Donc la bonne Fée répondit, avec un aplomb digne de son rang: «Je donne à ton fils… je lui donne… le Don de plaire!»
«Mais plaire comment? plaire…? plaire pourquoi?» demanda opiniâtrement le petit boutiquier, qui était sans doute un de ces raisonneurs si communs, incapable de s’élever jusqu’à la logique de l’Absurde.
«Parce que! parce que!» répliqua la Fée courroucée, en lui tournant le dos; et rejoignant le cortège de ses compagnes, elle leur disait: «Comment trouvez-vous ce petit Français vaniteux, qui veut tout comprendre, et qui ayant obtenu pour son fils le meilleur des lots, ose encore interroger et discuter l’indiscutable?»
XXI. Les Tentations ou Eros, Plutus et la Gloire
Deux superbes Satans et une Diablesse, non moins extraordinaire, ont la nuit dernière monté l’escalier mystérieux par où l’Enfer donne assaut à la faiblesse de l’homme qui dort, et communique en secret avec lui. Et ils sont venus se poser glorieusement devant moi, debout comme sur une estrade. Une splendeur sulfureuse émanait de ces trois personnages, qui se détachaient ainsi du fond opaque de la nuit. Ils avaient l’air si fier et si plein de domination, que je les pris d’abord tous les trois pour de vrais Dieux.
Le visage du premier Satan était d’un sexe ambigu, et il y avait aussi, dans les lignes de son corps, la mollesse des anciens Bacchus. Ses beaux yeux languissants, d’une couleur ténébreuse et indécise, ressemblaient à des violettes chargées encore des lourds pleurs de l’orage, et ses lèvres entrouvertes à des cassolettes chaudes, d’où s’exhalait la bonne odeur d’une parfumerie; et à chaque fois qu’il soupirait, des insectes musqués s’illuminaient, en voletant, aux ardeurs de son souffle.
Autour de sa tunique de pourpre était roulé, en manière de ceinture, un serpent chatoyant qui, la tête relevée, tournait langoureusement vers lui ses yeux de braise. À cette ceinture vivante étaient suspendus, alternant avec des fioles pleines de liqueurs sinistres, de brillants couteaux et des instruments de chirurgie. Dans sa main droite il tenait une autre fiole dont le contenu était d’un rouge lumineux, et qui portait pour étiquette ces mots bizarres: «Buvez, ceci est mon sang, un parfait cordial»; dans la gauche, un violon qui lui servait sans doute à chanter ses plaisirs et ses douleurs, et à répandre la contagion de sa folie dans les nuits de sabbat.
À ses chevilles délicates traînaient quelques anneaux d’une chaîne d’or rompue, et quand la gêne qui en résultait le forçait à baisser les yeux vers la terre, il contemplait vaniteusement les ongles de ses pieds, brillants et polis comme des pierres bien travaillées.
Il me regarda avec ses yeux inconsolablement navrés, d’où s’écoulait une insidieuse ivresse, et il me dit d’une voix chantante: «Si tu veux, si tu veux, je te ferai le seigneur des âmes, et tu seras le maître de la matière vivante, plus encore que le sculpteur peut l’être de l’argile; et tu connaîtras le plaisir, sans cesse renaissant, de sortir de toi-même pour t’oublier dans autrui, et d’attirer les autres âmes jusqu’à les confondre avec la tienne.»
Et je lui répondis: «Grand merci! je n’ai que faire de cette pacotille d’êtres qui, sans doute, ne valent pas mieux que mon pauvre moi. Bien que j’aie quelque honte à me souvenir, je ne veux rien oublier; et quand même je ne te connaîtrais pas, vieux monstre, ta mystérieuse coutellerie, tes fioles équivoques, les chaînes dont tes pieds sont empêtrés, sont des symboles qui expliquent assez clairement les inconvénients de ton amitié. Garde tes présents.»
