Le Livre De Mon Ami - France Anatole 5 стр.


Les animaux qui mangeaient dans ma main en me regardant avec douceur me rappelaient ce que ma mère m'enseignait d'Adam et des jours de l'innocence première.

La création réunie là, comme jadis dans la maison flottante du patriarche, se reflétait dans mes yeux, toute parée de grâce enfantine. Et rien ne me gâtait mon paradis. Je n'étais pas choqué d'y voir des bonnes, des militaires et des marchands de coco. Au contraire, je me sentais heureux près de ces humbles et de ces petits, moi le plus petit de tous. Tout me semblait clair, aimable et bon, parce que, avec une candeur souveraine, je ramenais tout à mon idéal d'enfant.

Je m'endormis dans la résolution d'aller vivre au milieu de ce jardin pour acquérir des mérites et devenir l'égal des grands saints dont je me rappelais l'histoire fleurie.

Le lendemain matin, ma résolution était ferme encore.

J'en instruisis ma mère. Elle se mit à rire.

«Qui t'a donné l'idée de te faire ermite sur le labyrinthe du Jardin des plantes? me dit-elle en me peignant les cheveux et en continuant de rire.

– Je veux être célèbre, répondis-je, et mettre sur mes cartes de visite: «Ermite et saint du calendrier», comme papa met sur les siennes: «Lauréat de l'Académie de médecine et secrétaire de la Société d'anthropologie.» À ce coup, ma mère laissa tomber le peigne qu'elle passait dans mes cheveux.

«Pierre! s'écria-t-elle, Pierre! quelle folie et quel péché!

Je suis bien malheureuse! Mon petit garçon a perdu la raison à l'âge où l'on n'en a pas encore.» Puis, se tournant vers mon père:

«Vous l'avez entendu, mon ami; à sept ans il veut être célèbre!

– Chère amie, répondit mon père, vous verrez qu'à vingt ans il sera dégoûté de la gloire.

– Dieu le veuille! dit ma mère; je n'aime point les vaniteux.» Dieu l'a voulu et mon père ne se trompait pas. Comme le roi d'Yvetot, je vis fort bien sans gloire et n'ai plus la moindre envie de graver le nom de Pierre Nozière dans la mémoire des hommes.

Toutefois, quand maintenant je me promène, avec mon cortège de souvenirs lointains, dans ce Jardin des plantes, bien attristé et abandonné, il me prend une incompréhensible envie de conter aux amis inconnus le rêve que je fis jadis d'y vivre en anachorète, comme si ce rêve d'enfant pouvait, en se mêlant aux pensées d'autrui, y faire passer la douceur d'un sourire.

C'est aussi pour moi une question de savoir si vraiment j'ai bien fait de renoncer dès l'âge de six ans à la vie militaire; car le fait est que je n'ai pas songé depuis à être soldat. Je le regrette un peu. Il y a, sous les armes, une grande dignité de vie. Le devoir y est clair et d'autant mieux déterminé que ce n'est pas le raisonnement qui le détermine.

L'homme qui peut raisonner ses actions découvre bientôt qu'il en est peu d'innocentes. Il faut être prêtre ou soldat pour ne pas connaître les angoisses du doute.

Quant au rêve d'être un solitaire, je l'ai refait toutes les fois que j'ai cru sentir que la vie était foncièrement mauvaise: c'est dire que je l'ai fait chaque jour. Mais, chaque jour, la nature me tira par l'oreille et me ramena aux amusements dans lesquels s'écoulent les humbles existences.

II LE PERE LE BEAU

On trouve dans les Mémoires de Henri Heine des portraits d'une réalité frappante, qu'enveloppe pourtant une sorte de poésie. Tel est le portrait de Simon de Geldern, oncle du poète. «C'était, dit Henri Heine, un original de l'extérieur le plus humble et aussi le plus bizarre, une petite figure placide, un visage pâle et sévère, dont le nez avait une rectitude grecque, bien qu'il fût assurément d'un tiers plus long que les Grecs n'avaient l'habitude de porter leur nez… Il allait toujours vêtu d'après une mode surannée, portait des culottes courtes, des bas de soie blancs, des souliers à boucle, et, selon l'ancienne coutume, une queue assez longue. Lorsque ce petit bonhomme trottait à pas menus à travers les rues, sa queue sautillait d'une épaule sur l'autre, faisait des cabrioles de toute sorte, et semblait se moquer de son propre maître derrière son dos.» Ce bonhomme avait l'âme la plus magnanime, et sa petite redingote, terminée en queue de bergeronnette, enveloppait le dernier des chevaliers. Ce chevalier, toutefois, ne fut point errant. Il resta chez lui à Düsseldorf, dans L'Arche de Noé. «C'est le nom que portait la petite maison patrimoniale, à cause de l'arche que l'on voyait joliment sculptée sur la porte et peinte en couleurs voyantes. Là, il put s'adonner sans repos à tous ses goûts, à tous ses enfantillages d'érudition, à sa bibliomanie et à sa rage d'écrivailler, principalement dans les gazettes politiques et les revues obscures.» C'est par le zèle du bien public que le pauvre Simon de Geldem était poussé à écrire. Il y peinait beaucoup. Penser seulement lui coûtait des efforts désespérés. Il se servait d'un vieux style roide qu'on lui avait enseigné dans les écoles de jésuites.

