Et elle imita la manière de dire de son mari: «Toi, ma chère Anna».
«Ce n’est pas un homme, te dis-je: c’est une poupée. Si j’étais à sa place, il y a longtemps que j’aurais déchiré en morceaux une femme comme moi, au lieu de lui dire: «Toi, ma chère Anna»; mais ce n’est pas un homme: c’est une machine ministérielle. Il ne comprend pas qu’il ne m’est plus rien, qu’il est de trop. Non, non, ne parlons pas de lui!
– Tu es injuste, chère amie, dit Wronsky en cherchant à la calmer; mais non, ne parlons plus de lui: parlons de toi, de ta santé; qu’a dit le docteur?»
Elle le regardait avec une gaieté railleuse et aurait volontiers continué à tourner son mari en ridicule, mais il ajouta:
«Tu m’as écrit que tu étais souffrante: cela tient à ton état, je pense? Quand ce sera-t-il?»
Le sourire railleur disparut des lèvres d’Anna et fit place à une expression pleine de tristesse.
«Bientôt, bientôt… Tu dis que notre position est affreuse et qu’il faut en sortir. Si tu savais ce que je donnerais pour pouvoir t’aimer librement! Je ne te fatiguerais plus de ma jalousie; mais bientôt, bientôt, tout changera, et pas comme nous le pensons.»
Elle s’attendrissait sur elle-même, les larmes l’empêchèrent de continuer, et elle posa sa main blanche, dont les bagues brillaient à la lumière de la lampe, sur le bras de Wronsky.
«Je ne comprends pas, dit celui-ci, quoiqu’il comprît fort bien.
– Tu demandes quand ce sera? Bientôt, et je n’y survivrai pas; – elle parlait précipitamment. – Je le sais, je le sais avec certitude. Je mourrai, et je suis très contente de mourir et de vous débarrasser tous les deux de moi.»
Ses larmes coulaient, tandis que Wronsky baisait ses mains et cherchait, en la calmant, à cacher sa propre émotion.
«Il vaut mieux qu’il en soit ainsi, dit-elle en lui serrant vivement la main.
– Mais quelles sottises que tout cela, dit Wronsky en relevant la tête et reprenant son sang-froid. Quelles absurdités!
– Non, je dis vrai.
– Qu’est-ce qui est vrai?
– Que je mourrai. Je l’ai vu en rêve.
– En rêve? – et Wronsky se rappela involontairement le mougik de son cauchemar.
– Oui, en rêve, continua-t-elle; il y a déjà longtemps de cela. Je rêvais que j’entrais en courant dans ma chambre pour y prendre je ne sais quoi; je cherchais, tu sais, comme on cherche en rêve, et dans le coin de ma chambre j’apercevais quelque chose debout.
– Quelle folie! comment crois-tu…?»
Mais elle ne se laissa pas interrompre: ce qu’elle racontait lui semblait trop important.
«Et ce quelque chose se retourne, et je vois un petit mougik, sale, à barbe ébouriffée; je veux me sauver, mais il se penche vers un sac dans lequel il remue un objet.»
Elle fit le geste de quelqu’un fouillant dans un sac; la terreur était peinte sur son visage, et Wronsky, se rappelant son propre rêve, sentit cette même terreur l’envahir.
«Et tout en cherchant il parlait vite, vite, en français, en grasseyant, tu sais: «Il faut le battre, le fer, le broyer, le pétrir». Je cherchai à m’éveiller, mais ne me réveillai qu’en rêve, en me demandant ce que cela signifiait. J’entendis alors quelqu’un me dire: «En couches, vous mourrez en couches, ma petite mère». Et enfin je revins à moi.
– Quelles absurdités! dit Wronsky, dissimulant mal son émotion.
– N’en parlons plus, sonne, je vais faire servir du thé; reste encore, nous n’en avons plus pour longtemps.»
Mais elle s’arrêta, et tout à coup l’horreur et l’effroi disparurent de son visage, qui prit une expression de douceur attentive et sérieuse. Wronsky ne comprit rien d’abord à cette transfiguration soudaine: elle venait de sentir une vie nouvelle s’agiter dans son sein.
IV
Après la rencontre avec Wronsky, Alexis Alexandrovitch, comme c’était son projet, s’était rendu à l’Opéra-Italien; il y entendit deux actes, parla à tous ceux à qui il devait parler, et, en rentrant chez lui, alla droit à sa chambre, après avoir constaté l’absence de tout paletot d’uniforme dans le vestibule.
