Courrier Sud - Antoine de Saint-Exupery 4 стр.


Elle ne pense pas toujours à l’amour: elle n’a pas le temps!

Elle se souvient des premiers jours de ses fiançailles. Elle sourit: Herlin découvre soudain qu’il est amoureux (sans doute l’avait-il oublié?). Il veut lui parler, l’apprivoiser, la conquérir: «Eh! Je n’ai pas le temps…» Elle marchait devant lui dans le sentier et d’une baguette nerveuse fauchait de jeunes branches sur le rythme d’une chanson. La terre mouillée sentait bon. Les branches se rabattaient en pluie sur le visage. Elle se répétait: «Je n’ai pas le temps… pas le temps!» Il fallait d’abord courir à la serre surveiller ses fleurs.

– Geneviève, vous êtes une enfant cruelle!

– Oui. Bien sûr. Regardez mes roses, elles pèsent lourd! C’est admirable une fleur qui pèse lourd.

– Geneviève, laissez-moi vous embrasser…

– Bien sûr. Pourquoi pas? Aimez-vous mes roses?

Les hommes aiment toujours ses roses.

«Mais non, mais non, mon petit Jacques, je ne suis pas triste.» Elle se penche à demi vers Bernis: «Je me souviens… j’étais une drôle de petite fille. Je m’étais fait un Dieu à mon idée. S’il me venait un désespoir d’enfant, je pleurais tout le jour sur l’irréparable. Mais, la nuit, dès la lampe soufflée, j’allais retrouver mon ami. Je lui disais dans ma prière: voilà ce qui m’arrive et je suis bien trop faible pour réparer ma vie gâchée. Mais je vous donne tout: vous êtes bien plus fort que moi. Débrouillez-vous. Et je m’endormais.»

Et puis, parmi les choses peu sûres, il en est tant d’obéissantes. Elle régnait sur les livres, les fleurs, les amis. Elle entretenait avec eux des pactes. Elle savait le signe qui fait sourire, le mot de ralliement, le seul: «Ah! C’est vous, mon vieil astrologue…» Ou quand Bernis entrait: «Asseyez-vous, enfant prodigue…» Chacun était lié à elle par un secret, par cette douceur d’être découvert, d’être compromis. L’amitié la plus pure devenait riche comme un crime.

«Geneviève, disait Bernis, vous régnez toujours sur les choses.»

Les meubles du salon, elle les remuait un peu, ce fauteuil elle le tirait, et l’ami trouvait enfin, là, surpris, sa vraie place dans le monde. Après la vie de tout un jour quel tumulte silencieux de musique éparse, de fleurs abîmées: tout ce que l’amitié saccage sur terre. Geneviève, sans bruit, faisait la paix dans son royaume. Et Bernis sentait si lointaine en elle, si bien défendue la petite fille captive qui l’avait aimé…

Mais les choses, un jour, se révoltèrent.

III

– Laisse-moi dormir…

– C’est inconcevable! Lève-toi. L’enfant étouffe.

Jetée hors du sommeil, elle courut au lit. L’enfant dormait. Lustré par la fièvre, la respiration courte, mais calme. Dans son demi-sommeil, Geneviève imaginait le souffle pressé des remorqueurs. «Quel travail!» Et cela durait depuis trois jours! Incapable de penser à rien, elle resta courbée sur le malade.

– Pourquoi m’as-tu dit qu’il étouffait? Pourquoi m’as-tu fait peur?…

Son cœur battait encore d’un tel sursaut. Herlin répondit:

– J’ai cru.

Elle savait qu’il mentait. Touché par quelque angoisse, incapable de souffrir seul, il faisait partager cette angoisse. La paix du monde, quand il souffrait, lui devenait insupportable. Et pourtant, après trois nuits de veille, elle avait besoin d’une heure de repos. Déjà, elle ne savait plus où elle en était.

Elle pardonnait ces mille chantages parce que les mots… quelle importance? Ridicule, cette comptabilité du sommeil!

«Tu n’es pas raisonnable», dit-elle seulement, puis, pour l’adoucir: «Tu es un enfant…»

Sans transition, elle demanda l’heure à la garde.

– Deux heures vingt.

– Ah oui?

Geneviève répétait «deux heures vingt…» Comme si s’imposait un geste urgent. Mais non. Il n’y avait rien qu’à attendre, comme en voyage. Elle tapota le lit, rangea les fioles, toucha la fenêtre. Elle créait un ordre invisible et mystérieux.

«Vous devriez dormir un peu», disait la garde.

Puis le silence. Puis, de nouveau, l’oppression d’un voyage où le paysage invisible court.

