompeur: on le croit ferme et l’on s’enlise. Quant aux anciennes salines qui semblent présenter la rigidité de l’asphalte, et sonnent dur sous le talon, elles cèdent parfois sous le poids des roues. La blanche croûte de sel crève, alors, sur la puanteur d’un marais noir. Aussi choisissions-nous, quand les circonstances le permettaient, les surfaces lisses de ces plateaux: elles ne dissimulaient jamais de pièges.

Cette garantie était due à la présence d’un sable résistant, aux grains lourds, amas énorme de minuscules coquillages. Intacts encore à la surface du plateau, on les découvrait qui se fragmentaient et s’aggloméraient, à mesure que l’on descendait le long d’une arête. Dans le dépôt le plus ancien, à la base du massif, ils constituaient déjà du calcaire pur.

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