Courrier Sud - Antoine de Saint-Exupery 2 стр.


Une villa blanche entre les pins, une fenêtre s’allumait, puis une autre. Tu me disais:

«Voici l’étude où nous écrivions nos premiers poèmes…»

Nous venions de très loin. Nos manteaux lourds capitonnaient le monde et nos âmes de voyageurs veillaient au centre de nous-mêmes. Nous abordions les villes inconnues, les mâchoires closes, les mains gantées, bien protégés. Les foules coulaient sur nous sans nous heurter. Nous réservions pour les villes apprivoisées le pantalon de flanelle blanche et la chemise de tennis. Pour Casablanca, pour Dakar. À Tanger nous marchions nu-tête: il n’était pas besoin d’armure dans cette petite ville endormie.

Nous revenions solides, appuyés sur des muscles d’homme. Nous avions lutté, nous avions souffert, nous avions traversé des terres sans limites, nous avions aimé quelques femmes, joué parfois à pile ou face avec la mort, pour simplement dépouiller cette crainte, qui avait dominé notre enfance, des pensums et des retenues, pour assister invulnérables aux lectures des notes du samedi soir.

Ce fut dans le vestibule un chuchotement, puis des appels, puis toute une hâte de vieillards. Ils venaient, habillés de la lumière dorée des lampes, les joues de parchemin, mais les yeux si clairs: égayés, charmants. Et, tout de suite, nous comprîmes qu’ils nous savaient déjà d’une autre chair: les anciens ont coutume de revenir avec un pas dur qui prend sa revanche.

Car ils ne s’étonnaient pas de ma poignée de main robuste, ni du regard droit de Jacques Bernis, car ils nous traitèrent sans transition comme des hommes, car ils coururent chercher une bouteille de vieux Samos dont ils ne nous avaient jamais rien dit.

On s’installa pour le repas du soir. Ils se resserraient sous l’abat-jour comme les paysans autour du feu et nous apprîmes qu’ils étaient faibles.

Ils étaient faibles car ils devenaient indulgents, car notre paresse d’autrefois, qui devait nous conduire au vice, à la misère, n’était plus qu’un défaut d’enfant, ils en souriaient; car notre orgueil, qu’ils nous menaient vaincre avec tant de fougue, ils le flattaient, ce soir, le disaient noble. Nous tenions même des aveux du maître de philosophie.

Descartes avait, peut-être, appuyé son système sur une pétition de principe. Pascal… Pascal était cruel. Lui-même terminait sa vie, sans résoudre, malgré tant d’efforts, le vieux problème de la liberté humaine. Et lui, qui nous défendait de toutes ses forces contre le déterminisme, contre Taine, lui, qui ne voyait pas d’ennemi plus cruel dans la vie, pour des enfants qui sortent du collège, que Nietzsche, il nous avouait des tendresses coupables. Nietzsche… Nietzsche lui-même le troublait. Et la réalité de la matière… Il ne savait plus, il s’inquiétait… Alors ils nous interrogèrent. Nous étions sortis de cette maison tiède dans la grande tempête de la vie, il nous fallait leur raconter le vrai temps qu’il fait sur la terre. Si vraiment l’homme qui aime une femme devient son esclave comme Pyrrhus ou son bourreau comme Néron. Si vraiment l’Afrique et ses solitudes et son ciel bleu répondent à l’enseignement du maître de géographie. (Et les autruches qui ferment les yeux pour se protéger?) Jacques Bernis s’inclinait un peu car il possédait de grands secrets, mais les professeurs les lui dérobèrent.

