Souvenirs De La Maison Des Morts - Dostoïevski Fedor Mikhaïlovitch 2 стр.


Une autre catégorie de modèles pose devant le peintre: les autorités du bagne, fonctionnaires et gens de police, les tristes maîtres de ce triste peuple. On retrouvera dans leurs portraits la même sobriété d’indignation, la même équanimité. Rien ne trahit chez Dostoïevsky l’ombre d’un ressentiment personnel, ni ce que nous appellerions l’esprit d’opposition. Il explique, il excuse presque la brutalité et l’arbitraire de ces hommes par la perversion fatale qu’entraîne le pouvoir absolu. Il dit quelque part: «Les instincts d’un bourreau existent en germe dans chacun de nos contemporains.» L’habitude et l’absence de frein développent ces instincts, parallèlement à des qualités qui forcent la sympathie. Il en résulte un bourreau bon garçon, une réduction de Néron, c’est-à-dire un type foncièrement vrai. On remarquera dans ce genre l’officier Smékalof, qui prend tant de plaisir à voir administrer les verges; les forçats raffolent de lui, parce qu’il les fustige drôlement.

– C’est un farceur, un cœur d’or, disent-ils à l’envi.

Qui expliquera les folles contradictions de l’homme, surtout de l’homme russe, instinctif, prime-sautier, plus près qu’un autre de la nature?

J’ai rencontré un de ces tyranneaux des mines sibériennes. Au mois d’octobre 1878, je me trouvais au célèbre couvent de Saint-Serge, près de Moscou. Des religieux erraient indolemment dans les cours, sous la robe noire des basiliens. Mon guide, un petit frère lai très-dégourdi, m’indiqua, avec une nuance de respect, un vieux moine accoudé sur la galerie du réfectoire, d’où il émiettait le reste de son pain de seigle aux pigeons qui s’abattaient des bouleaux voisins. – «C’est le père un tel, un ancien maître de police en Sibérie.» – Je m’approchai du cénobite. Il reconnut un étranger et m’adressa la parole en français. Sa conversation, bien que très-réservée, dénotait une ouverture d’horizon fort rare dans le monde où il vivait. Je laissai tomber le nom d’un des proscrits de décembre 1825, dont l’histoire m’était familière, «L’auriez-vous rencontré en Sibérie? demandai-je à mon interlocuteur. – Comment donc, il a été sous ma juridiction.» J’étais fixé. Je savais ce qu’avait été cette juridiction. Peu d’hommes dans tout l’empire eussent pu trouver dans leur mémoire les lourds secrets et les douloureuses images qui devaient hanter la conscience de ce moine. Quelle impulsion mystérieuse l’avait amené dans ce couvent, où il psalmodiait paisiblement les litanies depuis de longues années? Était-ce piété, remords, lassitude? – «En voilà un qui a beaucoup à expier, dis-je à mon guide: il a vu et fait des choses terribles; le repentir l’ai poussé ici, peut-être!» – Le petit frère convers me regarda d’un air étonné; évidemment, la vocation de son ancien ne s’était jamais présentée à son esprit sous ce point de vue, – «Nous sommes tous pécheurs!» répondit-il. Il ajouta, en clignant de l’œil vers le vieillard avec une nuance encore plus marquée de respect et d’admiration: «Sans doute, qu’il se repent: on raconte qu’il a beaucoup aimé les femmes.»

Dostoïevsky parcourt en tous sens ces âmes complexes. Le grand intérêt de son livre, pour les lettrés curieux de formes nouvelles, c’est qu’ils sentiront les mots leur manquer, quand ils voudront appliquer nos formules usuelles aux diverses faces de ce talent. Au premier abord, ils feront appel à toutes les règles de notre catéchisme littéraire, pour y emprisonner ce réaliste, cet impassible, cet impressionniste; ils continueront, croyant l’avoir saisi, et Protée leur échappera; son réalisme farouche découvrira une recherche inquiète de l’idéal, son impassibilité laissera deviner une flamme intérieure; cet art subtil épuisera des pages pour fixer un trait de physionomie et ramassera en une ligne tout le dessin d’une âme. Il faudra s’avouer vaincu, égaré sur des eaux troubles et profondes, dans un grand courant de vie qui porte vers l’aurore.