Le second Satan n’avait ni cet air à la fois tragique et souriant, ni ces belles manières insinuantes, ni cette beauté délicate et parfumée. C’était un homme vaste, à gros visage sans yeux, dont la lourde bedaine surplombait les cuisses, et dont toute la peau était dorée et illustrée, comme d’un tatouage, d’une foule de petites figures mouvantes représentant les formes nombreuses de la misère universelle. Il y avait de petits hommes efflanqués qui se suspendaient volontairement à un clou; il y avait de petits gnomes difformes, maigres, dont les yeux suppliants réclamaient l’aumône mieux encore que leurs mains tremblantes; et puis de vieilles mères portant des avortons accrochés à leurs mamelles exténuées. Il y en avait encore bien d’autres.
Le gros Satan tapait avec son poing sur son immense ventre, d’où sortait alors un long et retentissant cliquetis de métal, qui se terminait en un vague gémissement fait de nombreuses voix humaines. Et il riait, en montrant impudemment ses dents gâtées, d’un énorme rire imbécile, comme certains hommes de tous les pays quand ils ont trop bien dîné.
Et celui-là me dit: «Je puis te donner ce qui obtient tout, ce qui vaut tout, ce qui remplace tout!» Et il tapa sur son ventre monstrueux, dont l’écho sonore fit le commentaire de sa grossière parole.
Je me détournai avec dégoût, et je répondis: «Je n’ai besoin, pour ma jouissance, de la misère de personne; et je ne veux pas d’une richesse attristée, comme un papier de tenture, de tous les malheurs représentés sur ta peau.»
Quant à la Diablesse, je mentirais si je n’avouais pas qu’à première vue je lui trouvai un bizarre charme. Pour définir ce charme, je ne saurais le comparer à rien de mieux qu’à celui des très belles femmes sur le retour, qui cependant ne vieillissent plus, et dont la beauté garde la magie pénétrante des ruines. Elle avait l’air à la fois impérieux et dégingandé, et ses yeux, quoique battus, contenaient une force fascinatrice. Ce qui me frappa le plus, ce fut le mystère de sa voix, dans laquelle je retrouvais le souvenir des contralti les plus délicieux et aussi un peu de l’enrouement des gosiers incessamment lavés par l’eau-de-vie.
«Veux-tu connaître ma puissance?» dit la fausse déesse avec sa voix charmante et paradoxale. «Écoute.»
Et elle emboucha alors une gigantesque trompette, enrubannée, comme un mirliton, des titres de tous les journaux de l’univers, et à travers cette trompette elle cria mon nom, qui roula ainsi à travers l’espace avec le bruit de cent mille tonnerres, et me revint répercuté par l’écho de la plus lointaine planète.
«Diable!» fis-je, à moitié subjugué, «voilà qui est précieux!» Mais en examinant plus attentivement la séduisante virago, il me sembla vaguement que je la reconnaissais pour l’avoir vue trinquant avec quelques drôles de ma connaissance; et le son rauque du cuivre apporta à mes oreilles je ne sais quel souvenir d’une trompette prostituée.
Aussi je répondis, avec tout mon dédain: «Va-t’en! Je ne suis pas fait pour épouser la maîtresse de certains que je ne veux pas nommer.»
Certes, d’une si courageuse abnégation j’avais le droit d’être fier. Mais malheureusement je me réveillai, et toute ma force m’abandonna. «En vérité, me dis-je, il fallait que je fusse bien lourdement assoupi pour montrer de tels scrupules. Ah! s’ils pouvaient revenir pendant que je suis éveillé, je ne ferais pas tant le délicat!»
Et je les invoquai à haute voix, les suppliant de me pardonner, leur offrant de me déshonorer aussi souvent qu’il le faudrait pour mériter leurs faveurs; mais je les avais sans doute fortement offensés, car ils ne sont jamais revenus.
