Il nous tendit les bras avec sa tabatière dans la main gauche et une pincée de tabac entre le pouce et l'index de la main droite. C'était lui.
«Entrez donc, chère dame! ma femme va mieux; elle sera enchantée de vous voir. Mais maître Pierre, à ce qu'il me semble, n'est pas très rassuré. Est-ce notre petite chienne qui lui fait peur? – Ici, Finette.» J'étais rassuré; je dis:
«Vous demeurez dans une vilaine tour, monsieur Robin.»À ces mots, ma mère me pinça le bras dans l'intention, que je saisis fort bien, de m'empêcher de demander un gâteau à mon ami Robin, ce que précisément j'allais faire.
Dans le salon jaune de M. et Mme Robin, Finette me fut d'un grand secours. Je jouai avec elle, et ceci me resta dans l'esprit qu'elle avait aboyé aux meurtriers des enfants d'Édouard. C'est pourquoi je partageai avec elle le gâteau que M. Robin me donna. Mais on ne peut s'occuper longtemps du même objet, surtout quand on est un petit enfant. Mes pensées sautèrent d'une chose à l'autre, comme des oiseaux de branche en branche, puis se reposèrent de nouveau sur les enfants Édouard M'étant fait à leur égard une opinion, j'étais pressé de la produire. Je tirai M. Robin par la manche.
«Dis donc, monsieur Robin, vous savez, si maman avait été dans la tour de Londres, elle aurait empêché le méchant oncle d'étouffer les enfants Édouard sous leurs oreillers.» Il me sembla que M. Robin ne comprenait pas ma pensée dans toute sa force; mais, quand nous nous retrouvâmes seuls, maman et moi, dans l'escalier, elle m'éleva dans ses bras:
«Monstre! que je t'embrasse!»
V LA GRAPPE DE RAISIN
J'étais heureux, j'étais très heureux. Je me représentais mon père, ma mère et ma bonne, comme des géants très doux, témoins des premiers jours du monde, immuables, éternels, uniques dans leur espèce. J'avais la certitude qu'ils sauraient me garder de tout mal et j'éprouvais près d'eux une entière sécurité. La confiance que m'inspirait ma mère était quelque chose d'infini: quand je me rappelle cette divine, cette adorable confiance, je suis tenté d'envoyer des baisers au petit bonhomme que j'étais, et ceux qui savent combien il est difficile en ce monde de garder un sentiment dans sa plénitude comprendront un tel élan vers de tels souvenirs.
J'étais heureux. Mille choses, à la fois familières et mystérieuses, occupaient mon imagination, mille choses qui n'étaient rien en elles-mêmes, mais qui faisaient partie de ma vie. Elle était toute petite, ma vie; mais c'était une vie, c'est-à-dire le centre des choses, le milieu du monde. Ne souriez pas à ce que je dis là, ou n'y souriez que par amitié et songez-y; quiconque vit, fût-il petit chien, est au milieu des choses.
J'étais heureux de voir et d'entendre. Ma mère n'entrouvrait pas son armoire à glace sans me faire éprouver une curiosité fine et pleine de poésie. Qu'y avait-il donc, dans cette armoire? Mon Dieu! ce qu'il pouvait y avoir: du linge, des sachets d'odeur, des cartons, des boîtes. Je soupçonne aujourd'hui ma pauvre mère d'un faible pour les boîtes. Elle en avait de toute sorte et en prodigieuse quantité. Et ces boîtes, qu'il m'était interdit de toucher, m'inspiraient de profondes méditations. Mes jouets aussi faisaient travailler ma petite tête; du moins, les jouets qu'on me promettait, et que j'attendais; car ceux que je possédais n'avaient pour moi plus de mystère, portant plus de charme. Mais qu'ils étaient beaux, les joujoux de mes rêves! Un autre miracle, c'était la quantité de traits et de figures qu'on peut tirer d'un crayon ou d'une plume. Je dessinais des soldats; je faisais une tête ovale et je mettais un shako au-dessus. Ce n'est qu'après de nombreuses observations que je fis entrer la tête dans le shako jusqu'aux sourcils. J'étais sensible aux fleurs, aux parfums, au luxe de la table, aux beaux vêtements. Ma toque à plumes et mes bas chinés me donnaient quelque orgueil.