«Cet enfant qu’on a regardé vivre, qu’on a chéri…», déclamait Herlin. Il désirait se faire plaindre par Geneviève. Ce rôle de père malheureux…

«Occupe-toi, mon vieux, fais quelque chose!» conseillait doucement Geneviève. «Tu as un rendez-vous d’affaires: vas-y!»

Elle le poussait par les épaules, mais il cultivait sa douleur:

«Comment veux-tu! Dans un moment pareil…»

Dans un moment pareil, se disait Geneviève, mais… mais plus que jamais! Elle éprouvait un étrange besoin d’ordre. Ce vase déplacé, ce manteau d’Herlin traînant sur un meuble, cette poussière sur la console, c’était… c’étaient des pas gagnés par l’ennemi. Des indices d’une débâcle obscure. Elle luttait contre cette débâcle. L’or des bibelots, les meubles rangés sont des réalités claires à la surface. Tout ce qui est sain, net et luisant semblait, à Geneviève, protéger de la mort qui est obscure.

Le médecin disait: «Cela peut s’arranger: l’enfant est fort.» Bien sûr. Quand il dormait, il se cramponnait à la vie de ses deux petits poings fermés. C’était si joli. C’était si solide.

«Madame, vous devriez sortir un peu, vous promener, disait la garde; j’irai ensuite. Sans quoi nous n’allons pas tenir.»

Et le spectacle était étrange de cet enfant qui épuisait deux femmes. Qui, les yeux clos, la respiration courte, les entraînait au bout du monde.

Et Geneviève sortait pour fuir Herlin. Il lui faisait des conférences: «Mon devoir le plus élémentaire… Ton orgueil…» Elle ne comprenait rien à toutes ces phrases, parce qu’elle avait sommeil, mais certains mots l’étonnaient au passage comme «orgueil». Pourquoi orgueil? Qu’est-ce que ça vient faire ici?

Le médecin s’étonnait de cette jeune femme qui ne pleurait pas, ne prononçait aucun mot inutile, et le servait comme une infirmière précise. Il admirait cette petite servante de la vie. Et pour Geneviève, ces visites étaient les instants les meilleurs du jour. Non qu’il la consolât: il ne disait rien. Mais parce qu’en lui ce corps d’enfant était situé exactement. Parce que tout ce qui est grave, obscur, malsain, était exprimé. Quelle protection dans cette lutte contre l’ombre! Et cette opération même de l’avant-veille… Herlin geignait dans le salon. Elle était restée. Le chirurgien entrait dans la chambre en blouse blanche, comme la puissance tranquille du jour. L’interne et lui commençaient un combat rapide. Des mots nus, des ordres: chloroforme puis serrez puis iode détachés à voix basse et dépouillés d’émotion. Et tout à coup, comme Bernis dans son avion, elle avait eu la révélation d’une stratégie si forte: on allait vaincre.

«Comment peux-tu voir ça, disait Herlin, tu es donc une mère sans cœur?»

Un matin, devant le médecin, elle glissa doucement le long d’un fauteuil, évanouie. Quand elle revint à elle, il ne lui parla ni de courage ni d’espoir, ni n’exprima aucune pitié. Il la regarda gravement et lui dit: «Vous vous fatiguez trop. Ce n’est pas sérieux. Je vous donne l’ordre de sortir cet après-midi. N’allez pas au théâtre, les gens seraient trop bornés pour comprendre, mais faites quelque chose d’analogue.»

Et il pensait:

«Voilà ce que j’ai vu de plus vrai au monde.»

La fraîcheur du boulevard la surprit. Elle marchait et éprouvait un grand repos à se souvenir de son enfance. Des arbres, des plaines. Des choses simples. Un jour, beaucoup plus tard, cet enfant lui était venu et c’était quelque chose d’incompréhensible et en même temps de plus simple encore. Une évidence plus forte que les autres. Elle avait servi cet enfant à la surface des choses et parmi d’autres choses vivantes. Et les mots n’existaient pas pour décrire ce qu’elle avait tout de suite éprouvé. Elle s’était sentie… mais oui, c’est cela: intelligente. Et sûre d’elle-même et liée à tout et faisant partie d’un grand concert. Elle s’était fait porter le soir près de sa fenêtre. Les arbres vivaient, montaient, tiraient un printemps du sol: elle était leur égale. Et son enfant près d’elle respirait faiblement et c’était le moteur du monde et sa faible respiration animait le monde.

Mais depuis trois jours quel désarroi. Le moindre geste – ouvrir la fenêtre, la fermer – devenait lourd de conséquences. On ne savait plus quel geste faire. On touchait les fioles, les draps, l’enfant, sans connaître la portée du geste dans un monde obscur.