XXII. Le Crépuscule du soir
Le jour tombe. Un grand apaisement se fait dans les pauvres esprits fatigués du labeur de la journée; et leurs pensées prennent maintenant les couleurs tendres et indécises du crépuscule.
Cependant du haut de la montagne arrive à mon balcon, à travers les nues transparentes du soir, un grand hurlement, composé d’une foule de cris discordants, que l’espace transforme en une lugubre harmonie, comme celle de la marée qui monte ou d’une tempête qui s’éveille.
Quels sont les infortunés que le soir ne calme pas, et qui prennent, comme les hiboux, la venue de la nuit pour un signal de sabbat? Cette sinistre ululation nous arrive du noir hospice perché sur la montagne; et, le soir, en fumant et en contemplant le repos de l’immense vallée, hérissée de maisons dont chaque fenêtre dit: «C’est ici la paix maintenant; c’est ici la joie de la famille!» je puis, quand le vent souffle de là-haut, bercer ma pensée étonnée à cette imitation des harmonies de l’enfer.
Le crépuscule excite les fous. – Je me souviens que j’ai eu deux amis que le crépuscule rendait tout malades. L’un méconnaissait alors tous les rapports d’amitié et de politesse, et maltraitait, comme un sauvage, le premier venu. Je l’ai vu jeter à la tête d’un maître d’hôtel un excellent poulet, dans lequel il croyait voir je ne sais quel insultant hiéroglyphe. Le soir, précurseur des voluptés profondes, lui gâtait les choses les plus succulentes.
L’autre, un ambitieux blessé, devenait, à mesure que le jour baissait, plus aigre, plus sombre, plus taquin. Indulgent et sociable encore pendant la journée, il était impitoyable le soir; et ce n’était pas seulement sur autrui, mais aussi sur lui-même, que s’exerçait rageusement sa manie crépusculeuse.
Le premier est mort fou, incapable de reconnaître sa femme et son enfant; le second porte en lui l’inquiétude d’un malaise perpétuel, et fût-il gratifié de tous les honneurs que peuvent conférer les républiques et les princes, je crois que le crépuscule allumerait encore en lui la brûlante envie de distinctions imaginaires. La nuit, qui mettait ses ténèbres dans leur esprit, fait la lumière dans le mien; et, bien qu’il ne soit pas rare de voir la même cause engendrer deux effets contraires, j’en suis toujours comme intrigué et alarmé.
O nuit! ô rafraîchissantes ténèbres! vous êtes pour moi le signal d’une fête intérieure, vous êtes la délivrance d’une angoisse! Dans la solitude des plaines, dans les labyrinthes pierreux d’une capitale, scintillement des étoiles, explosion des lanternes, vous êtes le feu d’artifice de la déesse Liberté!
Crépuscule, comme vous êtes doux et tendre! Les lueurs roses qui traînent encore à l’horizon comme l’agonie du jour sous l’oppression victorieuse de sa nuit, les feux des candélabres qui font des taches d’un rouge opaque sur les dernières gloires du couchant, les lourdes draperies qu’une main invisible attire des profondeurs de l’Orient, imitent tous les sentiments compliqués qui luttent dans le cœur de l’homme aux heures solennelles de la vie.
On dirait encore une de ces robes étranges de danseuses, où une gaze transparente et sombre laisse entrevoir les splendeurs amorties d’une jupe éclatante, comme sous le noir présent transperce le délicieux passé; et les étoiles vacillantes d’or et d’argent, dont elle est semée, représentent ces feux de la fantaisie qui ne s’allument bien que sous le deuil profond de la Nuit.
XXIII. La Solitude
Un gazetier philanthrope me dit que la solitude est mauvaise pour l’homme; et à l’appui de sa thèse, il cite, comme tous les incrédules, des paroles des Pères de l’Église.
