La Dame Aux Camélias - Dumas-fils Alexandre 3 стр.


Marguerite, en effet, comme je l'avais appris de quelques amis informés des dernières circonstances de sa vie, n'avait pas vu s'asseoir une réelle consolation à son chevet, pendant les deux mois qu'avait duré sa lente et douloureuse agonie.

Puis de Manon et de Marguerite ma pensée se reportait sur celles que je connaissais et que je voyais s'acheminer en chantant vers une mort presque toujours invariable.

Pauvres créatures! Si c'est un tort de les aimer, c'est bien le moins qu'on les plaigne. Vous plaignez l'aveugle qui n'a jamais vu les rayons du jour, le sourd qui n'a jamais entendu les accords de la nature, le muet qui n'a jamais pu rendre la voix de son âme, et, sous un faux prétexte de pudeur, vous ne voulez pas plaindre cette cécité du cœur, cette surdité de l'âme, ce mutisme de la conscience qui rendent folle la malheureuse affligée et qui la font malgré elle incapable de voir le bien, d'entendre le Seigneur et de parler la langue pure de l'amour et de la foi.

Hugo a fait Marion Delorme, Musset a fait Bernerette, Alexandre Dumas a fait Fernande, les penseurs et les poètes de tous les temps ont apporté à la courtisane l'offrande de leur miséricorde, et quelquefois un grand homme les a réhabilitées de son amour et même de son nom. Si j'insiste ainsi sur ce point, c'est que, parmi ceux qui vont me lire, beaucoup peut-être sont déjà prêts à rejeter ce livre, dans lequel ils craignent de ne voir qu'une apologie du vice et de la prostitution, et l'âge de l'auteur contribue sans doute encore à motiver cette crainte. Que ceux qui penseraient ainsi se détrompent, et qu'ils continuent, si cette crainte seule les retenait.

Je suis tout simplement convaincu d'un principe qui est que: pour la femme à qui l'éducation n'a pas enseigné le bien, Dieu ouvre presque toujours deux sentiers qui l'y ramènent; ces sentiers sont la douleur et l'amour. Ils sont difficiles; celles qui s'y engagent s'y ensanglantent les pieds, s'y déchirent les mains, mais elles laissent en même temps aux ronces de la route les parures du vice et arrivent au but avec cette nudité dont on ne rougit pas devant le Seigneur.

Ceux qui rencontrent ces voyageuses hardies doivent les soutenir et dire à tous qu'ils les ont rencontrées, car, en le publiant ils montrent la voie.

Il ne s'agit pas de mettre tout bonnement à l'entrée de la vie deux poteaux, portant l'un cette inscription: Route du bien, l'autre cet avertissement: Route du mal, et de dire à ceux qui se présentent: Choisissez; il faut, comme le Christ, montrer des chemins qui ramènent de la seconde route à la première ceux qui s'étaient laissé tenter par les abords; et il ne faut pas surtout que le commencement de ces chemins soit trop douloureux, ni paraisse trop impénétrable.

Le christianisme est là avec sa merveilleuse parabole de l'enfant prodigue pour nous conseiller l'indulgence et le pardon. Jésus était plein d'amour pour ces âmes blessées par les passions des hommes, et dont il aimait à panser les plaies en tirant le baume qui devait les guérir des plaies elles-mêmes. Ainsi, il disait à Madeleine: «Il te sera beaucoup remis parce que tu as beaucoup aimé», sublime pardon qui devait éveiller une foi sublime.

Pourquoi nous ferions-nous plus rigides que le Christ? Pourquoi, nous en tenant obstinément aux opinions de ce monde qui se fait dur pour qu'on le croie fort, rejetterions-nous avec lui des âmes saignantes souvent de blessures par où, comme le mauvais sang d'un malade, s'épanche le mal de leur passé, et n'attendant qu'une main amie qui les panse et leur rende la convalescence du cœur?

C'est à ma génération que je m'adresse, à ceux pour qui les théories de M. de Voltaire n'existent heureusement plus, à ceux qui, comme moi, comprennent que l'humanité est depuis quinze ans dans un de ses plus audacieux élans. La science du bien et du mal est à jamais acquise; la foi se reconstruit, le respect des choses saintes nous est rendu, et si le monde ne se fait pas tout à fait bon, il se fait du moins meilleur. Les efforts de tous les hommes intelligents tendent au même but, et toutes les grandes volontés s'attellent au même principe: soyons bons, soyons jeunes, soyons vrais! Le mal n'est qu'une vanité, ayons l'orgueil du bien, et surtout ne désespérons pas. Ne méprisons pas la femme qui n'est ni mère, ni sœur, ni fille, ni épouse. Ne réduisons pas l'estime à la famille, l'indulgence à l'égoïsme. Puisque le ciel est plus en joie pour le repentir d'un pécheur que pour cent justes qui n'ont jamais péché, essayons de réjouir le ciel. Il peut nous le rendre avec usure. Laissons sur notre chemin l'aumône de notre pardon à ceux que les désirs terrestres ont perdus, que sauvera peut-être une espérance divine, et, comme disent les bonnes vieilles femmes quand elles conseillent un remède de leur façon, si cela ne fait pas de bien, cela ne peut pas faire de mal.