Ils voulurent savoir de lui l’ivresse de l’action, le grondement de son moteur et qu’il ne nous suffisait plus, pour être heureux, de tailler comme eux des rosiers, le soir. C’était son tour d’expliquer Lucrèce ou l’Ecclésiaste et de conseiller. Bernis leur enseignait, à temps encore, ce qu’il faut emporter de vivres et d’eau pour ne pas mourir, perdu en panne dans le désert. Bernis en hâte leur jetait les derniers conseils: les secrets qui sauvent le pilote des Maures, les réflexes qui sauvent le pilote du feu. Et voici qu’ils hochaient la tête, encore inquiets, déjà rassurés et fiers aussi d’avoir lâché par le monde ces forces neuves. Ces héros qu’ils célébraient depuis toujours, ils les touchaient enfin du doigt et, les ayant enfin connus, pouvaient mourir. Ils parlèrent de Jules César, enfant.

Mais, de peur de les attrister, nous leur dîmes les déceptions et le goût amer du repos après l’action inutile. Et, comme le plus vieux rêvait, ce qui nous fit mal, combien la seule vérité est peut-être la paix des livres. Mais les professeurs le savaient déjà. Leur expérience était cruelle puisqu’ils enseignaient l’histoire aux hommes.

«Pourquoi êtes-vous revenus au pays?» Bernis ne leur répondait pas, mais les vieux professeurs connaissaient les âmes et, clignant de l’œil, pensaient à l’amour…

IV

La terre, de là-haut, paraissait nue et morte; l’avion descend: elle s’habille. Les bois de nouveau la capitonnent, les vallées, les coteaux impriment en elle une houle: elle respire. Une montagne qu’il survole, poitrine de géant couché, se gonfle presque jusqu’à lui.

Maintenant proche, comme le torrent sous un pont, le cours des choses s’accélère. C’est la débâcle de ce monde uni. Arbres, maisons, villages se séparent d’un horizon lisse, sont emportés derrière lui à la dérive.

Le terrain d’Alicante monte, bascule, se place, les roues le frôlent, s’en rapprochent comme d’un laminoir, s’y aiguisent…

Bernis descend de la carlingue, les jambes lourdes. Une seconde, il ferme les yeux; la tête pleine encore du bruit de son moteur et d’images vives, les membres encore comme chargés par les vibrations de l’appareil. Puis il entre dans le bureau où il s’assied avec lenteur, repousse du coude l’encrier, quelques livres, et tire à lui le carnet de route du 612.

Toulouse-Alicante: 5 h. 15 de vol.

Il s’interrompt, se laisse dominer par la fatigue et par le rêve. Il lui parvient un bruit confus. Une commère crie quelque part. Le chauffeur de la Ford ouvre la porte, s’excuse, sourit. Bernis considère gravement ces murs, cette porte et ce chauffeur grandeur nature. Il est mêlé pour dix minutes à une discussion qu’il ne comprend pas, à des gestes que l’on achève, que l’on commence. Cette vision est irréelle. Un arbre planté devant la porte dure pourtant depuis trente ans. Depuis trente ans repère l’image.

Moteur: Rien à signaler.

Avion: Penche à droite.

Il dépose le porte-plume, pense simplement: «J’ai sommeil», et le rêve qui serre ses tempes s’impose encore.

Une lumière couleur d’ambre sur un paysage si clair. Des champs bien ratissés et des prairies. Un village posé à droite, à gauche un troupeau minuscule et, l’enfermant, la voûte d’un ciel bleu. «Une maison», pense Bernis. Il se souvient d’avoir ressenti avec une évidence soudaine que ce paysage, ce ciel, cette terre étaient bâtis à la manière d’une demeure. Demeure familière, bien en ordre. Chaque chose si verticale. Nulle menace, nulle fissure dans cette vision unie: il était comme à l’intérieur du paysage.

Ainsi les vieilles dames se sentent éternelles à la fenêtre de leur salon. La pelouse est fraîche, le jardinier lent arrose les fleurs. Elles suivent des yeux son dos rassurant. Une odeur d’encaustique monte du parquet luisant et les ravit. L’ordre dans la maison est doux: le jour a passé traînant son vent et son soleil et ses averses pour user à peine quelques roses.

«C’est l’heure. Adieu.» Bernis repart.

