Bric-à-brac - Dumas Alexandre 2 стр.


Dès que nous entrâmes dans l'enceinte réservée, l'hippopotame, qui était au fond de l'eau, reparut à la surface; puis, lorsque Delaporte l'eut appelé de son nom arabe, l'animal accourut avec les démonstrations de joie les plus vives, et avec des grognements de satisfaction pouvant équivaloir à ceux que pousserait un troupeau d'une trentaine de porcs.

Rappelons un fait que le lecteur n'a pas oublié, c'est que le père et là mère du susdit hippopotame s'étaient fait tuer l'un après l'autre en défendant leur petit.

Il y a loin de là, à cet axiome si hardiment avancé par notre savant ami Geoffroy Saint-Hilaire, «qu'il est commun que les femelles des mammifères abandonnent leurs petits et même les dévorent, et qu'il n'y a pas d'animaux aussi brutaux et aussi colères que les hippopotames.»

On verra l'explication que nous donnerons (nous qui ne sommes pas un savant) de cette brutalité de notre hippopotame femelle, à l'endroit de son petit.

À peine fut-elle arrivée à Paris, au bout de dix-sept jours, ayant encore, par conséquent, pour treize jours d'eau du Nil, que, quoiqu'elle n'eût que sept mois, l'hippopotame mâle, qui en avait dix-sept, se rua sur elle avec une brutalité qui faisait plus d'honneur à sa passion qu'à sa courtoisie.

Il résulta de cette brutalité une première gestation qui dura quatorze mois.

Au bout de quatorze mois, c'est-à-dire à vingt-deux mois, la femelle mit bas un petit hippopotame; la parturition eut lieu dans l'eau, soudainement, sans que la femelle eût annoncé par aucun signe que cette parturition fût si proche.

À peine eut-elle mis bas, à peine le petit fut-il venu à la surface de l'eau pour respirer, que les savants furent prévenus et accoururent. Bien leur en prit de s'être hâtés; car, dix ou douze heures après sa naissance, la femelle se jeta sur son petit et, d'une de ses défenses, le blessa mortellement.

Disons en passant que, lorsque la gueule de l'hippopotame s'ouvre dans sa plus grande étendue, soit en jouant, soit en bâillant, soit en absorbant une gerbe de carottes, elle mesure un mètre d'étendue d'une mâchoire à l'autre.

Les savants étaient désolés de cette mort, attendu que les naturalistes avaient généralement affirmé qua l'hippopotame était unipare, c'est-à-dire ne mettait bas qu'une seule fois.

Il est vrai qu'unipare veut aussi bien dire, à mon avis, que l'hippopotame ne met bas qu'un seul petit à la fois.

La désolation, au reste, ne fut pas longue. Le gardien des deux animaux annonça bientôt à ces mêmes savants que, si ses prévisions ne le trompaient pas, la femelle hippopotame donnerait dans quatorze mois un nouveau produit. Quatorze mois après, jour pour jour, la femelle manifesta l'intention d'aller au bassin préparé pour faire ses couches, et, après une seule douleur, qui se manifesta par une violente crispation, elle mit au monde son second petit.

Les savants furent prévenus de nouveau. Ils accoururent, virent le petit animal nageant à la surface du bassin, se couchant délicatement sur le cou et sur le dos de sa mère, qui-l'allaitait en levant la cuisse; seulement, du lundi au mercredi matin, c'est-à-dire pendant l'espace de quarante-huit heures environ, ni le petit ni la mère ne sortirent de l'eau.

Le mâle paraissait indifférent, mais non pas hostile à sa progéniture.

Le mercredi matin, le petit commença de sortir du bassin et de se coucher au soleil. On envoya aussitôt chercher les savants, qui vinrent, qui l'examinèrent et le mesurèrent. Il portait près d'un mètre trente-cinq centimètres d'une extrémité à l'autre, et grossissait à vue d'oeil, et _comme si on l'eût soufflé_. Rapport d'un témoin oculaire.

Au nombre des savants, est un fort bon et fort aimable homme, M. Prévost, que la femelle hippopotame, malgré toutes les avances qu'il lui a faites et lui fait journellement, a pris en grippe. Elle ne peut pas le voir, et, sitôt qu'elle le voit, sort de son bassin et essaye de le charger.

