«Cependant le corps était étendu sur mon divan, et, assisté d’une servante, je m’occupais des derniers préparatifs, quand la mère entra dans mon atelier. Elle voulait, disait-elle, voir le cadavre de son fils. Je ne pouvais pas, en vérité, l’empêcher de s’enivrer de son malheur et lui refuser cette suprême et sombre consolation. Ensuite elle me pria de lui montrer l’endroit où son petit s’était pendu. “Oh! non! madame, – lui répondis-je, – cela vous ferait mal.” Et comme involontairement mes yeux se tournaient vers la funèbre armoire, je m’aperçus, avec un dégoût mêlé d’horreur et de colère, que le clou était resté fiché dans la paroi, avec un long bout de corde qui traînait encore. Je m’élançai vivement pour arracher ces derniers vestiges du malheur, et comme J’allais les lancer au-dehors par la fenêtre ouverte, la pauvre femme saisit mon bras et me dit d’une voix irrésistible: “Oh! monsieur! laissez-moi cela! je vous en prie! je vous en supplie!” Son désespoir l’avait, sans doute, me parut-il, tellement affolée, qu’elle s’éprenait de tendresse maintenant pour ce qui avait servi d’instrument à la mort de son fils, et le voulait garder comme une horrible et chère relique. – Et elle s’empara du clou et de la ficelle.
«Enfin! enfin! tout était accompli. Il ne me restait plus qu’à me remettre au travail, plus vivement encore que d’habitude, pour chasser peu à peu ce petit cadavre qui hantait les replis de mon cerveau, et dont le fantôme me fatiguait de ses grands yeux fixes. Mais le lendemain je reçus un paquet de lettres: les unes, des locataires de ma maison, quelques autres des maisons voisines; l’une, du premier étage; l’autre, du second; l’autre, du troisième, et ainsi de suite, les unes en style demi-plaisant, comme cherchant à déguiser sous un apparent badinage la sincérité de la demande; les autres, lourdement effrontées et sans orthographe, mais toutes tendant au même but, c’est-à-dire à obtenir de moi un morceau de la funeste et béatifique corde. Parmi les signataires il y avait, je dois le dire, plus de femmes que d’hommes; mais tous, croyez-le bien, n’appartenaient pas à la classe infime et vulgaire. J’ai gardé ces lettres.
«Et alors, soudainement, une lueur se fit dans mon cerveau, et je compris pourquoi la mère tenait tant à m’arracher la ficelle et par quel commerce elle entendait se consoler.»
XXXI. Les Vocations
Dans un beau jardin où les rayons d’un soleil automnal semblaient s’attarder à plaisir, sous un ciel déjà verdâtre où des nuages d’or flottaient comme des continents en voyage, quatre beaux enfants, quatre garçons, las de jouer sans doute, causaient entre eux.
L’un disait: «Hier on m’a mené au théâtre. Dans des palais grands et tristes, au fond desquels on voit la mer et le ciel, des hommes et des femmes, sérieux et tristes aussi, mais bien plus beaux et bien mieux habillés que ceux que nous voyons partout, parlent avec une voix chantante. Ils se menacent, ils supplient, ils se désolent, et ils appuient souvent leur main sur un poignard enfoncé dans leur ceinture. Ah! c’est bien beau! Les femmes sont bien plus belles et bien plus grandes que celles qui viennent nous voir à la maison, et, quoique avec leurs grands yeux creux et leurs joues enflammées elles aient l’air terrible, on ne peut pas s’empêcher de les aimer. On a peur, on a envie de pleurer, et cependant l’on est content… Et puis, ce qui est plus singulier, cela donne envie d’être habillé de même, de dire et de faire les mêmes choses, et de parler avec la même voix…»
L’un des quatre enfants, qui depuis quelques secondes n’écoutait plus le discours de son camarade et observait avec une fixité étonnante je ne sais quel point du ciel, dit tout à coup:
– «Regardez, regardez là-bas…! Le voyez-vous? Il est assis sur ce petit nuage isolé, ce petit nuage couleur de feu, qui marche doucement. Lui aussi, on dirait qu’il nous regarde.»