Bernis entre dans la tempête. Elle s’acharne sur l’avion comme les coups de pioche du démolisseur: on en a vu d’autres, on passera. Bernis n’a plus que des pensées rudimentaires, les pensées qui dirigent l’action: sortir de ce cirque de montagnes où la tornade descendante le plonge, où la pluie en rafales est si drue qu’il fait nuit, sauter ce mur, gagner la mer.

Un choc! Une rupture? L’avion tout à coup pèse vers la gauche. Bernis le retient d’une main, puis des deux mains, puis de tout son corps. «Nom de Dieu!» L’avion a repris son poids vers la terre. Voici Bernis ruiné. Une seconde encore, et de cette maison bousculée, et qu’il vient à peine de comprendre, il sera rejeté pour toujours. Plaines, forêts, villages, jailliront vers lui en spirale. Fumée des apparences, spirales de fumée, fumée! Bergerie culbutée aux quatre coins du ciel…

«Ah! J’ai eu peur…» Un coup de talon libère un câble. Commande coincée. Quoi? Sabotage? Non. Trois fois rien: un coup de talon rétablit le monde. Quelle aventure!

Une aventure? Il ne reste de cette seconde qu’un goût dans la bouche, une aigreur de la chair. Eh! mais cette faille entrevue! Tout n’était là qu’en trompe-l’œil: routes, canaux, maisons, jouets des hommes!…

Passé. Fini. Ici le ciel est clair. La météo l’avait prédit. «Ciel un quart couvert de cirrus.» La météo? Les isobares? Les «Systèmes nuageux» du professeur Borjsen? Un ciel de fête populaire: oui. Un ciel de 14 Juillet. Il fallait dire: «À Malaga c’est jour de fête!» Chaque habitant possède dix mille mètres de ciel pur sur lui. Un ciel qui va jusqu’aux cirrus. Jamais l’aquarium ne fut si lumineux, si vaste. Ainsi dans le golfe, un soir de régates: ciel bleu, mer bleu, col bleu et les yeux bleu du capitaine. Congé lumineux.

Fini. Trente mille lettres ont passé.

La Compagnie prêchait: courrier précieux, courrier plus précieux que la vie. Oui. De quoi faire vivre trente mille amants… Patience, amants! Dans les feux du soir on vous arrive. Derrière Bernis les nuages épais, brassés dans une cuve par la tornade. Devant lui une terre vêtue de soleil, l’étoffe claire des prés, la laine des bois, le voile froncé de la mer.

À la hauteur de Gibraltar il fera nuit. Alors un virage à gauche vers Tanger détachera de Bernis l’Europe, banquise énorme, à la dérive…

Encore quelques villes nourries de terre brune puis l’Afrique. Encore quelques villes nourries de pâte noire puis le Sahara. Bernis assistera ce soir au déshabiller de la terre.

Bernis est las. Deux mois plus tôt, il montait vers Paris à la conquête de Geneviève. Il rentrait hier à la Compagnie, ayant mis de l’ordre dans sa défaite. Ces plaines, ces villes, ces lumières qui s’en vont, c’est bien lui qui les abandonne. Qui s’en dévêt. Dans une heure le phare de Tanger luira: Jacques Bernis, jusqu’au phare de Tanger, va se souvenir.

DEUXIÈME PARTIE

I

Je dois revenir en arrière, raconter ces deux mois passés, autrement qu’en resterait-il? Quand les événements que je vais dire auront peu à peu terminé leur faible remous, leurs cercles concentriques, sur ceux des personnages qu’ils ont simplement effacés, comme l’eau refermée d’un lac, quand seront amorties les émotions poignantes, puis moins poignantes, puis douces que je leur dois, le monde de nouveau me paraîtra sûr. Ne puis-je pas me promener déjà, là où devrait m’être cruel le souvenir de Geneviève et de Bernis, sans qu’à peine le regret me touche?

