LÉternel Mari - Dostoïevski Fedor Mikhaïlovitch 2 стр.


C'est ce que faisait Veltchaninov: il était tout disposé à profiter des entractes pour se distraire; mais, plus le temps marchait, plus l'existence lui devenait pénible à Pétersbourg. Juillet approchait. Il lui venait souvent une envie subite de tout planter là, son procès et le reste, de s'en aller quelque part, n'importe où, tout de suite, quelque part en Crimée, par exemple. Une heure après, généralement, il riait de son projet: «Toutes ces maudites pensées, il n'y a pas de climat, pas de midi qui en puisse venir à bout; maintenant qu'elles sont là, moi qui suis un homme réglé, il n'y a plus moyen que j'y échappe; et puis, il n'y a pas de raison…»

«Pourquoi m'en irais-je? – continuait-il à philosopher avec amertume. – Il fait ici tant de poussière, et une chaleur si étouffante; cette maison est si sale; il y a dans ces tribunaux où je passe mon temps, chez tous ces hommes d'affaires, tant de préoccupations énervantes, tant de soucis écrasants; il y a dans tous ces gens qui emplissent la ville, sur ces figures qui passent du matin au soir, un égoïsme si naïvement et si sincèrement étalé, une audace si grossière, une lâcheté si mesquine, une poltronnerie si basse, qu'à parler très sérieusement, c'est ici le paradis pour un hypocondriaque. Tout est franc, tout s'étale, rien ne se donne la peine de dissimuler, comme font nos dames partout, à la campagne, aux eaux ou à l'étranger; oui, vraiment, tout mérite ici la plus entière estime, rien que pour sa franchise et pour sa simplicité… Je ne partirai pas! Je crèverai ici, mais je ne partirai pas!»

II LE MONSIEUR AU CRÊPE

C'était le 3 juillet. L'air était lourd, la chaleur suffocante. Ce jour-là, Veltchaninov eut énormément à faire. Des courses occupèrent toute sa matinée; une visite chez un conseiller d'État, homme entendu, qui pouvait lui être utile et qu'il devait aller voir d'urgence à sa maison de campagne, très loin, quelque part sur la Tchiornaïa.

Le soir donc, vers six heures, Veltchaninov entra pour dîner dans un restaurant de fâcheuse apparence, mais français, situé sur la Perspective Nevski, près du pont de la Police. Il s'assit dans son coin habituel, à la petite table qui lui était réservée, et commanda son dîner. Chaque jour il dînait pour un rouble, non compris le vin, dont il n'usait que par extraordinaire, vu le mauvais état de ses affaires. Il s'étonnait souvent qu'on pût manger pareille cuisine; et pourtant il avalait jusqu'à la dernière miette, et chaque fois il dévorait avec autant d'appétit que s'il n'eût pas mangé depuis trois jours. «Ce doit être maladif», pensait-il lorsqu'il le remarquait.

Ce soir-là, il prit place à la petite table avec les pires dispositions d'esprit; il jetait violemment son chapeau dans un coin, s'accouda et songea. Pour peu que son voisin eût fait le moindre bruit, ou que le garçon ne l'eût pas immédiatement compris, lui, qui d'ordinaire restait toujours courtois et qui savait à l'occasion demeurer impassible, il eût fait, sans aucun doute, du tapage et peut-être un scandale.

Le potage servi, Veltchaninov prit sa cuiller; mais, tout à coup, d'un geste brusque, il la jeta sur la table et bondit presque de dessus sa chaise. Une pensée imprévue s’était emparée de lui soudain. En un instant, Dieu sait comment, il venait de comprendre le motif de son angoisse, de cette angoisse étrange qui le torturait depuis plusieurs jours, qui l'étreignait, Dieu sait comment et Dieu sait pourquoi, sans un moment de répit. Voici que tout d'un coup il le comprenait et le voyait ce motif aussi distinctement que les cinq doigts de sa main.

– Le chapeau!… murmurait-il comme illuminé. Oui, ce chapeau maudit, avec cet abominable crêpe: voilà la cause de tout!

Veltchaninov se mit à réfléchir; mais, plus il songeait, plus il devenait sombre, plus «tout l'événement» lui paraissait étrange. «Mais… Mais… y a-t-il bien là un événement?» objectait-il, toujours en défiance. «Qu'y a-t-il dans tout cela qui ressemble à un événement?»