Elle passait devant un antiquaire. Geneviève songeait aux bibelots de son salon comme à des pièges pour le soleil. Tout ce qui retient la lumière lui plaisait, tout ce qui émerge, bien éclairé, à la surface. Elle s’arrêta pour savourer dans ce cristal un sourire silencieux: celui qui luit aux bons vieux vins. Elle mêlait, dans sa conscience fatiguée, lumière, santé, certitude de vivre et désira pour cette chambre d’enfant fuyant, ce reflet posé comme un clou d’or.

IV

Herlin revenait à la charge. «Et tu as le cœur de t’amuser, de flâner chez les antiquaires! Je ne te le pardonnerai jamais! C’est… – il cherchait ses mots – c’est monstrueux, c’est inconcevable, c’est indigne d’une mère!» Il avait machinalement tiré une cigarette et balançait d’une main un étui rouge. Geneviève entendit encore: «Le respect de soi-même!» Elle pensait aussi: «Va-t-il allumer sa cigarette?»

«Oui…,» lâcha lentement Herlin, il avait gardé cette révélation pour la fin: «Oui… Et pendant que la mère s’amuse, l’enfant vomit du sang!»

Geneviève devint très pâle.

Elle voulut quitter la pièce, il lui barra la porte. «Reste!» Il avait le souffle court d’une bête. Cette angoisse qu’il avait supportée seul, il la ferait payer!

«Tu vas me faire du mal et ensuite tu t’en voudras», lui dit simplement Geneviève.

Mais cette remarque destinée à la baudruche pleine de vent qu’il était, à sa nullité en face des choses, fut le coup de fouet décisif sur son exaltation. Et il déclama. Oui, elle avait toujours été indifférente à ses efforts, coquette, légère. Oui, il avait été longtemps la dupe, lui Herlin, qui plaçait en elle toute sa force. Oui. Mais tout cela n’était rien: il en souffrait seul, on est toujours seul dans la vie… Geneviève excédée se détournait: il la ramena face à lui et détacha:

– Mais les fautes des femmes se paient.

Et comme elle se dérobait encore, il s’imposa par un outrage:

– L’enfant meurt: c’est le doigt de Dieu!

Sa colère tombe d’un seul coup comme après un meurtre. Ce mot lâché, il en reste lui-même stupide. Geneviève toute blanche fait un pas vers la porte. Il devine quelle image elle emporte de lui quand la seule qu’il voulait former était noble. Et le désir lui vient d’effacer cette image, de réparer, de faire entrer de force en elle une image douce.

D’une voix tout à coup brisée:

«Pardon… reviens… j’ai été fou!»

La main sur le loquet et tournée à demi vers lui, elle lui semble un animal sauvage prêt à fuir s’il bouge. Il ne bouge pas.

«Viens… j’ai à te parler… c’est difficile…»

Elle reste immobile: de quoi a-t-elle peur? Il s’irrite presque d’une crainte si vaine. Il veut lui dire qu’il était fou, cruel, injuste, qu’elle seule est vraie, mais il faut d’abord qu’elle s’approche, qu’elle témoigne de la confiance, qu’elle se livre. Alors il s’humiliera devant elle. Alors elle comprendra… mais voici qu’elle tourne déjà le loquet.

Il allonge le bras et lui saisit brusquement le poignet. Elle le considère avec un mépris écrasant. Il se bute: il faut à tout prix maintenant la tenir sous son joug, lui montrer sa force, lui dire: «Vois: j’ouvre les mains.»

Il tira d’abord doucement, puis durement sur le bras fragile. Elle leva la main prête à le gifler mais il paralysa cette autre main. Maintenant il lui faisait mal. Il sentait qu’il lui faisait mal. Il pensait aux enfants qui se sont saisis d’un chat sauvage et, pour l’apprivoiser de force, l’étranglent presque, pour le caresser de force. Pour être doux. Il respirait profondément: «Je lui fais du mal, tout est perdu.» Il éprouva quelques secondes l’envie folle d’étouffer avec Geneviève cette image de lui qu’il formait et qui l’épouvantait lui-même.

Il desserra enfin les doigts avec un sentiment étrange d’impuissance et de vide. Elle s’écartait sans hâte, comme si vraiment il n’était plus à craindre, comme si quelque chose la plaçait soudain hors de portée. Il n’existait pas. Elle s’attarda, refit lentement sa coiffure et, toute droite, sortit.

Le soir, quand Bernis vint la voir, elle ne lui parla de rien. On n’avoue pas ces choses-là. Mais elle lui fit raconter des souvenirs de leur commune enfance et de sa vie à lui, là-bas. Et cela parce qu’elle lui confiait une petite fille à consoler et qu’on les console avec des images.

Elle appuyait son front à cette épaule et Bernis crut que Geneviève, tout entière, trouvait là son refuge. Sans doute le croyait-elle aussi. Sans doute ne savaient-ils pas que l’on aventure, sous la caresse, bien peu de soi-même.

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