Mais ce que j'aimais plus que chaque chose en particulier, c'était l'ensemble des choses: la maison, l'air, la lumière, que sais-je? la vie enfin! Une grande douceur m'enveloppait. Jamais petit oiseau ne se frotta plus délicieusement au duvet de son nid.
J'étais heureux, j'étais très heureux. Pourtant, j'enviais un autre enfant. Il se nommait Alphonse. Je ne lui connaissais pas d'autre nom, et il est fort possible qu'il n'eût que celui-là. Sa mère était blanchisseuse et travaillait en ville.
Alphonse vaguait tout le long de la journée dans la cour ou sur le quai, et j'observais de ma fenêtre son visage barbouillé, sa tignasse jaune, sa culotte sans fond et ses savates, qu'il traînait dans les ruisseaux. J'aurais bien voulu, moi aussi, marcher en liberté dans les ruisseaux.
Alphonse hantait les cuisinières et gagnait près d'elles force gifles et quelques vieilles croûtes de pâté. Parfois les palefreniers l'envoyaient puiser à la pompe un seau d'eau qu'il rapportait fièrement, avec une face cramoisie et la langue hors de la bouche. Et je l'enviais. Il n'avait pas comme moi des fables de La Fontaine à apprendre; il ne craignait pas d'être grondé pour une tache à sa blouse, lui!
Il n'était pas tenu de dire bonjour monsieur, bonjour madame, à des personnes dont les jours et les soirs, bons ou mauvais, ne l'intéressaient pas du tout et, s'il n'avait pas comme moi une arche de Noé et un cheval à mécanique, il jouait à sa fantaisie avec les moineaux qu'il attrapait, les chiens errants comme lui, et même les chevaux de l'écurie, jusqu'à ce que le cocher l'envoyât dehors au bout d'un balai. Il était libre et hardi. De la cour, son domaine, il me regardait à ma fenêtre comme on regarde un oiseau en cage.
Cette cour était gaie à cause des bêtes de toute espèce et des gens de service qui la fréquentaient. Elle était grande; le corps de logis qui la fermait au midi était tapissé d'une vieille vigne noueuse et maigre, au-dessus de laquelle était un cadran solaire dont le soleil et la pluie avaient effacé les chiffres, et cette aiguille d'ombre qui coulait insensiblement sur la pierre m'étonnait. De tous les fantômes que j'évoque, celui de cette vieille cour est un des plus étranges pour les Parisiens d'aujourd'hui. Leurs cours ont quatre mètres carrés; on peut y voir un morceau du ciel, grand comme un mouchoir, par-dessus cinq étages de garde-manger en surplomb. C'est là un progrès, mais il est malsain.
Il advint un jour que cette cour si gaie, où les ménagères venaient le matin emplir leur cruche à la pompe et où les cuisinières secouaient, vers six heures, leur salade dans un panier de laiton, en échangeant des propos avec les palefreniers, il advint que cette cour fut dépavée. On ne la dépavait que pour la repaver; mais, comme il avait plu pendant les travaux, elle était fort boueuse, et Alphonse, qui y vivait comme un satyre dans son bois, était, de la tête aux pieds, de la couleur du sol. Il remuait les pavés avec une joyeuse ardeur. Puis, levant la tête et me voyant muré là-haut, il me fit signe de venir. J'avais bien envie de jouer avec lui à remuer les pavés. Je n'avais pas de pavés à remuer dans ma chambre, moi. Il se trouva que la porte de l'appartement était ouverte. Je descendis dans la cour.
«Me voilà, dis-je à Alphonse.
– Porte ce pavé», me dit-il.
Il avait l'air sauvage et la voix rauque; j'obéis. Tout à coup le pavé me fut arraché des mains et je me sentis enlevé de terre. C'était ma bonne qui m'emportait, indignée. Elle me lava au savon de Marseille et me fit honte de jouer avec un polisson, un rôdeur, un vaurien.