Je sais que le Démon fréquente volontiers les lieux arides, et que l’Esprit de meurtre et de lubricité s’enflamme merveilleusement dans les solitudes. Mais il serait possible que cette solitude ne fût dangereuse que pour l’âme oisive et divagante qui la peuple de ses passions et de ses chimères.
Il est certain qu’un bavard, dont le suprême plaisir consiste à parler du haut d’une chaire ou d’une tribune, risquerait fort de devenir fou furieux dans l’île de Robinson. Je n’exige pas de mon gazetier les courageuses vertus de Crusoé, mais je demande qu’il ne décrète pas d’accusation les amoureux de la solitude et du mystère.
Il y a dans nos races jacassières des individus qui accepteraient avec moins de répugnance le supplice suprême, s’il leur était permis de faire du haut de l’échafaud une copieuse harangue, sans craindre que les tambours de Santerre ne leur coupassent intempestivement la parole.
Je ne les plains pas, parce que je devine que leurs effusions oratoires leur procurent des voluptés égales à celles que d’autres tirent du silence et du recueillement; mais je les méprise.
Je désire surtout que mon maudit gazetier me laisse m’amuser à ma guise. «Vous n’éprouvez donc jamais, – me dit-il, avec un ton de nez très apostolique, – le besoin de partager vos jouissances?» Voyez-vous le subtil envieux! Il sait que je dédaigne les siennes, et il vient s’insinuer dans les miennes, le hideux trouble-fête!
«Ce grand malheur de ne pouvoir être seul!…» dit quelque part La Bruyère, comme pour faire honte à tous ceux qui courent s’oublier dans la foule, craignant sans doute de ne pouvoir se supporter eux-mêmes.
«Presque tous nos malheurs nous viennent de n’avoir pas su rester dans notre chambre», dit un autre sage, Pascal, je crois, rappelant ainsi dans la cellule du recueillement tous ces affolés qui cherchent le bonheur dans le mouvement et dans une prostitution que je pourrais appeler fraternitaire, si je voulais parler la belle langue de mon siècle.
XXIV. Les Projets
Il se disait, en se promenant dans un grand parc solitaire: «Comme elle serait belle dans un costume de cour, compliqué et fastueux, descendant, à travers l’atmosphère d’un beau soir, les degrés de marbre d’un palais, en face des grandes pelouses et des bassins! Car elle a naturellement l’air d’une princesse.»
En passant plus tard dans une rue, il s’arrêta devant une boutique de gravures, et, trouvant dans un carton une estampe représentant un paysage tropical, il se dit: «Non! ce n’est pas dans un palais que je voudrais posséder sa chère vie. Nous n’y serions pas chez nous. D’ailleurs ces murs criblés d’or ne laisseraient pas une place pour accrocher son image; dans ces solennelles galeries, il n’y a pas un coin pour l’intimité. Décidément, c’est là qu’il faudrait demeurer pour cultiver le rêve de ma vie.»
Et, tout en analysant des yeux les détails de la gravure, il continuait mentalement: «Au bord de la mer, une belle case en bois, enveloppée de tous ces arbres bizarres et luisants dont j’ai oublié les noms…, dans l’atmosphère, une odeur enivrante, indéfinissable…, dans la case un puissant parfum de rose et de musc…, plus loin, derrière notre petit domaine, des bouts de mâts balancés par la houle…, autour de nous, au-delà de la chambre éclairée d’une lumière rose tamisée par les stores, décorée de nattes fraîches et de fleurs capiteuses, avec de rares sièges d’un rococo portugais, d’un bois lourd et ténébreux (où elle reposerait si calme, si bien éventée, fumant le tabac légèrement opiacé!), au-delà de la varangue, le tapage des oiseaux ivres de lumière, et le jacassement des petites négresses…, et, la nuit, pour servir d’accompagnement à mes songes, le chant plaintif des arbres à musique, des mélancoliques filaos! Oui, en vérité, c’est bien là le décor que je cherchais. Qu’ai-je à faire de palais?»