M. Geoffroy-Saint Hilaire lui-même, malgré la haute position qu'il occupe, non-seulement au Jardin des plantes, mais encore dans la science, n'a jamais pu familiariser avec le pachyderme; ce qui pourrait bien avoir eu une influence sur le jugement un peu sévère qu'il en porte, contradictoirement à l'opinion de son confrère le savant allemand Funke, qui dit, dans son Histoire naturelle, édition de Leipzig, 1811, que «la nature de l'hippopotame est douce et inoffensive.»

Ajoutons que, pendant la soirée qui précéda le meurtre commis par l'hippopotame sur son petit, MM. les savants se livrèrent à une grande chasse aux rats. Les moyens de destruction étant le pistolet, et les savants, chose reconnue, ne maniant pas cette arme avec une supériorité remarquable, il y eut peu de rats tués, mais beaucoup de coups de pistolet tirés et beaucoup de bruit fait.

Ce bruit parut vivement inquiéter la femelle de l'hippopotame.

Vers une heure du matin, le gardien de veille vit sortir de l'eau le petit hippopotame se traînant à peine, et paraissant visiblement souffrir. Au bout de quelques pas, il se coucha, avec un gémissement, au bord de son bassin; le gardien courut à lui, et reconnut six blessures, dont une mortelle traversant le poumon.

Il courut à M. Prévost, le réveilla, et lui annonça que, s'il voulait voir le petit hippopotame vivant, il lui fallait se hâter.

M. Prévost se hâta et reçut le dernier soupir du petit hippopotame, sans que la mère, à ce triste spectacle, manifestât autre chose que son mécontentement de l'introduction d'un étranger dans son domicile.

Vers deux heures du matin, le petit hippopotame rendit le dernier soupir.

Maintenant, nous qui n'avons jamais eu aucune prétention à la science, mais qui sommes un homme pratique, ayant vécu parmi les animaux domestiques et sauvages, présentons une bien humble observation à MM. les savants.

C'est que les animaux domestiques seuls tolèrent la présence et l'attouchement de l'homme à l'endroit de leurs petits; encore a-t-on remarqué que les chiens et les chats, dont on avait tué, comme cela arrive souvent trois ou quatre petits pour ne leur en laisser qu'un ou deux, ou se cachaient pour mettre bas lors d'une nouvelle parturition, ou, voyant que l'on avait touché à leurs petits, les emportaient et les cachaient du mieux qu'il leur était possible pour les enlever à la main destructrice de l'homme.

Mais il en est bien pis des animaux sauvages. Beaucoup de quadrupèdes, voyant l'endroit où ils ont déposé et où ils allaitent leurs petits découvert, les abandonnent et les laissent mourir de faim.

Quant aux oiseaux des forêts et même des jardins, il suffit de toucher à leurs oeufs pour qu'ils renoncent, à l'incubation et que ces oeufs soient perdus; il est vrai qu'ils tiennent davantage à leurs petits.

Cependant, citons un fait qui se passe fréquemment à l'endroit de ceux-ci.

Souvent, des enfants, ayant découvert, à quelques pas de la maison qu'ils habitent, dans le jardin qu'ils fréquentent, un nid soit de chardonneret, soit de pinson, soit de fauvette, et voulant se dispenser de la peine d'élever les petits ou croyant les faire élever plus sûrement par la mère, mettent les oisillons dans une cage, à travers les barreaux de laquelle les parents viennent les nourrir pendant un certain temps; mais, lorsque le moment est venu où les petits devraient les suivre et en sont empêchés par leur captivité, les parents les abandonnent et les laissent mourir de faim.

Aussi n'ôterez-vous pas de l'idée des petits paysans que, lorsqu'un amateur d'ornithologie emploie ce moyen économique de se procurer des oisillons, le père et la mère, plutôt que de laisser leurs petits en captivité, les empoisonnent.

L'infanticide existerait donc, dans ce cas, chez ces innocents chanteurs que l'on appelle le chardonneret, le pinson, la fauvette, comme chez ce féroce amphibie qu'on appelle l'hippopotame?

Non. Mais le fait irrécusable est celui-ci: tout animal sauvage a horreur de la captivité et de l'homme, qui la lui impose. Tant qu'il est petit, tant qu'il a besoin des soins de l'homme, il semble oublier qu'il était fait pour la liberté. Mais, en grandissant, il redevient sauvage, et l'oiseau qui, lorsqu'il ne mangeait pas seul, venait chercher sa nourriture dans votre main, après un an de cage, c'est-à-dire lorsqu'il devrait être habitué à la captivité, se débat, s'effarouche et essaye de fuir lorsque cette même main, dont, petit, il se faisait un perchoir, va le chercher et essaye de le prendre dans sa cage.