Ce qui s'était passé, le voici:

Environ quinze jours auparavant – à vrai dire, il ne se rappelait pas au juste, mais il devait bien y avoir cela -, il avait rencontré, pour la première fois, dans la rue, quelque part, oui, à l'angle des rues Podiatcheskaïa et Mechtchanskaïa, un homme qui portait un crêpe à son chapeau. Ce monsieur était comme tout le monde et n'avait rien de particulier; il passa vite, mais en passant jeta à Veltchaninov un regard extrêmement direct, et qui attira extraordinairement son attention. Il eut immédiatement l'impression qu'il connaissait cette figure. Certainement, il l'avait rencontrée quelque part.

«Bah! pensa-t-il, n'ai-je pas rencontré, comme cela, dans ma vie, des milliers de visages? On ne peut pas se les rappeler tous.»

Vingt pas plus loin, il avait oublié cette rencontre, malgré l'impression qu'elle lui avait faite. Néanmoins, cette impression dura toute la journée, étrangement: c'était comme une irritation, sans objet, et très particulière.

Maintenant, quinze jours après, il se rappelait tout cela très clairement. Il se rappelait aussi qu'il n'avait pu comprendre alors d'où lui venait cette irritation, au point qu'il n'eut même pas l'idée d'un rapprochement possible entre sa mauvaise humeur de toute la soirée et sa rencontre du matin. Mais l'homme prit soin de ne pas se laisser oublier: le lendemain, il se retrouva en face de Veltchaninov, sur la Perspective Nevski, et, comme la première fois, il le fixa d'une manière étrange. Veltchaninov cracha en signe de dédain; puis à peine eut-il craché qu'il s'étonna de ce qu'il venait de faire. «Il y a évidemment des physionomies qui vous inspirent, on ne sait pourquoi, un invincible dégoût.»

– Il n'y a pas de doute, je l'ai déjà rencontré quelque part, murmurait-il d'un air pensif, une demi-heure encore après la rencontre.

Et, de nouveau, pendant toute la soirée, il fut de très maussade humeur; la nuit, il eut un sommeil très agité, et il neut toujours pas l'idée que l'homme en deuil pût être la cause de son malaise, bien que ce soir-là il lui revint fréquemment à la mémoire. Même il s'en voulait de ce qu' «une pareille niaiserie» tenait tant de place dans ses souvenirs, et il eût certes été fort humilié d'avoir à lui attribuer l'état dont il souffrait, s'il avait pu y songer.

Deux jours plus tard, il le rencontra de nouveau, cette fois, dans une foule, à un débarcadère de la Neva. Cette fois, Veltchaninov aurait volontiers juré que le «Monsieur au crêpe» l'avait reconnu et que la foule les avait aussitôt séparés; il croyait bien qu'il avait fait mine de lui tendre la main; peut-être même l’avait-il appelé par son nom. Le reste, Veltchaninov ne l'avait pas entendu distinctement; pourtant… «Mais qu'est-ce donc que cette canaille? Pourquoi ne vient-il pas à moi, si en effet il me connaît, et s'il veut m'approcher?» songea-t-il en colère, comme il sautait dans un fiacre pour se faire conduire au couvent de Smolny.

Une demi-heure plus tard, il discutait chaudement avec son avocat, mais le soir et la nuit ramenèrent en lui l'angoisse la plus fantastique.

«Aurais-je un débordement de bile?» se demanda-t-il avec inquiétude, en se regardant dans un miroir.

Puis cinq jours se passèrent sans qu'il rencontrât «personne», et sans que «la canaille» donnât signe de vie. Et pourtant, il ne pouvait pas avoir oublié l'homme au crêpe!

