Le Spleen De Paris - Baudelaire Charles 10 стр.


– Moi, dit le quatrième, j’ai enduré des souffrances atroces par le contraire de ce qu’on reproche en général à l’égoïste femelle. Je vous trouve mal venus, trop fortunés mortels, à vous plaindre des imperfections de vos maîtresses!»

Cela fut dit d’un ton fort sérieux, par un homme d’un aspect doux et posé, d’une physionomie presque cléricale malheureusement illuminée par des yeux d’un gris clair, de ces yeux dont le regard dit: «Je veux!» ou «Il faut!» ou bien: «Je ne pardonne jamais!»

«Si, nerveux comme je vous connais, vous, G…, lâches et légers comme vous êtes, vous deux, K… et J…, vous aviez été accouplés à une certaine femme de ma connaissance, ou vous vous seriez enfuis, ou vous seriez morts. Moi, j’ai survécu, comme vous voyez. Figurez-vous une personne incapable de commettre une erreur de sentiment ou de calcul; figurez-vous une sérénité désolante de caractère un dévouement sans comédie et sans emphase; une douceur sans faiblesse; une énergie sans violence. L’histoire de mon amour ressemble à un interminable voyage sur une surface pure et polie comme un miroir, vertigineusement monotone, qui aurait réfléchi tous mes sentiments et mes gestes avec l’exactitude ironique de ma propre conscience, de sorte que je ne pouvais pas me permettre un geste ou un sentiment déraisonnable sans apercevoir immédiatement le reproche muet de mon inséparable spectre. L’amour m’apparaissait comme une tutelle. Que de sottises elle m’a empêché de faire, que je regrette de n’avoir pas commises! Que de dettes payées malgré moi! Elle me privait de tous les bénéfices que j’aurais pu tirer de ma folie personnelle. Avec une froide et infranchissable règle, elle barrait tous mes caprices. Pour comble d’horreur, elle n’exigeait pas de reconnaissance, le danger passé. Combien de fois ne me suis-je pas retenu de lui sauter à la gorge, en lui criant: «Sois donc imparfaite, misérable! afin que je puisse t’aimer sans malaise et sans colère!» Pendant plusieurs années, je l’ai admirée, le cœur plein de haine. Enfin, ce n’est pas moi qui en suis mort!

– Ah! firent les autres, elle est donc morte?

– Oui! cela ne pouvait continuer ainsi. L’amour était devenu pour moi un cauchemar accablant. Vaincre ou mourir, comme dit la Politique, telle était l’alternative que m’imposait la destinée! Un soir, dans un bois… au bord d’une mare…, après une mélancolique promenade où ses yeux, à elle, réfléchissaient la douceur du ciel, et où mon cœur, à moi, était crispé comme l’enfer…

– Quoi!

– Comment!

– Que voulez-vous dire?

– C’était inévitable. J’ai trop le sentiment de l’équité pour battre, outrager ou congédier un serviteur irréprochable. Mais il fallait accorder ce sentiment avec l’horreur que cet être m’inspirait; me débarrasser de cet être sans lui manquer de respect. Que vouliez-vous que je fisse d’elle, puisqu’elle était Parfaite?»

Les trois autres compagnons regardèrent celui-ci avec un regard vague et légèrement hébété, comme feignant de ne pas comprendre et comme avouant implicitement qu’ils ne se sentaient pas, quant à eux, capables d’une action aussi rigoureuse, quoique suffisamment expliquée d’ailleurs.

Ensuite on fit apporter de nouvelles bouteilles, pour tuer le Temps qui a la vie si dure, et accélérer la Vie qui coule si lentement.

XLIII. Le Galant Tireur

Comme la voiture traversait le bois, il la fit arrêter dans le voisinage d’un tir, disant qu’il lui serait agréable de tirer quelques balles pour tuer le Temps. Tuer ce monstre-là, n’est-ce pas l’occupation la plus ordinaire et la plus légitime de chacun? – Et il offrit galamment la main à sa chère, délicieuse et exécrable femme, à cette mystérieuse femme à laquelle il doit tant de plaisirs, tant de douleurs, et peut-être aussi une grande partie de son génie.

Plusieurs balles frappèrent loin du but proposé l’une d’elles s’enfonça même dans le plafond; et comme la charmante créature riait follement, se moquant de la maladresse de son époux, celui-ci se tourna brusquement vers elle, et lui dit: «Observez cette poupée, là-bas, à droite, qui porte le nez en l’air et qui a la mine si hautaine. Eh bien! cher ange, je me figure que c’est vous.» Et il ferma les yeux et il lâcha la détente. La poupée fut nettement décapitée.

Alors s’inclinant vers sa chère, sa délicieuse, son exécrable femme, son inévitable et impitoyable Muse, et lui baisant respectueusement la main, il ajouta: «Ah! mon cher ange, combien je vous remercie de mon adresse!»

