En ce moment l’hôte rentra avec le somovar [18] tout bouillant. Je proposai à notre guide une tasse de thé. Il descendit aussitôt de la soupente. Son extérieur me parut remarquable. C’était un homme d’une quarantaine d’années, de taille moyenne, maigre, mais avec de larges épaules. Sa barbe noire commençait à grisonner. Ses grands yeux vifs ne restaient jamais tranquilles. Il avait dans la physionomie une expression assez agréable, mais non moins malicieuse. Ses cheveux étaient coupés en rond. Il portait un petit armak [19] déchiré et de larges pantalons tatars. Je lui offris une tasse de thé, il en goûta et fit la grimace. «Faites-moi la grâce, Votre Seigneurie, me dit-il, de me faire donner un verre d’eau-de-vie; le thé n’est pas notre boisson de Cosaques.»
J’accédai volontiers à son désir. L’hôte prit sur un des rayons de l’armoire un broc et un verre, s’approcha de lui, et, l’ayant regardé bien en face: «Eh! Eh! dit-il, te voilà de nouveau dans nos parages! D’où Dieu t’a-t-il amené?»
Mon guide cligna de l’œil d’une façon toute significative et répondit par le dicton connu: «Le moineau volait dans le verger; il mangeait de la graine de chanvre; la grand’mère lui jeta une pierre et le manqua. Et vous, comment vont les vôtres?
– Comment vont les nôtres? répliqua l’hôtelier en continuant de parler proverbialement. On commençait à sonner les vêpres, mais la femme du pope l’a défendu; le pope est allé en visite et les diables sont dans le cimetière.
– Tais-toi, notre oncle, riposta le vagabond; quand il y aura de la pluie, il y aura des champignons, et quand il y aura des champignons, il y aura une corbeille pour les mettre. Mais maintenant (il cligna de l’œil une seconde fois), remets ta hache derrière ton dos [20]; le garde forestier se promène. À la santé de Votre Seigneurie!»
Et, disant ces mots, il prit le verre, fit le signe de la croix et avala d’un trait son eau-de-vie. Puis il me salua et remonta dans la soupente.
Je ne pouvais alors deviner un seul mot de ce jargon de voleur. Ce n’est que dans la suite que je compris qu’ils parlaient des affaires de l’armée du Iaïk, qui venait seulement d’être réduite à l’obéissance après la révolte de 1772. Savéliitch les écoutait parler d’un air fort mécontent et jetait des regards soupçonneux tantôt sur l’hôte, tantôt sur le guide. L’espèce d’auberge où nous nous étions réfugiés se trouvait au beau milieu de la steppe, loin de la route et de toute habitation, et ressemblait beaucoup à un rendez-vous de voleurs. Mais que faire? On ne pouvait pas même penser à se remettre en route. L’inquiétude de Savéliitch me divertissait beaucoup. Je m’étendis sur un banc; mon vieux serviteur se décida enfin à monter sur la voûte du poêle [21]; l’hôte se coucha par terre. Ils se mirent bientôt tous à ronfler, et moi-même je m’endormis comme un mort.
En m’éveillant le lendemain assez tard, je m’aperçus que l’ouragan avait cessé. Le soleil brillait; la neige s’étendait au loin comme une nappe éblouissante. Déjà les chevaux étaient attelés. Je payai l’hôte, qui me demanda pour mon écot une telle misère, que Savéliitch lui-même ne le marchanda pas, suivant son habitude constante. Ses soupçons de la veille s’étaient envolés tout à fait. J’appelai le guide pour le remercier du service qu’il nous avait rendu, et dis à Savéliitch de lui donner un demi-rouble de gratification.
Savéliitch fronça le sourcil.
«Un demi-rouble! s’écria-t-il; pourquoi cela? parce que tu as daigné toi-même l’amener à l’auberge? Que ta volonté soit faite, seigneur; mais nous n’avons pas un demi-rouble de trop. Si nous nous mettons à donner des pourboires à tout le monde, nous finirons par mourir de faim.».
Il m’était impossible de disputer contre Savéliitch; mon argent, d’après ma promesse formelle, était à son entière discrétion. Je trouvais pourtant désagréable de ne pouvoir récompenser un homme qui m’avait tiré, sinon d’un danger de mort, au moins d’une position fort embarrassante.
«Bien, dis-je avec sang-froid à Savéliitch, si tu ne veux pas donner un demi-rouble, donne-lui quelqu’un de mes vieux habits; il est trop légèrement vêtu. Donne-lui mon touloup de peau de lièvre.
– Aie pitié de moi, mon père Piôtr Andréitch, s’écria Savéliitch; qu’a-t-il besoin de ton touloup? il le boira, le chien, dans le premier cabaret.
– Ceci, mon petit vieux, ce n’est plus ton affaire, dit le vagabond, que je le boive ou que je ne le boive pas. Sa Seigneurie me fait la grâce d’une pelisse de son épaule [22]; c’est sa volonté de seigneur, et ton devoir de serf est de ne pas regimber, mais d’obéir.