Eh bien, il est arrivé pour l'hippopotame, animal essentiellement sauvage et farouche, ce qui arrive aux oiseaux dont on touche la couvée, ce qui arrive même aux animaux domestiques dont on a décimé les petits: acceptant la captivité et l'attouchement de l'homme pour elle-même, l'hippopotame ne les a pas acceptés pour sa progéniture; elle a tué son petit, non point parce qu'elle était mauvaise mère, mais parce qu'elle était trop bonne mère.

Maintenant, quoique peu de temps se soit écoulé depuis ce crime, l'hippopotame femelle se trouve déjà, comme disent nos voisins d'outre-Manche, dans un état intéressant. Que MM. les savants attendent patiemment le quatorzième mois de gestation, qu'ils séparent l'hippopotame mâle de l'hippopotame femelle, qu'ils laissent cette dernière seule avec son petit, sans la regarder, sans la toucher, en lui jetant ses carottes et ses navets par une ouverture quelconque; qu'ils prennent un autre moment que celui de la naissance de leur jeune pachyderme pour faire à coups de pistolet la chasse aux rats, et ils verront que, dans la solitude, loin du regard, de l'attouchement et de la curiosité de l'homme, la mauvaise mère redeviendra bonne mère, et qu'ils auront, comme on dit en termes de science, la satisfaction d'obtenir un produit.

Terminons ce récit par une anecdote sur MM. les savants, qui rappellera, d'une singulière façon, la spirituelle fable de _la Poule anx oeufs d'or_.

Un de mes amis, le célèbre voyageur Arnaud, avait, au péril de sa vie, ramené de l'ancienne Saba un âne hermaphrodite, tranchant, comme Alexandre, ce noeud gordien de la science, qui avait déclaré que l'hermaphrodisme était un des rêves de l'antiquité.

L'âne hermaphrodite répondait victorieusement à tous les doutes: il pouvait féconder, il pouvait être fécondé.

Les savants n'y ont pas tenu; au lieu de conserver précieusement un pareil sujet, bien autrement rare que l'hippopotame, puisqu'il était, sinon unique, du moins le seul connu, ils l'ont tué, ouvert et disséqué.

Avouez que la femelle de l'hippopotame, qui connaît peut-être l'anecdote de l'âne hermaphrodite, a bien raison de ne pas permettre aux savants de toucher à son petit.

POÈTES, PEINTRES ET MUSICIENS

Avez-vous remarqué ceci:

Tous les peintres aiment la musique, tandis que tous les poètes, ou la détestent, ou la comprennent mal, ou disent comme Charles X: «Je ne la crains pas!»

Essayons d'expliquer ce fait.

La peinture et la musique sont deux arts essentiellement sensuels.

Les musiciens et les peintres idéalistes sont des exceptions assez peu appréciées des autres peintres et des autres musiciens.

Voyez Scheffer, voyez Schubert.

Les musiciens existent dans un pays en raison inverse des poètes.

Ainsi, la Belgique, qui n'a pas un poète, pas un romancier, pas un historien, a des compositeurs respectables et des exécutants supérieurs: madame Pleyel. Vieuxtemps, Bériot, Batta, que sais-je, moi! dix autres encore. Elle a d'excellents peintres: Gallait, Wilhems, les deux Stevens, Leys.

La France, qui a des poètes à foison: Hugo, Lamartine, de Vigny, Barbier, Brizeux, Émile Deschamps, madame Desbordes-Valmore, n'a, en compositeurs, qu'Auber et Halévy.

Je ne nomme pas plus Hérold et Adam que je ne nomme Chateaubriand et de Musset: tous deux sont morts.

Maintenant, pourquoi les, peintres aiment-ils la musique?

C'est que, comme nous l'avons dit, la musique et la peinture sont deux arts sensuels.

La musique entre par les oreilles et chatouille les sens.

La peinture entre par les yeux et réjouit le coeur.

C'est la peinture et la musique qui sont soeurs, et non pas, comme le dit Horace, la peinture et la poésie.

Nous dirons pourquoi la peinture et la poésie ne sont pas soeurs.

C'est que la peinture est égoïste.