XLIV. La Soupe et les nuages

Ma petite folle bien-aimée me donnait à dîner, et par la fenêtre ouverte de la salle à manger je contemplais les mouvantes architectures que Dieu fait avec les vapeurs, les merveilleuses constructions de l’impalpable. Et je me disais, à travers ma contemplation:

«- Toutes ces fantasmagories sont presque aussi belles que les yeux de ma belle bien-aimée, la petite folle monstrueuse aux yeux verts.»

Et tout à coup je reçus un violent coup de poing dans le dos, et j’entendis une voix rauque et charmante, une voix hystérique et comme enrouée par l’eau-de-vie, la voix de ma chère petite bien-aimée, qui disait: «- Allez-vous bientôt manger votre soupe, s… b… de marchand de nuages?»

XLV. Le Tir et le cimetière

– À la vue du cimetière, Estaminet. – «Singulière enseigne, – se dit notre promeneur, – mais bien faite pour donner soif! À coup sûr, le maître de ce cabaret sait apprécier Horace et les poètes élèves d’Épicure. Peut-être même connaît-il le raffinement profond des anciens Égyptiens, pour qui il n’y avait pas de bon festin sans squelette, ou sans un emblème quelconque de la brièveté de la vie.»

Et il entra, but un verre de bière en face des tombes, et fuma lentement un cigare. Puis, la fantaisie le prit de descendre dans ce cimetière, dont l’herbe était si haute et si invitante, et où régnait un si riche soleil.

En effet, la lumière et la chaleur y faisaient rage, et l’on eût dit que le soleil ivre se vautrait tout de son long sur un tapis de fleurs magnifiques engraissées par la destruction. Un immense bruissement de vie remplissait l’air, – la vie des infiniment petits, – coupé à intervalles réguliers par la crépitation des coups de feu d’un tir voisin, qui éclataient comme l’explosion des bouchons de champagne dans le bourdonnement d’une symphonie en sourdine.

Alors, sous le soleil qui lui chauffait le cerveau et dans l’atmosphère des ardents parfums de la Mort, il entendit une voix chuchoter sous la tombe où il s’était assis. Et cette voix disait: «Maudites soient vos cibles et vos carabines, turbulents vivants, qui vous souciez si peu des défunts et de leur divin repos! Maudites soient vos ambitions, maudits soient vos calculs, mortels impatients, qui venez étudier l’art de tuer auprès du sanctuaire de la Mort! Si vous saviez comme le prix est facile à gagner, comme le but est facile à toucher, et combien tout est néant, excepté la Mort, vous ne vous fatigueriez pas tant, laborieux vivants, et vous troubleriez moins souvent le sommeil de ceux qui depuis longtemps ont mis dans le But, dans le seul vrai but de la détestable vie!»

XLVI. Perte d’auréole

«Eh! quoi! vous ici, mon cher? Vous, dans un mauvais lieu! vous, le buveur de quintessences! vous, le mangeur d’ambrosie! En vérité, il y a là de quoi me surprendre.

– Mon cher, vous connaissez ma terreur des chevaux et des voitures. Tout à l’heure, comme je traversais le boulevard, en grande hâte, et que je sautillais dans la boue, à travers ce chaos mouvant où la mort arrive au galop de tous les côtés à la fois, mon auréole, dans un mouvement brusque, a glissé de ma tête dans la fange du macadam. Je n’ai pas eu le courage de la ramasser. J’ai jugé moins désagréable de perdre mes insignes que de me faire rompre les os. Et puis, me suis-je dit, à quelque chose malheur est bon. Je puis maintenant me promener incognito, faire des actions basses, et me livrer à la crapule, comme les simples mortels. Et me voici, tout semblable à vous, comme vous voyez!

– Vous devriez au moins faire afficher cette auréole, ou la faire réclamer par le commissaire.

– Ma foi! non. Je me trouve bien ici. Vous seul, vous m’avez reconnu. D’ailleurs la dignité m’ennuie. Ensuite je pense avec joie que quelque mauvais poète la ramassera et s’en coiffera impudemment. Faire un heureux, quelle jouissance! et surtout un heureux qui me fera rire! Pensez à X, ou à Z! Hein! comme ce sera drôle!»

XLVII. Mademoiselle Bistouri

Comme j’arrivais à l’extrémité du faubourg, sous les éclairs du gaz, je sentis un bras qui se coulait doucement sous le mien, et j’entendis une voix qui me disait à l’oreille: «Vous êtes médecin, monsieur?»

Je regardai; c’était une grande fille, robuste, aux yeux très ouverts, légèrement fardée, les cheveux flottant au vent avec les brides de son bonnet.

«- Non; je ne suis pas médecin. Laissez-moi passer. – Oh! si! vous êtes médecin. Je le vois bien. Venez chez moi. Vous serez bien content de moi, allez! – Sans doute, j’irai vous voir, mais plus tard, après le médecin, que diable!… – Ah! ah! – fit-elle, toujours suspendue à mon bras, et en éclatant de rire, – vous êtes un médecin farceur, j’en ai connu plusieurs dans ce genre-là. Venez.»