«Mais qui donc?» demandèrent les autres.
«Dieu!» répondit-il avec un accent parfait de conviction. «Ah! il est déjà bien loin; tout à l’heure vous ne pourrez plus le voir. Sans doute il voyage, pour visiter tous les pays. Tenez, il va passer derrière cette rangée d’arbres qui est presque à l’horizon… et maintenant il descend derrière le clocher… Ah! on ne le voit plus!» Et l’enfant resta longtemps tourné du même côté, fixant sur la ligne qui sépare la terre du ciel des yeux où brillait une inexprimable expression d’extase et de regret.
«Est-il bête, celui-là, avec son bon Dieu, que lui seul peut apercevoir!» dit alors le troisième, dont toute la petite personne était marquée d’une vivacité et d’une vitalité singulières. «Moi, je vais vous raconter comment il m’est arrivé quelque chose qui ne vous est jamais arrivé, et qui est un peu plus intéressant que votre théâtre et vos nuages. – Il y a quelques jours, mes parents m’ont emmené en voyage avec eux, et, comme dans l’auberge où nous nous sommes arrêtés, il n’y avait pas assez de lits pour nous tous, il a été décidé que je dormirais dans le même lit que ma bonne.» – Il attira ses camarades plus près de lui, et parla d’une voix plus basse.
– «Ça fait un singulier effet, allez, de n’être pas couché seul et d’être dans un lit avec sa bonne, dans les ténèbres. Comme je ne dormais pas, je me suis amusé, pendant qu’elle dormait, à passer ma main sur ses bras, sur son cou et sur ses épaules. Elle a les bras et le cou bien plus gros que toutes les autres femmes, et la peau en est si douce, si douce, qu’on dirait du papier à lettre ou du papier de soie. J’y avais tant de plaisir que j’aurais longtemps continué, si je n’avais pas eu peur, peur de la réveiller d’abord, et puis encore peur de je ne sais quoi. Ensuite j’ai fourré ma tête dans ses cheveux qui pendaient dans son dos, épais comme une crinière, et ils sentaient aussi bon, je vous assure, que les fleurs du jardin, à cette heure-ci. Essayez, quand vous pourrez, d’en faire autant que moi, et vous verrez!»
Le jeune auteur de cette prodigieuse révélation avait, en faisant son récit, les yeux écarquillés par une sorte de stupéfaction de ce qu’il éprouvait encore, et les rayons du soleil couchant, en glissant à travers les boucles rousses de sa chevelure ébouriffée, y allumaient comme une auréole sulfureuse de passion. Il était facile de deviner que celui-là ne perdrait pas sa vie à chercher la Divinité dans les nuées, et qu’il la trouverait fréquemment ailleurs.
Enfin le quatrième dit: «Vous savez que je ne m’amuse guère à la maison; on ne me mène jamais au spectacle; mon tuteur est trop avare; Dieu ne s’occupe pas de moi et de mon ennui, et je n’ai pas une belle bonne pour me dorloter. Il m’a souvent semblé que mon plaisir serait d’aller toujours droit devant moi, sans savoir où, sans que personne s’en inquiète, et de voir toujours des pays nouveaux. Je ne suis jamais bien nulle part, et je crois toujours que je serais mieux ailleurs que là où je suis. Eh bien! j’ai vu, à la dernière foire du village voisin, trois hommes qui vivent comme je voudrais vivre. Vous n’y avez pas fait attention, vous autres. Ils étaient grands, presque noirs et très fiers, quoique en guenilles, avec l’air de n’avoir besoin de personne. Leurs grands yeux sombres sont devenus tout à fait brillants pendant qu’ils faisaient de la musique; une musique si surprenante qu’elle donne envie tantôt de danser, tantôt de pleurer, ou de faire les deux à la fois, et qu’on deviendrait comme fou si on les écoutait trop longtemps. L’un, en traînant son archet sur son violon, semblait raconter un chagrin, et l’autre, en faisant sautiller son petit marteau sur les cordes d’un petit piano suspendu à son cou par une courroie, avait l’air de se moquer de la plainte de son voisin, tandis que le troisième choquait, de temps à autre, ses cymbales avec une violence extraordinaire. Ils étaient si contents d’eux-mêmes, qu’ils ont continué à jouer leur musique de sauvages, même après que la foule s’est dispersée. Enfin ils ont ramassé leurs sous, ont chargé leur bagage sur leur dos, et sont partis. Moi, voulant savoir où ils demeuraient, je les ai suivis de loin, jusqu’au bord de la forêt, où j’ai compris seulement alors qu’ils ne demeuraient nulle part.