La poésie décrit un tableau: elle n'aura jamais l'idée d'y rien changer, d'en altérer les lignes, d'en transformer les personnages.

La peinture traduit la poésie: elle ne s'inquiète ni des traits arrêtés, ni des costumes traditionnels, ni des contours tracés par la plume.

Plus le peintre sera grand et individuel, plus la traduction s'éloignera de l'original.

Tant que les peintres ont été idéalistes comme Giotto, Orcagna, Benezzo Gozzoli, Beato Angelico, Mazaccio, Pérugin, Léonard de Vinci et Raphaël dans sa première manière, la poésie biblique et évangélique a été aussi bien rendue que possible.

Mais, quand Raphaël eut fait _les Sibylles_; Michel-Ange, _le Jugement dernier_; quand la peinture païenne, sous le pinceau de Carrache, se fut substituée à la peinture chrétienne; quand la Vierge fut une Niobé pleurant ses fils et non plus Marie s'évanouissant au pied de la croix; Jésus, un Minos qui juge les vivants et les morts au lieu d'un apôtre qui pleure et pardonna; le Père Éternel un Jupiter Olympien clouant implacablement Prométhée sur son rocher au lieu d'un maître compatissant se contentant de chasser Adam et Eve du paradis terrestre, la poésie et la peinture rompirent l'une avec l'autre.

À l'heure qu'il est, il est impossible qu'un poète et un peintre jugent de la même façon.

Le peintre peut voir juste à l'endroit du poète, et le poète le reconnaître; mais le peintre n'admettra jamais que le poète voie juste à l'endroit du peintre.

Ainsi, prenons, par exemple, _la Pêche miraculeuse_ de Rubens.

Le poète dira:

– C'est admirablement peint; c'est un, chef-d'oeuvre d'exécution. Le côté matériel de la couleur et de la brosse est irréprochable du moment que ce sont des pêcheurs d'Ostende ou de Blankenberghe qui tirent leurs filets; mais, si c'est le Christ avec ses apôtres, non!

– Pourquoi non?

– Dame, parce que j'ai dans l'esprit la poésie traditionnelle, du Christ, de l'homme au corps mince, aux longs cheveux blonds, à la barbe rousse, aux yeux bleus et doux, à la bouche consolatrice, aux gestes bienveillants; parce que mon Christ, à moi, c'est celui qui prêche sur la montagne; qui plaint Satan de ne pouvoir aimer; qui ressuscite la fille de Jaïr; qui pardonne à la femme adultère, et qui, de ses deux bras cloués sur la croix, bénit le monde, et que je ne vois rien de tout cela dans le Christ de _la Pêche miraculeuse_, pas plus que je ne vois un Arabe des bords du lac de Génézareth, dans ce gros et puissant gaillard à vareuse rouge qui tire la barque à lui.

Le peintre vous répondra:

– Vous n'avez pas le sens commun, mon cher ami; Rubens a vu le Christ comme l'homme au manteau rouge, et l'Arabe comme l'homme à la vareuse.

Que voulez-vous répondre à cela? Rien. Il faut admirer le côté matériel de la peinture, convenir que Rubens et Rembrandt sont les deux plus habiles peintres, qui aient jamais existé, mais se dire à soi-même; tout bas:

– Si j'avais à prier devant un Christ ou devant une Vierge Marie, ce ne serait point devant un Christ de Rubens ou une Vierge Marie de Rembrandt que je prierais.

Voilà pourquoi le peintre peut apprécier le poète au point de vue, de la poésie; voilà pourquoi le poète n'appréciera jamais le peintre au point de vue de la peinture.

Maintenant, pourquoi les poètes sont-ils si froids à l'endroit de la musique, qu'ils se contentent de ne pas la craindre, quand ils ne la haïssent pas?

Ce sera encore plus simple que ce que je viens de vous expliquer.

La poésie n'aime pas la musique, parce qu'elle est elle-même une musique. Quand la poésie a affaire à la musique, elle n'a donc point affaire à une soeur, mais à une rivale.

En effet, que la musique fasse les honneurs d'une partition à la poésie, sous prétexte de donner l'hospitalité à la poésie, elle la conduira dans le château de Procuste; elle la couchera sur son lit, c'est-à-dire sur un véritable échafaud.

Les vers qui seront trop courts, elle les tirera, au risque de les disloquer, jusqu'à ce qu'ils aient la longueur voulue.

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