«Ce fut justement cet oncle, nous dit Henri Heine, qui exerça une grande influence sur la culture de mon esprit, et auquel, sur ce point, je suis infiniment redevable. Si différente que fût notre manière de voir, ses aspirations littéraires, pitoyables d'ailleurs, contribuèrent peut-être à éveiller en moi le désir d'écrire.» La figure du vieux Geldem m'en rappelle une autre qui, n'existant, celle-là, que par mes propres souvenirs, semblera pâle et sans charme. À la vérité, je n'en saurai jamais faire un de ces portraits à la fois fantastiques et vrais dont Rembrandt et Heine eurent le secret. C'est dommage! l'original méritait un savant peintre.

Oui, j'eus aussi mon Simon de Geldem pour m'inspirer dès l'enfance l'amour des choses de l'esprit et la folie d'écrire. Il se nommait Le Beau; c'est peut-être à lui que je dois de barbouiller, depuis quinze ans, du papier avec mes rêves. Je ne sais si je peux l'en remercier. Du moins, il n'inspira à son élève qu'une manie innocente comme la sienne.

Sa manie était de faire des catalogues. Il cataloguait, cataloguait. Je l'admirais, et, à dix ans, je trouvais plus beau de faire des catalogues que de gagner des batailles. Je me suis, depuis, un peu gâté le jugement; mais, au fond, je n'ai pas changé d'avis autant qu'on pourrait croire. Le père Le Beau, comme on l'appelait, me semble encore digne de louanges et d'envie, et, si parfois il m'arrive de sourire en pensant à ce vieil ami, ma gaieté est tout affectueuse et tout attendrie.

Le père Le Beau était fort vieux quand j'étais fort jeune; ce qui nous permit de nous entendre très bien ensemble.

Tout en lui m'inspirait une curiosité confiante. Ses lunettes chaussées au bout du nez qu'il avait gros et rond, son visage rose et plein, ses gilets à fleurs, sa grande douillette dont les poches béantes regorgeaient de bouquins, sa personne entière vous avait une bonhomie relevée par un grain de folie. Il se coiffait d'un chapeau bas à grands bords autour desquels ses cheveux blancs s'enroulaient comme le chèvrefeuille aux balustrades des terrasses. Tout ce qu'il disait était simple, court, varié, en images, ainsi qu'un conte d'enfant. Il était naturellement puéril, et m'amusait sans s'efforcer en rien. Grand ami de mes parents et voyant en moi un petit garçon intelligent et tranquille, il m'encourageait à l'aller voir dans sa maison, où il n'était guère visité que par les rats.

C'était une vieille maison, bâtie de côté sur une rue étroite et monstrueuse qui mène au Jardin des plantes, et où je pense qu'alors tous les fabricants de bouchons et tous les tonneliers de Paris étaient réunis. On y sentait une odeur de bouc et de futailles que je n'oublierai de ma vie.

On traversait, conduit par Nanon, la vieille servante, un petit jardin de curé; on montait le perron et l'on entrait dans le logis le plus extraordinaire. Des momies rangées tout le long de l'antichambre vous faisaient accueil; une d'elles était renfermée dans sa gaine dorée, d'autres n'avaient plus que des linges noircis autour de leurs corps desséchés; une enfin, dégagée de ses bandelettes, regardait avec des yeux d'émail et montrait ses dents blanches.

L'escalier n'était pas moins effrayant: des chaînes, des carcans, des clefs de prison plus grosses que le bras pendaient aux murs.

Le père Le Beau était de force à mettre, comme Bouvard, un vieux gibet dans sa collection. Il possédait du moins l'échelle de Latude et une douzaine de belles poires d'angoisse. Les quatre pièces de son logis ne différaient point les unes des autres; des livres y montaient jusqu'au plafond et couvraient les planches pêle-mêle avec des cartes, des médailles, des armures, des drapeaux, des toiles enfumées et des morceaux mutilés de vieille sculpture en bois ou en pierre. Il y avait là, sur une table boiteuse et sur un coffre vermoulu, des montagnes de faïences peintes.

Tout ce qui peut se pendre pendait du plafond dans des attitudes lamentables. En ce musée chaotique, les objets se confondaient sous une même poussière, et ne semblaient tenir que par les innombrables fils dont les araignées les enveloppaient.

Le père Le Beau, qui entendait à sa façon la conservation des œuvres d'art, défendait à Nanon de balayer les planchers. Le plus curieux, c'est que tout dans ce fouillis avait une figure ou triste ou moqueuse et vous regardait méchamment. J'y voyais un peuple enchanté de malins esprits.

Le père Le Beau se tenait d'ordinaire dans sa chambre à coucher, qui était aussi encombrée que les autres, mais non point aussi poudreuse; car la vieille servante avait, par exception, licence d'y promener le plumeau et le balai. Une longue table couverte de petits morceaux de carton en occupait la moitié.