«Mais quai-je donc à m'occuper ainsi de lui? pensait Veltchaninov. Hum!… Bien sûr il a, lui aussi, beaucoup d'affaires à Pétersbourg. Mais, de qui donc est-il en deuil?… Il m'a évidemment reconnu… Moi pas… Et, pourquoi ces gens-là portent-ils du crêpe?… Cela ne leur va pas… Je crois bien que si je le voyais de plus près, je le reconnaîtrais…»

Et c'était comme si quelque chose commençait à s'agiter dans ses souvenirs, c'était comme un mot que l'on sait bien, qu'on a oublié, et qu'on s'efforce tant qu'on peut de retrouver. On le sait parfaitement, ce mot; on sait qu'on le sait; on sait ce qu'il veut dire, on tourne tout autour, et on ne peut le saisir. «C'était… c'était, il y a longtemps… c'était quelque part… il y avait là… il y avait là… Que le diable emporte ce qu'il y avait là ou non! Est-ce bien la peine pour cette canaille de se donner tant de mal?» Il s'était mis terriblement en colère.

Mais le soir, quand il se rappela sa colère «terrible», il éprouva une grande confusion, – comme si quelqu'un l'eût surpris à mal faire. Il en fut inquiet et étonné: «Il faut qu'il y ait une raison pour que je m'emporte ainsi de but en blanc… à propos d'un simple souvenir…» Il n'alla pas jusqu'au bout de sa pensée.

Le lendemain, il eut une colère encore plus violente; mais, cette fois, il lui sembla qu'il y avait de quoi et qu'il était dans son droit absolument. «A-t-on jamais vu pareille insolence!» Il s'agissait d'une quatrième rencontre avec le monsieur au crêpe qui, de nouveau, avait comme surgi de dessous terre.

Voici l'histoire.

Veltchaninov venait de saisir enfin au passage, dans la rue, ce conseiller d'État, cet homme important qu'il poursuivait depuis longtemps. Ce fonctionnaire, qu'il connaissait un peu, et qui pouvait lui être utile dans son affaire, avait manifestement tout fait pour ne pas se laisser prendre et pour éviter de se rencontrer avec lui. Veltchaninov, ravi de le tenir enfin, marchait à côté de lui, le sondant du regard, dépensant des trésors d'adresse pour amener le vieux malin à un sujet de conversation qui lui permît de lui arracher le précieux mot, tant désiré; mais le finaud était sur ses gardes, répondait par des plaisanteries, ou se taisait. – Et voici que tout à coup, à ce moment difficile et décisif, le regard de Veltchaninov rencontra sur le trottoiropposé le monsieur au crêpe. Il était arrêté, regardait fixement vers eux; il les suivait, c'était clair, et, sans aucun doute, il se moquait d'eux.

– Le diable l'emporte! s'écria, tout en fureur, Veltchaninov, qui avait aussitôt pris congé du tchinovnik, et qui attribuait tout l'insuccès de ses efforts à l'apparition soudaine de «l'insolent», – le diable l'emporte! Je crois vraiment qu'il m'espionne! Il n'y a pas de doute, il me suit. Il est payé pour cela, et… et… par Dieu, il se moque de moi! Par Dieu, il va avoir affaire à moi! Si j'avais une canne!… Je vais acheter une canne! Je ne puis supporter cela! Qui est-ce, cet individu? Il faut que je sache qui c'est.

Il s'était passé trois jours depuis cette quatrième rencontre, lorsque nous avons trouvé Veltchaninov à son restaurant, hors de lui, et comme effondré. En dépit de son orgueil, il fallait bien qu'il s'en fît l'aveu, c'était bien cela. Tout bien examiné, il était forcé de convenir que son humeur, et l'angoisse étrange qui l'étouffait depuis quinze jours, n'avait d'autre cause que l'homme en deuil, ce «rien du tout».

«Je suis hypocondriaque, c'est vrai; je suis toujours prêt à faire d'une mouche un éléphant, c'est encore vrai; mais tout cela serait-il moins pénible pour n'être qu'une imagination? – Si un pareil coquin peut se permettre de bouleverser complètement un homme, alors… alors…»

Cette fois, en effet, à la cinquième rencontre, qui avait eu lieu ce jour-là et qui avait mis Veltchaninov hors de lui, l'éléphant n'était guère qu'une mouche. L'homme avait passé, mais, cette fois, n'avait pas dévisagé Veltchaninov, n'avait pas fait mine de le connaître: il marchait les yeux baissés, et semblait très désireux de n'être pas remarqué. Veltchaninov s'était dirigé vers lui, et lui avait crié à pleine voix:

– Dites donc, l'homme qui crêpe! Vous vous sauvez, à présent! Arrêtez donc! Qui êtes-vous?