Contre son habitude, au lieu de se coucher, il marcha de long en large jusqu’à trois heures du matin; la colère le tenait éveillé, car il ne pouvait pardonner à sa femme de n’avoir pas rempli la seule condition qu’il lui eût imposée, celle de ne pas recevoir son amant chez elle. Puisqu’elle n’avait pas tenu compte de cet ordre, il devait la punir, exécuter sa menace, demander le divorce, et lui retirer son fils. Cette menace n’était pas d’une exécution aisée, mais il voulait tenir parole: la comtesse Lydie avait souvent fait allusion à ce moyen de sortir de sa déplorable situation, et le divorce était devenu récemment d’une facilité pratique si perfectionnée qu’Alexis Alexandrovitch entrevoyait la possibilité d’éluder les principales difficultés de forme.
Un malheur ne venant jamais seul, il éprouvait tant d’ennuis relativement à la question soulevée par lui sur les étrangers, qu’il se sentait depuis quelque temps dans un état d’irritation perpétuelle. Il passa la nuit sans dormir, sa colère grandissant toujours, et ce fut avec une véritable exaspération qu’il quitta son lit, s’habilla à la hâte, et se rendit chez Anna aussitôt qu’il la sut levée. Il craignait de perdre l’énergie dont il avait besoin, et ce fut en quelque sorte à deux mains qu’il porta la coupe de ses griefs, afin qu’elle ne débordât pas en route.
Anna, qui croyait connaître à fond son mari, fut saisie en le voyant entrer le front sombre, les yeux tristement fixés devant lui sans la regarder, et les lèvres serrées avec mépris. Jamais elle n’avait vu autant de décision dans son maintien. Il entra sans lui souhaiter le bonjour, et alla droit au secrétaire, dont il ouvrit le tiroir.
«Que vous faut-il? s’écria Anna.
– Les lettres de votre amant.
– Elles ne sont pas là,» dit-elle en fermant le tiroir. Mais il comprit au mouvement qu’elle fit, qu’il avait deviné juste, et, repoussant brutalement sa main, il s’empara du portefeuille dans lequel Anna gardait ses papiers importants; malgré les efforts de celle-ci pour le reprendre, il la tint à distance.
«Asseyez-vous, j’ai besoin de vous parler», dit-il, et il mit le portefeuille sous son bras et le serra si fortement du coude que son épaule en fut soulevée!
Anna le regarda, étonnée et effrayée.
«Ne vous avais-je pas défendu de recevoir votre amant chez vous?
– J’avais besoin de le voir pour…»
Elle s’arrêta, ne trouvant pas d’explication plausible.
«Je n’entre pas dans ces détails, et n’ai aucun désir de savoir pourquoi une femme a besoin de voir son amant.
– Je voulais seulement, dit-elle rougissant et sentant que la grossièreté de son mari lui rendait son audace… Est-il possible que vous ne sentiez pas combien il vous est facile de me blesser?
– On ne blesse qu’un honnête homme ou une honnête femme, mais dire d’un voleur qu’il est un voleur, n’est que la constatation d’un fait.
– Voilà un trait de cruauté que je ne vous connaissais pas.
– Ah, vous trouvez un mari cruel lorsqu’il laisse à sa femme une liberté entière, sous la seule condition de respecter les convenances? Selon vous, c’est de la cruauté?
– C’est pis que cela, c’est de la lâcheté, si vous tenez à le savoir, s’écria Anna avec emportement, et elle se leva pour sortir.
– Non, – cria-t-il d’une voix perçante, la forçant à se rasseoir, et lui prenant le bras; ses grands doigts osseux la serraient si durement qu’un des bracelets d’Anna s’imprima en rouge sur sa peau. – De la lâcheté? cela s’applique à celle qui abandonne son fils et son mari pour un amant, et n’en mange pas moins le pain de ce mari.»
Anna baissa la tête; la justesse de ces paroles l’écrasait; elle n’osa plus, comme la veille, accuser son mari d’être de trop, et elle répondit doucement:
«Vous ne pouvez juger ma position plus sévèrement que je ne la juge moi-même; mais pourquoi me dites-vous cela?
– Pourquoi je vous le dis? continua-t-il avec colère: c’est afin que vous sachiez que, puisque vous ne tenez aucun compte de ma volonté, je vais prendre les mesures nécessaires pour mettre fin à cette situation.
– Bientôt, bientôt, elle se terminera d’elle-même, dit Anna les yeux pleins de larmes à l’idée de cette mort qu’elle sentait prochaine, et maintenant si désirable.
– Plus tôt même que vous et votre amant ne l’aviez imaginé! Ah! vous cherchez la satisfaction des passions sensuelles…
– Alexis Alexandrovitch! C’est, peu généreux, peu convenable de frapper quelqu’un à terre!