Je ne me dissimule point les défauts de Dostoïevsky, la lenteur habituelle du trait, le désordre et l’obscurité de la narration, qui revient sans cesse sur elle-même, l’acharnement de myope sur le menu détail, et parfois la complaisance maladive pour le détail répugnant. Plus d’un lecteur en sera rebuté, s’il n’a pas la flexibilité d’esprit nécessaire pour se plier aux procédés du génie russe, assez semblables à ceux du génie anglais. À l’inverse de notre goût, qui exige des effets rapides, pressés, pas bien profonds par exemple, vos consciencieux ouvriers du Nord, un Thackeray ou un Dostoïevsky, accumulent de longues pages pour préparer un effet tardif. Mais aussi quelle intensité dans cet effet, quand on a la patience de l’attendre! Comme le boulet est chassé loin par cette pesante charge de poudre, tassée grain à grain! Je crois pouvoir promettre de délicates émotions à ceux qui auront cette patience de lecture, si difficile à des Français.

Il y a bien un moyen d’apprivoiser le public; on ne l’emploie que trop. C’est d’étrangler les traductions de et ces œuvres étrangères, de les «adapter» à notre goût. On a impitoyablement écarté plusieurs de ces fantaisies secourables, on a attendu, pour nous offrir les Souvenirs de la maison des morts, une version qui fût du moins un décalque fidèle du texte russe. Eût-il été possible, tout en satisfaisant à ce premier devoir du traducteur, de donner au récit et surtout aux dialogues une allure plus conforme aux habitudes de notre langue? C’est un problème ardu que je ne veux pas examiner, n’ayant pas mission de juger ici la traduction de M. Neyroud. Je viens de parler de l’écrivain russe d’après les impressions que m’a laissées son œuvre originale; je n’ose espérer que ces impressions soient aussi fortes sur le lecteur qui va les recevoir par intermédiaire.

Mais j’ai hâte de laisser la parole à Dostoïevsky. Quelle que soit la fortune de ses Souvenirs, je ne regretterai pas d’avoir plaidé pour eux. C’est si rare et si bon de recommander un livre ou l’on est certain que pas une ligne ne peut blesser une âme, que pas un mot ne risque d’éveiller une passion douteuse; un livre que chacun fermera avec une idée meilleure de l’humanité, avec un peu moins de sécheresse pour les misères d’autrui, un peu plus de courage contre ses propres misères. Voilà, si l’on veut bien y réfléchir, un divin mystère de solidarité. Une affreuse souffrance fut endurée, il y a trente ans, par un inconnu, dans une geôle de Sibérie, presque à nos antipodes; conservée en secret depuis lors, elle vit, elle sert, elle vient de si loin assainir et fortifier d’autres hommes. C’est la plante aux sucs amers, morte depuis longtemps dans quelque vallée d’un autre hémisphère, et dont l’essence recueillie guérit les plaies de gens qui ne l’ont jamais vue fleurir. Oui, nulle souffrance ne se perd, toute douleur fructifie, il en reste un arôme subtil qui se répand indéfiniment dans le monde. Je ne donne point cette vérité pour une découverte; c’est tout simplement l’admirable doctrine de l’Église sur le trésor des souffrances des saints. Ainsi de bien d’autres inventions qui procurent beaucoup de gloire à tant de beaux esprits; changez les mots, grattez le vernis de «psychologie expérimentale», reconnaissez la vieille vérité sous la rouille théologique; des philosophes vêtus de bure avaient aperçu tout cela, il y a quelques centaines d’années, en se relevant la nuit dans un cloître pour interroger leur conscience.

Enfin, ce n’est pas d’eux qu’il s’agit, mais de ce forçat sibérien, de ce petit apôtre laïque au corps ravagé, à l’âme endolorie, toujours agité entre d’atroces visions et de doux rêves. Je crois le voir encore dans ses accès de zèle patriotique, déblatérant contre l’abomination de l’Occident et la corruption française. Comme la plupart des écrivains étrangers, il nous jugeait sur les grimaces littéraires que nous leur montrons quelquefois. On l’eût bien étonné, si on lui eût prédit qu’il irait un matin dans Paris pour y réciter son étrange martyrologe! – Allez et ne craignez rien, Féodor Michaïlovitch. Quelque mal qu’on ait pu vous dire de notre ville, vous verrez comme on s’y fait entendre en lui parlant simplement, avec la vérité qu’on tire de son cœur.

Vicomte E. M. de Vogüé.