– Tu ne crains pas Dieu, brigand que tu es, dit Savéliitch d’une voix fâchée. Tu vois que l’enfant n’a pas encore toute sa raison, et te voilà tout content de le piller, grâce à son bon cœur. Qu’as-tu besoin d’un touloup de seigneur? Tu ne pourrais pas même le mettre sur tes maudites grosses épaules.
– Je te prie de ne pas faire le bel esprit, dis-je à mon menin; apporte vite le touloup.
– Oh! Seigneur mon Dieu! s’écria Savéliitch en gémissant. Un touloup en peau de lièvre et complètement neuf encore! À qui le donne-t-on? À un ivrogne en guenilles.»
Cependant le touloup fut apporté. Le vagabond se mit à l’essayer aussitôt. Le touloup, qui était déjà devenu trop petit pour ma taille, lui était effectivement beaucoup trop étroit. Cependant il parvint à le mettre avec peine, en faisant éclater toutes les coutures. Savéliitch poussa comme un hurlement étouffé lorsqu’il entendit le craquement des fils. Pour le vagabond, il était très content de mon cadeau. Aussi me reconduisit-il jusqu’à ma kibitka, et il me dit avec un profond salut: «Merci, Votre Seigneurie; que Dieu vous récompense pour votre vertu. De ma vie je n’oublierai vos bontés.» Il s’en alla de son côté, et je partis du mien, sans faire attention aux bouderies de Savéliitch. J’oubliai bientôt le bourane, et le guide, et mon touloup en peau de lièvre.
Arrivé à Orenbourg, je me présentai directement au général. Je trouvai un homme de haute taille, mais déjà courbé par la vieillesse. Ses longs cheveux étaient tout blancs. Son vieil uniforme usé rappelait un soldat du temps de l’impératrice Anne, et ses discours étaient empreints d’une forte prononciation allemande. Je lui remis la lettre de mon père. En lisant son nom, il me jeta un coup d’œil rapide: Mon Tieu, dit-il, il y a si peu de temps qu’André Pétrovich était de ton ache; et maintenant, quel peau caillard de fils il a! Ah! le temps, le temps…»
Il ouvrit la lettre et si mit à la parcourir à demi-voix, en accompagnant sa lecture de remarques:
«Monsieur,
«J’espère que Votre Excellence…» Qu’est-ce que c’est que ces cérémonies? Fi! comment n’a-t-il pas de honte? Sans doute, la discipline avant tout; mais est-ce ainsi qu’on écrit à son vieux camarate?… «Votre Excellence n’aura pas oublié!…» Hein!… «Eh!… quand… sous feu le feld-maréchal Munich…pendant la campagne… de même que… nos bonnes parties de cartes.» Eh! eh! Bruder! il se souvient donc encore de nos anciennes fredaines? «Maintenant parlons affaires… Je vous envoie mon espiègle…» «Hum!… le tenir avec des gants de porc-épic…» Qu’est-ce que cela, gants de porc-épic? ce doit être un proverbe russe… Qu’est-ce que c’est, tenir avec des gants de porc-épic? reprit-il en se tournant vers moi.
– Cela signifie, lui répondis-je avec l’air le plus innocent du monde, traiter quelqu’un avec bonté, pas trop sévèrement, lui laisser beaucoup de liberté. Voilà ce que signifie tenir avec des gants de porc-épic.
– Hum! je comprends… «Et ne pas lui donner de liberté…» Non, il paraît que gants de porc-épic signifie autre chose… «Ci-joint son brevet…» Où donc est-il? Ah! le voici… «L’inscrire au régiment de Séménofski…» C’est bon, c’est bon; on fera ce qu’il faut… «Me permettre de vous embrasser sans cérémonie, et… comme un vieux ami et camarade.» Ah! enfin, il s’en est souvenu… Etc., etc… Allons, mon petit père, dit-il après avoir achevé la lettre et mis mon brevet de côté, tout sera fait; tu seras officier dans le régiment de***; et pour ne pas perdre de temps, va dès demain dans le fort de Bélogorsk, où tu serviras sous les ordres du capitaine Mironoff, un brave et honnête homme. Là, tu serviras véritablement, et tu apprendras la discipline. Tu n’as rien à faire à Orenbourg; les distractions sont dangereuses pour un jeune homme. Aujourd’hui, je t’invite à dîner avec moi.»
«De mal en pis, pensai-je tout bas; à quoi cela m’aura-t-il servi d’être sergent aux gardes dès mon enfance? Où cela m’a-t-il mené? dans le régiment de*** et dans un fort abandonné sur la frontière des steppes kirghises-kaïsaks.» Je dînai chez André Karlovitch, en compagnie de son vieil aide de camp. La sévère économie allemande régnait à sa table, et je pense que l’effroi de recevoir parfois un hôte de plus à son ordinaire de garçon n’avait pas été étranger à mon prompt éloignement dans une garnison perdue. Le lendemain je pris congé du général et partis pour le lieu de ma destination.