J’aime passionnément le mystère, parce que j’ai toujours l’espoir de le débrouiller. Je me laissai donc entraîner par cette compagne, ou plutôt par cette énigme inespérée.

J’omets la description du taudis; on peut la trouver dans plusieurs vieux poètes français bien connus. Seulement, détail non aperçu par Régnier, deux ou trois portraits de docteurs célèbres étaient suspendus aux murs.

Comme je fus dorloté! Grand feu, vin chaud, cigares; et en m’offrant ces bonnes choses et en allumant elle-même un cigare, la bouffonne créature me disait:

«Faites comme chez vous, mon ami, mettez-vous à l’aise. Ça vous rappellera l’hôpital et le bon temps de la jeunesse. – Ah çà! où donc avez-vous gagné ces cheveux blancs? Vous n’étiez pas ainsi, il n’y a pas encore bien longtemps, quand vous étiez interne de L… Je me souviens que c’était vous qui l’assistiez dans les opérations graves. En voilà un homme qui aime couper, tailler et rogner! C’était vous qui lui tendiez les instruments, les fils et les éponges.

– Et comme, l’opération faite, il disait fièrement, en regardant sa montre: «Cinq minutes, messieurs!»

– Oh! moi, je vais partout. Je connais bien ces Messieurs.»

Quelques instants plus tard, me tutoyant, elle reprenait son antienne, et me disait: «Tu es médecin, n’est-ce pas, mon chat?»

Cet inintelligible refrain me fit sauter sur mes jambes. «Non! criai-je furieux.

– Chirurgien, alors?

– Non! non! à moins que ce ne soit pour te couper la tête! S… s… c… de s… m…!

– Attends, reprit-elle, tu vas voir.»

Et elle tira d’une armoire une liasse de papiers, qui n’était autre chose que la collection des portraits des médecins illustres de ce temps, lithographiés par Maurin, qu’on a pu voir étalée pendant plusieurs années sur le quai Voltaire.

«Tiens! le reconnais-tu celui-ci?

– Oui! c’est X. Le nom est au bas d’ailleurs; mais je le connais personnellement.

– Je savais bien! Tiens! voilà Z., celui qui disait à son cours, en parlant de X.: “Ce monstre qui porte sur son visage la noirceur de son âme!” Tout cela, parce que l’autre n’était pas de son avis dans la même affaire! Comme on riait de ça à l’École, dans le temps! Tu t’en souviens? – Tiens, voilà K., celui qui dénonçait au gouvernement les insurgés qu’il soignait à son hôpital. C’était le temps des émeutes. Comment est-ce possible qu’un si bel homme ait si peu de cœur? – Voici maintenant W., un fameux médecin anglais; je l’ai attrapé à son voyage à Paris. Il a l’air d’une demoiselle, n’est-ce pas?»

Et comme je touchais à un paquet ficelé, posé aussi sur le guéridon: «Attends un peu, dit-elle; – ça, c’est les internes, et ce paquet-ci, c’est les externes.»

Et elle déploya en éventail une masse d’images photographiques, représentant des physionomies beaucoup plus jeunes.

«Quand nous nous reverrons, tu me donneras ton portrait, n’est-ce pas, chéri?

– Mais, lui dis-je, suivant à mon tour, moi aussi, mon idée fixe, – pourquoi me crois-tu médecin?

– C’est que tu es si gentil et si bon pour les femmes!

– Singulière logique! me dis-je à moi-même.

– Oh! je ne m’y trompe guère; j’en ai connu un bon nombre. J’aime tant ces messieurs, que, bien que je ne sois pas malade, je vais quelquefois les voir, rien que pour les voir. Il y en a qui me disent froidement: “Vous n’êtes pas malade du tout!” Mais il y en a d’autres qui me comprennent, parce que je leur fais des mines.

– Et quand ils ne te comprennent pas…?

– Dame! comme je les ai dérangés inutilement, je laisse dix francs sur la cheminée. – C’est si bon et si doux, ces hommes-là! – j’ai découvert à la Pitié un petit interne, qui est joli comme un ange, et qui est poli! et qui travaille, le pauvre garçon! Ses camarades m’ont dit qu’il n’avait pas le sou, parce que ses parents sont des pauvres qui ne peuvent rien lui envoyer. Cela m’a donné confiance. Après tout, je suis assez belle femme, quoique pas trop jeune. Je lui ai dit: “Viens me voir, viens me voir souvent. Et avec moi, ne te gêne pas; je n’ai pas besoin d’argent.” Mais tu comprends que je lui ai fait entendre ça par une foule de façons; je ne le lui ai pas dit tout crûment; j’avais si peur de l’humilier, ce cher enfant!

– Eh bien! croirais-tu que j’ai une drôle d’envie que je n’ose pas lui dire? – Je voudrais qu’il vînt me voir avec sa trousse et son tablier, même avec un peu de sang dessus!»

Elle dit cela d’un air fort candide, comme un homme sensible dirait à une comédienne qu’il aimerait: «Je veux vous voir vêtue du costume que vous portiez dans ce fameux rôle que vous avez créé.»

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