– Oh! vous ne pensez jamais qu’à vous; les souffrances de celui qui a été votre mari vous intéressent peu; qu’importe que sa vie soit bouleversée, qu’il souffre…»
Dans son émotion, Alexis Alexandrovitch parlait si vite qu’il bredouillait, et ce bredouillement parut comique à Anna, qui se reprocha cependant aussitôt de pouvoir être sensible au ridicule dans un moment pareil. Pour la première fois, et pendant un instant, elle comprit la souffrance de son mari et le plaignit. Mais que pouvait-elle dire et faire, sinon se taire et baisser la tête? Lui aussi se tut, puis reprit d’une voix sévère, en soulignant des mots qui n’avaient aucune importance spéciale:
«Je suis venu vous dire…»
Elle jeta un regard sur lui, et, se rappelant son bredouillement, se dit: «Non, cet homme aux yeux mornes, si plein de lui-même, ne peut rien sentir, j’ai été le jouet de mon imagination.»
«Je ne puis changer, murmura-t-elle.
– Je suis venu vous prévenir que je partais pour Moscou, et que je ne rentrerai plus dans cette maison; vous apprendrez les résolutions auxquelles je me serai arrêté, par l’avocat qui se chargera des préliminaires du divorce. Mon fils ira chez une de mes parentes, ajouta-t-il, se rappelant avec effort ce qu’il voulait dire relativement à l’enfant.
– Vous prenez Serge pour me faire souffrir, balbutia-t-elle en levant les yeux sur lui; vous ne l’aimez pas, laissez-le-moi!
– C’est vrai, la répulsion que vous m’inspirez rejaillit sur mon fils: mais je le garderai néanmoins. Adieu.»
Il voulut sortir, elle le retint.
«Alexis Alexandrovitch, laissez-moi Serge, dit-elle encore: je ne vous demande que cela; laissez-le jusqu’à ma délivrance…»
Alexis Alexandrovitch rougit, repoussa le bras qui le retenait et partit sans répondre.
V
Le salon de réception de l’avocat célèbre chez lequel se rendit Alexis Alexandrovitch était plein de monde lorsqu’il y entra. Trois dames, l’une vieille, l’autre jeune et la troisième appartenant visiblement à la classe des marchands, y attendaient, ainsi qu’un banquier allemand portant au doigt une grosse bague, un marchand à longue barbe, et un tchinovnick revêtu de son uniforme, avec une décoration au cou; l’attente avait évidemment été longue pour tous.
Deux secrétaires écrivaient en faisant grincer leurs plumes; l’un d’eux tourna la tête d’un air mécontent vers le nouvel arrivé et, sans se lever, lui demanda en clignant des yeux:
«Que désirez-vous?
– Je voudrais parler à M. l’avocat.
– Il est occupé, – répondit sévèrement le secrétaire en désignant avec sa plume ceux qui attendaient déjà; et il se remit à écrire.
– Ne trouvera-t-il un pas moment pour me recevoir? demanda Alexis Alexandrovitch.
– M. l’avocat n’a pas un instant de liberté; il est toujours occupé, veuillez attendre.
– Ayez la bonté de lui passer ma carte», dit Alexis Alexandrovitch avec dignité, voyant que l’incognito était impossible à garder.
Le secrétaire prit la carte, l’examina d’un air mécontent, et sortit.
Alexis Alexandrovitch approuvait en principe la réforme judiciaire, mais critiquait certains détails, autant qu’il était capable de critiquer une institution sanctionnée, par le pouvoir suprême; en toutes choses il admettait l’erreur comme un mal inévitable, auquel on pouvait dans certains cas porter remède; mais la position importante faite aux avocats par cette réforme avait toujours été l’objet de sa désapprobation, et l’accueil qu’on lui faisait ne détruisait pas ses préventions.
«M. l’avocat va venir», dit en rentrant le secrétaire.
Effectivement, au bout de deux minutes, la porte s’ouvrit, et l’avocat parut, escortant un vieux jurisconsulte maigre.
L’avocat était un petit homme chauve, trapu, avec une barbe noire tirant sur le roux, un front bombé, et de gros sourcils clairs. Sa toilette, depuis sa cravate et sa chaîne de montre double, jusqu’au bout de ses bottines vernies, était celle d’un jeune premier. Sa figure était intelligente et vulgaire, sa mise prétentieuse et de mauvais goût.
«Veuillez entrer», dit-il en se tournant vers Alexis Alexandrovitch, et, le faisant passer devant lui, il ferma la porte.
Il avança un fauteuil près de son bureau chargé de papiers, pria Alexis Alexandrovitch de s’asseoir, et, frottant l’une contre l’autre ses mains courtes et velues, il s’installa devant le bureau dans une pose attentive. Mais, à peine assis, une mite vola au-dessus de la table, et le petit homme, avec une vivacité inattendue, la happa au vol; puis il reprit bien vite sa première attitude.
«Avant de commencer à vous expliquer mon affaire, dit Alexis Alexandrovitch suivant d’un œil étonné les mouvements de l’avocat, permettez-moi de vous faire observer que le sujet qui m’amène doit rester secret entre nous.»