PREMIÈRE PARTIE

Au milieu des steppes, des montagnes ou des forêts impraticables des contrées reculées de la Sibérie, on rencontre, de loin en loin, de petites villes d’un millier ou deux d’habitants, entièrement bâties en bois, fort laides, avec deux églises, – l’une au centre de la ville, l’autre dans le cimetière, – en un mot, des villes qui ressemblent beaucoup plus à un bon village de la banlieue de Moscou qu’à une ville proprement dite. La plupart du temps, elles sont abondamment pourvues de maîtres de police, d’assesseurs et autres employés subalternes. S’il fait froid en Sibérie, le service du gouvernement y est en revanche extraordinairement avantageux. Les habitants sont des gens simples, sans idées libérales; leurs mœurs sont antiques, solides et consacrées par le temps. Les fonctionnaires, qui forment à bon droit la noblesse sibérienne, sont ou des gens du pays, Sibériens enracinés, ou des arrivants de Russie. Ces derniers viennent tout droit des capitales, séduits par la haute paye, par la subvention extraordinaire pour frais de voyage et par d’autres espérances non moins tentantes pour l’avenir. Ceux qui savent résoudre le problème de la vie restent presque toujours en Sibérie et s’y fixent définitivement. Les fruits abondants et savoureux qu’ils récoltent plus tard les dédommagent amplement; quant aux autres, gens légers et qui ne savent pas résoudre ce problème, ils s’ennuient bientôt en Sibérie et se demandent avec regret pourquoi ils ont fait la bêtise d’y venir. C’est avec impatience qu’ils tuent les trois ans, – terme légal de leur séjour; – une fois leur engagement expiré, ils sollicitent leur retour et reviennent chez eux en dénigrant la Sibérie et en s’en moquant. Ils ont tort, car c’est un pays de béatitude, non seulement en ce qui concerne le service public, mais encore à bien d’autres points de vue. Le climat est excellent; les marchands sont riches et hospitaliers; les Européens aisés y sont nombreux. Quant aux jeunes filles, elles ressemblent à des roses fleuries; leur moralité est irréprochable. Le gibier court dans les rues et vient se jeter contre le chasseur. On y boit du champagne en quantité prodigieuse; le caviar est étonnant; la récolte rend quelquefois quinze pour un. En un mot, c’est une terre bénie dont il faut seulement savoir profiter, et l’on en profite fort bien!

C’est dans l’une de ces petites villes, – gaies et parfaitement satisfaites d’elles-mêmes, dont l’aimable population m’a laissé un souvenir ineffaçable, – que je rencontrai un exilé, Alexandre Pétrovitch Goriantchikof, ci-devant gentilhomme-propriétaire en Russie. Il avait été condamné aux travaux forcés de la deuxième catégorie, pour avoir assassiné sa femme. Après avoir subi sa condamnation, – dix ans de travaux forcés, – il demeurait tranquille et inaperçu en qualité de colon dans la petite ville de K… À vrai dire, il était inscrit dans un des cantons environnants, mais il vivait à K…, où il trouvait à gagner sa vie en donnant des leçons aux enfants. On rencontre souvent dans les villes de Sibérie des déportés qui s’occupent d’enseignement. On ne les dédaigne pas, car ils enseignent la langue française, si nécessaire dans la vie, et dont on n’aurait pas la moindre idée sans eux, dans les parties reculées de la Sibérie. Je vis Alexandre Pétrovitch pour la première fois chez un fonctionnaire, Ivan Ivanytch Gvosdikof, respectable vieillard fort hospitalier, père de cinq filles qui donnaient les plus belles espérances. Quatre fois par semaine, Alexandre Pétrovitch leur donnait des leçons à raison de trente kopeks (argent) la leçon. Son extérieur m’intéressa. C’était un homme excessivement pâle et maigre, jeune encore, – âgé de trente-cinq ans environ, – petit et débile, toujours fort proprement habillé à l’européenne. Quand vous lui parliez, il vous fixait d’un air très-attentif, écoutait chacune de vos paroles avec une stricte politesse et d’un air réfléchi, comme si vous lui aviez posé un problème ou que vous vouliez lui extorquer un secret. Il vous répondait nettement et brièvement, mais en pesant tellement chaque mot, que l’on se sentait tout à coup mal à son aise, sans savoir pourquoi, et que l’on se félicitait de voir la conversation terminée. Je questionnai Ivan Ivanytch à son sujet; il m’apprit que Goriantchikof était de mœurs irréprochables, sans quoi, lui, Ivan Ivanytch, ne lui aurait pas confié l’instruction de ses filles, mais que c’était un terrible misanthrope, qui se tenait à l’écart de tous, fort instruit, lisant beaucoup, parlant peu et se prêtant assez mal à une conversation à cœur ouvert.