Mon vieil ami, en robe de chambre à ramages et coiffé d'un bonnet de nuit, travaillait devant cette table avec toute la joie d'un cœur simple. Il cataloguait. Et moi, les yeux grands ouverts, retenant mon souffle, je l'admirais. Il cataloguait surtout les livres et les médailles. Il s'aidait d'une loupe et couvrait ses fiches d'une petite écriture régulière et serrée. Je n'imaginais pas qu'on pût se livrer à une occupation plus belle. Je me trompais. Il se trouva un imprimeur pour imprimer le catalogue du père Le Beau, et je vis alors mon ami corriger les épreuves. Il mettait des signes mystérieux en marge des placards. Pour le coup, je compris que c'était la plus belle occupation du monde et je demeurai stupide d'admiration.

Peu à peu, l'audace me vint et je me promis d'avoir aussi un jour des épreuves à corriger. Ce vœu n'a point été exaucé. Je le regrette médiocrement, ayant reconnu, dans le commerce d'un homme de lettres de mes amis, qu'on se lasse de tout, même de corriger des épreuves. Il n'en est pas moins vrai que mon vieil ami détermina ma vocation.

Par le spectacle peu commun de son ameublement, il accoutuma mon esprit d'enfant aux formes anciennes et rares, le tourna vers le passé et lui donna des curiosités ingénieuses; par l'exemple d'un labeur intellectuel régulièrement accompli sans peine et sans inquiétude, il me donna dès l'enfance l'envie de travailler à m'instruire. C'est grâce à lui enfin que je suis devenu en mon particulier grand liseur, zélé glossateur de textes anciens et que je griffonne des mémoires qui ne seront point imprimés.

J'avais douze ans, quand mourut doucement ce vieillard aimable et singulier. Son catalogue, comme vous pensez bien, restait en placards; il ne fut point publié. Manon vendit aux brocanteurs les momies et le reste, et ces souvenirs sont vieux maintenant de plus d'un quart de siècle.

La semaine dernière, je vis exposée à l'hôtel Drouot une de ces petites Bastilles que le patriote Palloy taillait, en 1789, dans des pierres de la forteresse détruite et qu'il offrait, moyennant salaire, aux municipalités et aux citoyens. La pièce était peu rare et de maniement incommode. Je l'examinai pourtant avec une curiosité instinctive, et j'éprouvai quelque émotion en lisant, à la base d'une des tours, cette mention à demi effacée: Du cabinet de M. Le Beau.

III LA GRAND-MAMAN NOZIÈRE

Ce matin-là, mon père avait le visage bouleversé. Ma mère, affairée, parlait tout bas. Dans la salle à manger, une couturière cousait des vêtements noirs.

Le déjeuner fut triste et plein de chuchotements. Je sentais bien qu'il y avait quelque chose.

Enfin, ma mère, tout de noir habillée et voilée, me dit:

«Viens, mon chéri.» Je lui demandai où nous allions; elle me répondit:

«Pierre, écoute-moi bien. Ta grand-maman Nozière… tu sais, la mère de ton père… est morte cette nuit. Nous allons lui dire adieu et l'embrasser une dernière fois.» Et je vis que ma mère avait pleuré. Pour moi, je ressentis une impression bien forte; car elle ne s'est pas encore effacée depuis tant d'années, et si vague, qu'il m'est impossible de l'exprimer par des mots. Je ne puis même pas dire que c'était une impression triste. La tristesse du moins n'y avait rien de cruel. Un mot peut-être, un seul, celui de romanesque, peut s'appliquer en quelque chose à cette impression qui n'était formée en effet par aucun élément de réalité.

Tout le long du chemin, je pensais à ma grand-mère; mais je ne pus me faire une idée de ce qui lui était arrivé.

Mourir! je ne devinais pas ce que cela pouvait être. Je sentais seulement que l'heure en était grave.

Par une illusion qui peut s'expliquer, je crus voir, en approchant de la maison mortuaire, que les alentours et tout le voisinage étaient sous l'influence de la mort de ma grand-mère, que le silence matinal des rues, les appels des voisins et des voisines, l'allure rapide des passants, le bruit des marteaux du maréchal avaient pour cause la mort de ma grand-mère. À cette idée, qui m'occupait tout entier, j'associais la beauté des arbres, la douceur de l'air et l'éclat du ciel, remarqués pour la première fois.

Je me sentais marcher dans une voie de mystère, et, quand, au détour d'une rue, je vis le petit jardin et le pavillon bien connus, j'éprouvai comme une déception de n'y rien trouver d'extraordinaire. Les oiseaux chantaient.

J'eus peur et je regardai ma mère. Ses yeux étaient fixés, avec une expression de crainte religieuse, sur un point vers lequel à mon tour je dirigeai mon regard.

Alors j'aperçus à travers les vitres et les rideaux blancs de la chambre de ma grand-mère une lueur, une faible et pâle lueur, qui tremblait. Et cette lueur était si funèbre dans la grande clarté du jour, que je baissai la tête pour ne plus la voir.

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