«Alphonse, ajouta ma mère, Alphonse est mal élevé; ce n'est pas sa faute, c'est son malheur; mais les enfants bien élevés ne doivent pas fréquenter ceux qui ne le sont pas.» J'étais un petit enfant très intelligent et très réfléchi. Je retins les paroles de ma mère et elles s'associèrent, je ne sais comment, à ce que j'appris des enfants maudits en me faisant expliquer ma vieille Bible en estampes. Mes sentiments pour Alphonse changèrent tout à fait. Je ne l'enviai plus; non. Il m'inspira un mélange de terreur et de pitié.
«Ce n'est pas sa faute, c'est son malheur.» Cette parole de ma mère me troublait pour lui. Vous fîtes bien, maman, de me parler ainsi; vous fîtes bien de me révéler dès l'âge le plus tendre l'innocence des misérables. Votre parole était bonne; c'était à moi à la garder présente dans la suite de ma vie.
Pour cette fois du moins, elle eut son effet et je m'attendris sur le sort de l'enfant maudit. Un jour, tandis qu'il tourmentait dans la cour le perroquet d'une vieille locataire, je contemplai ce Caïn sombre et puissant, avec toute la componction d'un bon petit Abel. C'est le bonheur, hélas! qui fait les Abels. Je m'ingéniai à donner à l'autre un témoignage de ma pitié. Je songeai à lui envoyer un baiser; mais son visage farouche me parut peu propre à le recevoir et mon cœur se refusa à ce don. Je cherchai longtemps ce que je pourrais bien donner; mon embarras était grand.
Donner à Alphonse mon cheval à mécanique, qui précisément n'avait plus ni queue ni crinière, me parut toutefois excessif. Et puis, est-ce bien par le don d'un cheval qu'on marque sa pitié? Il fallait un présent convenable à un maudit. Une fleur peut-être? Il y avait des bouquets dans le salon. Mais une fleur, cela ressemble à un baiser. Je doutais qu'Alphonse aimât les fleurs. Je fis, dans une grande perplexité, le tour de la salle à manger. Tout à coup, je frappai joyeusement dans mes mains: j'avais trouvé!
Il y avait sur le buffet, dans une coupe, de magnifiques raisins de Fontainebleau. Je montai sur une chaise et pris de ces raisins une grappe longue et pesante qui remplissait la coupe aux trois quarts. Les grains d'un vert pâle étaient dorés d'un côté et l'on devait croire qu'ils fondraient délicieusement dans la bouche; pourtant je n'y goûtai pas. Je courus chercher un peloton de fil dans la table à ouvrage de ma mère. Il m'était interdit d'y rien prendre. Mais il faut savoir désobéir. J'attachai la grappe au bout d'un fil, et, me penchant sur la barre de la fenêtre, j'appelai Alphonse et fis descendre lentement la grappe dans la cour. Pour la mieux voir, l'enfant maudit écarta de ses yeux les mèches de ses cheveux jaunes, et, quand elle fut à portée de son bras, il l'arracha avec le fil; puis, relevant la tête, il me tira la langue, me fit un pied de nez et s'enfuit avec la grappe en me montrant son derrière. Mes petits amis ne m'avaient pas accoutumé à ces façons. J'en fus d'abord très irrité.
Mais une considération me calma. «J'ai bien fait, pensai-je, de n'envoyer ni une fleur ni un baiser.» Ma rancune s'évanouit à cette pensée, tant il est vrai que, quand l'amour-propre est satisfait, le reste importe peu.
Toutefois, à l'idée qu'il faudrait confesser mon aventure à ma mère, je tombai dans un grand abattement. J'avais tort; ma mère me gronda, mais avec de la gaieté: je le vis à ses yeux qui riaient.
«Il faut donner son bien, et non celui des autres, me dit-elle, et il faut savoir donner.
– C'est le secret du bonheur, et peu le savent», ajouta mon père.
Il le savait, lui!
VI MARCELLE AUX YEUX D'OR
J'avais cinq ans et je me faisais du monde une idée que j'ai dû changer depuis; c'est dommage, elle était charmante. Un jour, tandis que j'étais occupé à dessiner des bonshommes, ma mère m'appela sans songer qu'elle me dérangeait. Les mères ont de ces étourderies.