Certaines personnes affirmaient qu’il était fou, mais on trouvait que ce n’était pas un défaut si grave; aussi les gens les plus considérables de la ville étaient-ils prêts à témoigner des égards à Alexandre Pétrovitch, car il pouvait être fort utile, au besoin, pour écrire des placets. On croyait qu’il avait une parenté fort honorable en Russie, – peut-être même dans le nombre y avait-il des gens haut placés, – mais on n’ignorait pas que depuis son exil il avait rompu toutes relations avec elle. En un mot, il se faisait du tort à lui-même. Tout le monde connaissait son histoire et savait qu’il avait tué sa femme par jalousie, – moins d’un an après son mariage, – et, qu’il s’était livré lui-même à la justice, ce qui avait beaucoup adouci sa condamnation. Des crimes semblables sont toujours regardés comme des malheurs, dont il faut avoir pitié. Néanmoins, cet original se tenait obstinément à l’écart et ne se montrait que pour donner des leçons.

Tout d’abord je ne fis aucune attention à lui; puis sans que j’en sus moi-même la cause, il m’intéressa: il était quelque peu énigmatique. Causer avec lui était de toute impossibilité. Certes, il répondait à toutes mes questions: il semblait même s’en faire un devoir, mais une fois qu’il m’avait répondu, je n’osais l’interroger plus longtemps; après de semblables conversations, on voyait toujours sur son visage une sorte de souffrance et d’épuisement. Je me souviens que par une belle soirée d’été, je sortis avec lui de chez Ivan Ivanytch. Il me vint brusquement à l’idée de l’inviter à entrer chez moi, pour fumer une cigarette; je ne saurais décrire l’effroi qui se peignit sur son visage; il se troubla tout à fait, marmotta des mots incohérents, et soudain, après m’avoir regardé d’un air courroucé, il s’enfuit dans une direction opposée. J’en fus fort étonné. Depuis, lorsqu’il me rencontrait, il semblait éprouver à ma vue une sorte de frayeur, mais je ne me décourageai pas. Il avait quelque chose qui m’attirait; un mois après, j’entrai moi-même chez Goriantchikof, sans aucun prétexte. Il est évident que j’agis alors sottement et sans la moindre délicatesse. Il demeurait à l’une des extrémités de la ville, chez une vieille bourgeoise dont la fille était poitrinaire. Celle-ci avait une petite enfant naturelle âgée de dix ans, fort jolie et très-joyeuse. Au moment où j’entrai, Alexandre Pétrovitch était assis auprès d’elle et lui enseignait à lire. En me voyant, il se troubla, comme si je l’avais surpris en flagrant délit. Tout éperdu, il se leva brusquement et me regarda fort étonné. Nous nous assîmes enfin; il suivait attentivement chacun de mes regards, comme s’il m’eût soupçonné de quelque intention mystérieuse. Je devinai qu’il était horriblement méfiant. Il me regardait avec dépit, et il ne tenait à rien qu’il me demandât: – Ne t’en iras-tu pas bientôt?

Je lui parlai de notre petite ville, des nouvelles courantes; il se taisait ou souriait d’un air mauvais: je pus constater qu’il ignorait absolument ce qui se faisait dans notre ville et qu’il n’était nullement curieux de l’apprendre. Je lui parlai ensuite de notre contrée, de ses besoins: il m’écoutait toujours en silence en me fixant d’un air si étrange que j’eus honte moi-même de notre conversation. Je faillis même le fâcher en lui offrant, encore non coupés, les livres et les journaux que je venais de recevoir par la dernière poste. Il jeta sur eux un regard avide, mais il modifia aussitôt son intention et déclina mes offres, prétextant son manque de loisir. Je pris enfin congé de lui; en sortant, je sentis comme un poids insupportable tomber de mes épaules. Je regrettais d’avoir harcelé un homme dont le goût était de se tenir à l’écart de tout le monde. Mais la sottise était faite. J’avais remarqué qu’il possédait fort peu de livres; il n’était donc pas vrai qu’il lût beaucoup. Néanmoins, à deux reprises, comme je passais en voiture fort tard devant ses fenêtres, je vis de la lumière dans son logement. Qu’avait-il donc à veiller jusqu’à l’aube? Écrivait-il, et, si cela était, qu’écrivait-il?

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