CHAPITRE III LA FORTERESSE
La forteresse de Bélogorsk était située à quarante verstes d’Orenbourg. De cette ville, la route longeait les bords escarpés du Iaïk. La rivière n’était pas encore gelée, et ses flots couleur de plomb prenaient une teinte noire entre les rives blanchies par la neige. Devant moi s’étendaient les steppes kirghises. Je me perdais dans mes réflexions, tristes pour la plupart. La vie de garnison ne m’offrait pas beaucoup d’attraits; je tâchais de me représenter mon chef futur, le capitaine Mironolf. Je m’imaginais un vieillard sévère et morose, ne sachant rien en dehors du service et prêt à me mettre aux arrêts pour la moindre vétille. Le crépuscule arrivait; nous allions assez vite.
«Y a-t-il loin d’ici à la forteresse? demandai-je au cocher.
– Mais on la voit d’ici», répondit-il.
Je me mis à regarder de tous côtés, m’attendant à voir de hauts bastions, une muraille et un fossé. Mais je ne vis rien qu’un petit village entouré d’une palissade en bois. D’un côté s’élevaient trois ou quatre tas de foin, à demi recouverts de neige; d’un autre, un moulin à vent penché sur le côté, et dont les ailes, faites de grosse écorce de tilleul, pendaient paresseusement.
«Où donc est la forteresse? demandai-je étonné.
– Mais la voilà», repartit le cocher en me montrant le village où nous venions de pénétrer.
J’aperçus près de la porte un vieux canon en fer. Les rues étaient étroites et tortueuses; presque toutes les isbas [23] étaient couvertes en chaume. J’ordonnai qu’on me menât chez le commandant, et presque aussitôt ma kibitka s’arrêta devant une maison en bois, bâtie sur une éminence, près de l’église, qui était en bois également.
Personne ne vint à ma rencontre. Du perron j’entrai dans l’antichambre. Un vieil invalide, assis sur une table, était occupé à coudre une pièce bleue au coude d’un uniforme vert. Je lui dis de m’annoncer. «Entre, mon petit père, me dit l’invalide, les nôtres sont à la maison.» Je pénétrai dans une chambre très propre, arrangée à la vieille mode. Dans un coin était dressée une armoire avec de la vaisselle. Contre la muraille un diplôme d’officier pendait encadré et sous verre. Autour du cadre étaient rangés des tableaux d’écorce [24], qui représentaient la Prise de Kustrin et d’Otchakov, le Choix de la fiancée et l’Enterrement du chat par les souris. Près de la fenêtre se tenait assise une vieille femme en mantelet, la tête enveloppée d’un mouchoir.
Elle était occupée à dévider du fil que tenait, sur ses mains écartées, un petit vieillard borgne en habit d’officier. «Que désirez-vous, mon petit père?» me dit-elle sans interrompre son occupation. Je répondis que j’étais venu pour entrer au service, et que, d’après la règle, j’accourais me présenter à monsieur le capitaine. En disant cela, je me tournai vers le petit vieillard borgne, que j’avais pris pour le commandant. Mais la bonne dame interrompit le discours que j’avais préparé à l’avance.
«Ivan Kouzmitch [25] n’est pas à la maison, dit-elle. Il est allé en visite chez le père Garasim. Mais c’est la même chose, je suis sa femme. Veuillez nous aimer et nous avoir en grâce [26]. Assieds-toi, mon petit père.»
Elle appela une servante et lui dit de faire venir l’ouriadnik [27]. Le petit vieillard me regardait curieusement de son œil unique. «Oserais-je vous demander, me dit-il, dans quel régiment vous avez daigné servir?» Je satisfis sa curiosité.
«Et oserais-je vous demander, continua-t-il; pourquoi vous avez daigné passer de la garde dans notre garnison?»
Je répondis que c’était par ordre de l’autorité.
«Probablement pour des actions peu séantes à un officier de la garde? reprit l’infatigable questionneur.
– Veux-tu bien cesser de dire des bêtises? lui dit la femme du capitaine. Tu vois bien que ce jeune homme est fatigué de la route. Il a autre chose à faire que de te répondre. Tiens mieux tes mains. Et toi, mon petit père, continua-t-elle en se tournant vers moi, ne t’afflige pas trop de ce qu’on t’ait fourré dans notre bicoque; tu n’es pas le premier, tu ne seras pas le dernier. On souffre, mais on s’habitue. Tenez, Chvabrine, Alexéi Ivanitch [28], il y a déjà quatre ans qu’on l’a transféré chez nous pour un meurtre. Dieu sait quel malheur lui était arrivé. Voilà qu’un jour il est sorti de la ville avec un lieutenant; et ils avaient pris des épées, et ils se mirent à se piquer l’un l’autre, et Alexéi Ivanitch a tué le lieutenant, et encore devant deux témoins. Que veux-tu! contre le malheur il n’y a pas de maître.»
En ce moment entre l’ouriadnik, jeune et beau Cosaque. «Maximitch, lui dit la femme du capitaine, donne un logement à monsieur l’officier, et propre.
– J’obéis, Vassilissa Iégorovna [29], répondit l’ouriadnik Ne faut-il pas mettre Sa Seigneurie chez Ivan Poléjaïeff?