Cette fois, il s'agissait de me faire ma toilette. Je n'en sentais pas la nécessité et j'en voyais le désagrément, je résistais, je faisais des grimaces; j'étais insupportable.
Ma mère me dit:
«Ta marraine va venir: ce serait joli si tu n'étais pas habillé!» Ma marraine! je ne l'avais pas encore vue; je ne la connaissais pas du tout. Je ne savais même pas qu'elle existât. Mais je savais très bien ce que c'est qu'une marraine: je l'avais lu dans les contes et vu dans les images; je savais qu'une marraine est une fée.
Je me laissai peigner et savonner tant qu'il plut à ma chère maman. Je songeais à ma marraine avec une extrême curiosité de la connaître. Mais, bien que grand questionneur d'ordinaire, je ne demandai rien de tout ce que je brûlais de savoir.
«Pourquoi?
– Vous me demandez pourquoi? Ah! c'est que je n'osais; c'est que les fées, telles que je les comprenais, voulaient le silence et le mystère; c'est qu'il est dans les sentiments un vague si précieux, que l'âme la plus neuve en ce monde est, par instinct, jalouse de le garder; c'est qu'il existe, pour l'enfant comme pour l'homme, des choses ineffables; c'est que, sans l'avoir connue, j'aimais ma marraine.» Je vais bien vous surprendre, mais la vérité a parfois heureusement quelque chose d'imprévu, qui la rend supportable… Ma marraine était belle à souhait. Quand je la vis, je la reconnus. C'était bien celle que j'attendais, c'était ma fée. Je la contemplais sans surprise, ravi. Pour cette fois, et par extraordinaire, la nature égalait les rêves de beauté d'un petit enfant.
Ma marraine me regarda: elle avait des yeux d'or. Elle me sourit et je lui vis des dents aussi petites que les miennes. Elle parla: sa voix était claire et chantait comme une source dans les bois. Elle me baisa, ses lèvres étaient fraîches; je les sens encore sur ma joue.
Je goûtai à la voir une infinie douceur, et il fallait, paraît-il, que cette rencontre fût charmante de tout point; car le souvenir qui m'en reste est dégagé de tout détail qui l'eût gâté. Il a pris une simplicité lumineuse. C'est la bouche entrouverte pour un sourire et pour un baiser, debout, les bras ouverts, que m'apparaît invariablement ma marraine.
Elle me souleva de terre et me dit:
«Trésor, laisse-moi voir la couleur de tes yeux.» Puis, agitant les boucles de ma chevelure:
«Il est blond, mais il deviendra brun.» Ma fée connaissait l'avenir. Pourtant ses prédictions indulgentes ne l'annonçaient pas tout entier. Mes cheveux, aujourd'hui, ne sont plus ni blonds ni noirs.
Elle m'envoya, le lendemain, des joujoux qui ne me parurent pas faits pour moi. Je vivais avec mes livres, mes images, mon pot de colle, mes boîtes de couleur et tout mon attirail de petit garçon intelligent et chétif, déjà sédentaire, qui s'initiait naïvement par ses jouets à ce sentiment des formes et des couleurs, cause de tant de douleurs et de joies.
Les présents choisis par ma marraine n'entraient pas dans ces mœurs. C'était un mobilier complet de sport-boy et de petit gymnaste à trapèze, cordes, barres, poids, haltères, tout ce qu'il faut pour exercer la force d'un enfant et préparer la grâce virile.
Par malheur, j'avais déjà le pli du bureau, le goût des découpures faites patiemment le soir à la lampe, le sens profond des images, et, quand je sortais de mes amusements d'artiste prédestiné, c'était par des coups de folie, par une rage de désordre, pour jouer éperdument à des jeux sans règle, sans rythme: au voleur, au naufrage, à l'incendie. Tous ces appareils de buis verni et de fer me parurent froids, lourds, sans caprice et sans âme, jusqu'à ce que ma marraine y eût mis, en m'en enseignant l'usage, un peu de son charme. Elle soulevait les haltères avec beaucoup de crânerie, et, portant les coudes en arrière, elle me montrait comment les barres, passées sur le dos et sous les bras, développent la poitrine.