* * * * *

Deux mois plus tôt il montait vers Paris, mais, après tant d’absence, on ne retrouve plus sa place: on encombre une ville. Il n’était plus que Jacques Bernis habillé d’un veston qui sentait le camphre. Il se mouvait dans un corps engourdi, maladroit, et demandait à ses cantines, trop bien rangées dans un coin de la chambre, tout ce qu’elles révélaient d’instable, de provisoire: cette chambre n’était pas conquise encore par du linge blanc, par des livres.

«Allo… C’est toi?» Il recense les amitiés. On s’exclame, on le félicite:

– Un revenant! Bravo!

– Eh oui! Quand te verrai-je?

On n’est justement pas libre aujourd’hui. Demain? Demain on joue au golf, mais qu’il vienne aussi. Il ne veut pas? Alors après-demain. Dîner. Huit heures précises.

Il entre, pesant, dans un dancing, garde, parmi les gigolos, son manteau comme un vêtement d’explorateur. Ils vivent leur nuit dans cette enceinte comme des goujons dans un aquarium, tournent un madrigal, dansent, reviennent boire. Bernis dans ce milieu flou, où seul il garde sa raison, se sent lourd comme un portefaix, pèse droit sur ses jambes. Ses pensées n’ont point de halo. Il avance, parmi les tables, vers une place libre. Les yeux des femmes qu’il touche des siens se dérobent, semblent s’éteindre. Les jeunes gens s’écartent flexibles pour qu’il passe. Ainsi, la nuit, les cigarettes des sentinelles, à mesure que l’officier de ronde avance, tombent des doigts.

Ce monde, nous le retrouvions chaque fois, comme les matelots bretons retrouvent leur village de carte postale et leur fiancée trop fidèle, à leur retour à peine vieillie. Toujours pareille, la gravure d’un livre d’enfance. À reconnaître tout si bien en place, si bien réglé par le destin, nous avions peur de quelque chose d’obscur. Bernis s’informait d’un ami: «Mais oui. Le même. Ses affaires ne vont pas bien fort. Enfin tu sais… la vie.» Tous étaient prisonniers d’eux-mêmes, limités par ce frein obscur et non comme lui, ce fugitif, cet enfant pauvre, ce magicien.

Les visages de ses amis à peine usés, à peine amincis par deux hivers, par deux étés. Cette femme dans un coin du bar: il la reconnaissait. Le visage à peine fatigué d’avoir servi tant de sourires. Ce barman: le même. Il eut peur d’en être reconnu, comme si cette voix en l’interpellant devait ressusciter en lui un Bernis mort, un Bernis sans ailes, un Bernis qui ne s’était pas évadé.

Peu à peu, pendant le retour, un paysage se bâtissait déjà autour de lui, comme une prison. Les sables du Sahara, les rochers d’Espagne, étaient peu à peu retirés, comme des vêtements de théâtre, du paysage vrai qui allait transparaître. Enfin, dès la frontière franchie, Perpignan servie par sa plaine. Cette plaine où traînait encore le soleil, en coulées obliques, allongées, à chaque minute plus élimées, ces vêtements d’or, çà et là sur l’herbe, à chaque minute plus fragiles, plus transparents et qui ne s’éteignent pas mais s’évaporent. Alors ce limon vert, sombre et doux sous l’air bleu. Ce fond tranquille. Moteur au ralenti, cette plongée vers ce fond de mers où tout repose, où tout prend l’évidence et la durée d’un mur.

Ce trajet en voiture de l’aéroport vers la gare. Ces visages en face du sien fermés, durcis. Ces mains qui portaient leur destin gravé et reposaient à plat sur les genoux, si lourdes. Ces paysans frôlés qui revenaient des champs. Cette jeune fille devant sa porte qui guettait un homme entre cent mille, qui avait renoncé à cent mille espérances. Cette mère qui berçait un enfant, qui en était déjà prisonnière, qui ne pouvait fuir.

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