La question, et toute cette interpellation, n'avait aucune espèce de sens. Mais Veltchaninov ne s'en aperçut qu'après avoir crié. L'homme ainsi interpellé s'était retourné, s'était arrêté un instant, avait paru hésiter, avait souri, avait paru vouloir dire ou faire quelque chose, était resté extrêmement indécis, puis s'était brusquement éloigné sans regarder derrière lui. Veltchaninov le suivait de l'œil, tout stupéfait.

«Serait-ce moi qui le poursuis, songea-t-il, et non pas lui?…»

Quand il eut achevé de dîner, Veltchaninov courut à la maison de campagne du tchinovnik. Il n'était pas chez lui: on lui répondit «qu'il n'était pas rentré depuis le matin, qu'il ne rentrerait sans doute pas avant trois ou quatre heures de la nuit, parce qu'il était en ville, chez son neveu». Veltchaninov s'en trouva «offensé» au point que son premier mouvement fut d'aller chez le neveu. Mais en route il réfléchit que cela le mènerait loin, quitta son fiacre à mi-chemin et se dirigea en flânant vers sa maison, proche du Grand-Théâtre. Il sentait qu'il avait besoin de marcher. Il lui fallait une bonne nuit de sommeil pour calmer l'ébranlement de ses nerfs, et, pour dormir, il lui fallait de la fatigue. Il ne se trouva donc chez lui qu'à dix heures et demie, car la distance était grande, et il rentra éreinté.

Le logement que Veltchaninov avait loué au mois de mars après s'être donné tant de mal pour le trouver – s'excusant, par la suite, de ce «qu'il était en camp volant, et n'habitait que momentanément Pétersbourg… à cause de ce maudit procès» -, cet appartement était loin d'être aussi incommode, aussi peu convenable que lui-même se plaisait à le dire. L'entrée, il faut le reconnaître, était un peu sombre, malpropre même. Il n'y en avait pas d'autre, d'ailleurs, que la porte cochère. Mais l'appartement, situé au deuxième étage, était composé de deux pièces très claires, très hautes, et séparées par une antichambre à demi obscure. L'une de ces deux pièces avait vue sur la cour; l'autre, sur la rue. À la première était contigu un cabinet qui pouvait servir de chambre à coucher, mais où Veltchaninov avait mis des livres et des papiers. Il avait choisi la seconde pour sa chambre, le divan faisant office de lit. L'ameublement de ces deux pièces offrait à l'œil un certain aspect de confort, bien qu'en réalité il se trouvât passablement usé. Çà et là, quelques objets de prix, vestiges de temps meilleurs – des bibelots en bronze, en porcelaine; «de grandes, de vraies moquettes; deux tableaux d'assez bonne facture -, le tout dans un grand désordre, sous une poussière accumulée depuis le départ de Parlaguéia, la jeune fille qui servait Veltchaninov et qui, tout à coup, l'avait laissé pour s'en retourner chez ses parents, à Novgorod.

Lorsqu'il songeait à ce fait étrange d'une jeune fille ainsi placée chez un garçon qui, pour rien au monde, n'aurait voulu mentir à sa qualité de gentleman, la rougeur montait aux joues de Veltchaninov. Il n'avait jamais eu lieu pourtant que d'être satisfait de cette Parlaguéia. Elle était entrée chez lui au moment où il avait loué son appartement, c'est-à-dire au printemps, sortant de chez une fille qui allait habiter l'étranger. Parlaguéia était très soigneuse et eut bientôt mis de l'ordre dans tout ce qui lui était confié. Veltchaninov, après le départ de la jeune fille, ne voulut plus reprendre la femme comme domestique. «Ce n'était guère la peine de prendre, pour si peu de temps, un valet…»D'ailleurs, il détestait la valetaille. Il fut donc décidé que les chambres seraient rangées chaque matin par la sœur de la concierge, Mavra, à laquelle il laissait en sortant la clef de la porte qui donnait sur la cour. En réalité, Mavra ne faisait rien, touchait son salaire et probablement volait. Tout cela lui était devenu indifférent, et il était même bien aise que la maison demeurât vide.

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