Alors l’un a dit: «Faut-il déployer la tente?»
«- Ma foi! non! a répondu l’autre, il fait une si belle nuit!»
«Le troisième disait en comptant la recette: “Ces gens-là ne sentent pas la musique, et leurs femmes dansent comme des ours. Heureusement, avant un mois nous serons en Autriche, où nous trouverons un peuple plus aimable.
«- Nous ferions peut-être mieux d’aller vers l’Espagne, car voici la saison qui s’avance; fuyons avant les pluies et ne mouillons que notre gosier”, a dit un des deux autres.
«J’ai tout retenu, comme vous voyez. Ensuite ils ont bu chacun une tasse d’eau-de-vie et se sont endormis, le front tourné vers les étoiles. J’avais eu d’abord envie de les prier de m’emmener avec eux et de m’apprendre à jouer de leurs instruments; mais je n’ai pas osé, sans doute parce qu’il est toujours très difficile de se décider à n’importe quoi, et aussi parce que j’avais peur d’être rattrapé avant d’être hors de France.»
L’air peu intéressé des trois autres camarades me donna à penser que ce petit était déjà un incompris. Je le regardais attentivement; il y avait dans son œil et dans son front ce je ne sais quoi de précocement fatal qui éloigne généralement la sympathie, et qui, je ne sais pourquoi, excitait la mienne, au point que j’eus un instant l’idée bizarre que je pouvais avoir un frère à moi-même inconnu.
Le soleil s’était couché. La nuit solennelle avait pris place. Les enfants se séparèrent, chacun allant, à son insu, selon les circonstances et les hasards, mûrir sa destinée, scandaliser ses proches et graviter vers la gloire ou vers le déshonneur.
XXXII. Le Thyrse
À Franz Liszt.
Qu’est-ce qu’un thyrse? Selon le sens moral et poétique, c’est un emblème sacerdotal dans la main des prêtres ou des prêtresses célébrant la divinité dont ils sont les interprètes et les serviteurs. Mais physiquement ce n’est qu’un bâton, un pur bâton, perche à houblon, tuteur de vigne, sec, dur et droit. Autour de ce bâton, dans des méandres capricieux, se jouent et folâtrent des tiges et des fleurs, celles-ci sinueuses et fuyardes, celles-là penchées comme des cloches ou des coupes renversées. Et une gloire étonnante jaillit de cette complexité de lignes et de couleurs, tendres ou éclatantes. Ne dirait-on pas que la ligne courbe et la spirale font leur cour à la ligne droite et dansent autour dans une muette adoration? Ne dirait-on pas que toutes ces corolles délicates, tous ces calices, explosions de senteurs et de couleurs, exécutent un mystique fandango autour du bâton hiératique? Et quel est, cependant, le mortel imprudent qui osera décider si les fleurs et les pampres ont été faits pour le bâton, ou si le bâton n’est que le prétexte pour montrer la beauté des pampres et des fleurs? Le thyrse est la représentation de votre étonnante dualité, maître puissant et vénéré, cher Bacchant de la Beauté mystérieuse et passionnée. Jamais nymphe exaspérée par l’invincible Bacchus ne secoua son thyrse sur les têtes de ses compagnes affolées avec autant d’énergie et de caprice que vous agitez votre génie sur les cœurs de vos frères. – Le bâton, c’est votre volonté, droite, ferme et inébranlable; les fleurs, c’est la promenade de votre fantaisie autour de votre volonté; c’est l’élément féminin exécutant autour du mâle ses prestigieuses pirouettes. Ligne droite et ligne arabesque, intention et expression, roideur de la volonté, sinuosité du verbe, unité du but, variété des moyens, amalgame tout-puissant et indivisible du génie, quel analyste aura le détestable courage de vous diviser et de vous séparer?
Cher Liszt, à travers les brumes, par-delà les fleuves, par-dessus les villes où les pianos chantent votre gloire, où l’imprimerie traduit votre sagesse, en quelque lieu que vous soyez, dans les splendeurs de la ville éternelle ou dans les brumes des pays rêveurs que console Cambrinus, improvisant des chants de délectation ou d’ineffable douleur, ou confiant au papier vos méditations abstruses, chantre de la Volupté et de l’Angoisse éternelles, philosophe, poète et artiste, je vous salue en l’immortalité!
XXXIII. Enivrez-vous
Il faut être toujours ivre. Tout est là: c’est l’unique question. Pour ne pas sentir l’horrible fardeau du Temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve.
Mais de quoi? De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. Mais enivrez-vous.
Et si quelquefois, sur les marches d’un palais, sur l’herbe verte d’un fossé, dans la solitude morne de votre chambre, vous vous réveillez, l’ivresse déjà diminuée ou disparue, demandez au vent, à la vague, à l’étoile, à l’oiseau, à l’horloge, à tout ce qui fuit, à tout ce qui gémit, à tout ce qui roule, à tout ce qui chante, à tout ce qui parle, demandez quelle heure il est et le vent, la vague, l’étoile, l’oiseau, l’horloge, vous répondront: «Il est l’heure de s’enivrer! Pour n’être pas les esclaves martyrisés du Temps, enivrez-vous; enivrez-vous sans cesse! De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise.»
XXXIV. Déjà!
Cent fois déjà le soleil avait jailli, radieux ou attristé, de cette cuve immense de la mer dont les bords ne se laissent qu’à peine apercevoir; cent fois il s’était replongé, étincelant ou morose, dans son immense bain du soir. Depuis nombre de jours, nous pouvions contempler l’autre côté du firmament et déchiffrer l’alphabet céleste des antipodes. Et chacun des passagers gémissait et grognait. On eût dit que l’approche de la terre exaspérait leur souffrance. «Quand donc», disaient-ils, «cesserons-nous de dormir un sommeil secoué par la lame, troublé par un vent qui ronfle plus haut que nous? Quand pourrons-nous manger de la viande qui ne soit pas salée comme l’élément infâme qui nous porte? Quand pourrons-nous digérer dans un fauteuil immobile?»
Il y en avait qui pensaient à leur foyer, qui regrettaient leurs femmes infidèles et maussades, et leur progéniture criarde. Tous étaient si affolés par l’image de la terre absente, qu’ils auraient, je crois, mangé de l’herbe avec plus d’enthousiasme que les bêtes.
Enfin un rivage fut signalé; et nous vîmes, en approchant, que c’était une terre magnifique, éblouissante. Il semblait que les musiques de la vie s’en détachaient en un vague murmure, et que de ces côtes, riches en verdures de toute sorte, s’exhalait, jusqu’à plusieurs lieues, une délicieuse odeur de fleurs et de fruits.
Aussitôt chacun fut joyeux, chacun abdiqua sa mauvaise humeur. Toutes les querelles furent oubliées, tous les torts réciproques pardonnés; les duels convenus furent rayés de la mémoire, et les rancunes s’envolèrent comme des fumées.
Moi seul j’étais triste, inconcevablement triste. Semblable à un prêtre à qui on arracherait sa divinité, je ne pouvais, sans une navrante amertume, me détacher de cette mer si monstrueusement séduisante, de cette mer si infiniment variée dans son effrayante simplicité, et qui semble contenir en elle et représenter par ses jeux, ses allures, ses colères et ses sourires, les humeurs, les agonies et les extases de toutes les âmes qui ont vécu, qui vivent et qui vivront!
En disant adieu à cette incomparable beauté, je me sentais abattu jusqu’à la mort; et c’est pourquoi, quand chacun de mes compagnons dit: «Enfin!» je ne pus crier que: «Déjà!»