Certes, il doit paraître bien hardi à moi de vouloir faire sortir ces grands résultats du mince sujet que je traite; mais je suis de ceux qui croient que tout est dans peu. L'enfant est petit, et il renferme l'homme; le cerveau est étroit, et il abrite la pensée; l'œil n'est qu'un point, et il embrasse des lieues.

Chapitre IV

Deux jours après, la vente était complètement terminée. Elle avait produit cent cinquante mille francs.

Les créanciers s'en étaient partagés les deux tiers, et la famille, composée d'une sœur et d'un petit-neveu, avait hérité du reste.

Cette sœur avait ouvert de grands yeux quand l'homme d'affaires lui avait écrit qu'elle héritait de cinquante mille francs.

Il y avait six ou sept ans que cette jeune fille n'avait vu sa sœur, laquelle avait disparu un jour sans que l'on sût, ni par elle ni par d'autres, le moindre détail sur sa vie depuis le moment de sa disparition.

Elle était donc arrivée en toute hâte à Paris, et l'étonnement de ceux qui connaissaient Marguerite avait été grand quand ils avaient vu que son unique héritière était une grosse et belle fille de campagne qui jusqu'alors n'avait jamais quitté son village.

Sa fortune se trouva faite d'un seul coup, sans qu'elle sût même de quelle source lui venait cette fortune inespérée.

Elle retourna, m'a-t-on dit depuis, à sa campagne, emportant de la mort de sa sœur une grande tristesse que compensait néanmoins le placement à quatre et demi qu'elle venait de faire.

Toutes ces circonstances répétées dans Paris, la ville mère du scandale, commençaient à être oubliées, et j'oubliais même à peu près en quoi j'avais pris part à ces événements, quand un nouvel incident me fit connaître toute la vie de Marguerite et m'apprit des détails si touchants, que l'envie me prit d'écrire cette histoire et que je l'écris.

Depuis trois ou quatre jours, l'appartement, vide de tous ses meubles vendus, était à louer, quand on sonna un matin chez moi.

Mon domestique, ou plutôt mon portier qui me servait de domestique, alla ouvrir et me rapporta une carte, en me disant que la personne qui la lui avait remise désirait me parler.

Je jetai les yeux sur cette carte et j'y lus ces deux mots: Armand Duval.

Je cherchai où j'avais déjà vu ce nom, et je me rappelai la première feuille du volume de Manon Lescaut.

Que pouvait me vouloir la personne qui avait donné ce livre à Marguerite? Je dis de faire entrer tout de suite celui qui attendait.

Je vis alors un jeune homme blond, grand, pâle, vêtu d'un costume de voyage qu'il semblait ne pas avoir quitté depuis quelques jours et ne s'être même pas donné la peine de brosser en arrivant à Paris, car il était couvert de poussière.

M Duval, fortement ému, ne fit aucun effort pour cacher son émotion, et ce fut des larmes dans les yeux et un tremblement dans la voix qu'il me dit:

– Monsieur, vous excuserez, je vous prie, ma visite et mon costume; mais, outre qu'entre jeunes gens on ne se gêne pas beaucoup, je désirais tant vous voir aujourd'hui, que je n'ai pas même pris le temps de descendre à l'hôtel où j'ai envoyé mes malles et je suis accouru chez vous craignant encore, quoiqu'il soit de bonne heure, de ne pas vous rencontrer.

Je priai M. Duval de s'asseoir auprès du feu, ce qu'il fit, tout en tirant de sa poche un mouchoir avec lequel il cacha un moment sa figure.

– Vous ne devez pas comprendre, reprit-il en soupirant tristement, ce que vous veut ce visiteur inconnu, à pareille heure, dans une pareille tenue et pleurant comme il le fait. Je viens tout simplement, monsieur, vous demander un grand service.

– Parlez, monsieur, je suis tout à votre disposition?

– Vous avez assisté à la vente de Marguerite Gautier?

à ce mot, l'émotion dont ce jeune homme avait triomphé un instant fut plus forte que lui, et il fut forcé de porter les mains à ses yeux.

– Je dois vous paraître bien ridicule, ajouta-t-il, excusez-moi encore pour cela, et croyez que je n'oublierai jamais la patience avec laquelle vous voulez bien m'écouter.

– Monsieur, répliquai-je, si le service que je parais pouvoir vous rendre doit calmer un peu le chagrin que vous éprouvez, dites-moi vite à quoi je puis vous être bon, et vous trouverez en moi un homme heureux de vous obliger.

La douleur de M. Duval était sympathique, et malgré moi j'aurais voulu lui être agréable.

Il me dit alors:

– Vous avez acheté quelque chose à la vente de Marguerite?

– Oui, monsieur, un livre.

– Manon Lescaut?

– Justement.

– Avez-vous encore ce livre?

– Il est dans ma chambre à coucher.

Armand Duval, à cette nouvelle, parut soulagé d'un grand poids et me remercia comme si j'avais déjà commencé à lui rendre un service en gardant ce volume.

Je me levai alors, j'allai dans ma chambre prendre le livre et je le lui remis.

– C'est bien cela, fit-il en regardant la dédicace de la première page et en feuilletant, c'est bien cela.

Et deux grosses larmes tombèrent sur les pages.

– Eh bien, monsieur, dit-il en relevant la tête sur moi, en n'essayant même plus de me cacher qu'il avait pleuré et qu'il était près de pleurer encore, tenez-vous beaucoup à ce livre?

– Pourquoi, monsieur?

– Parce que je viens vous demander de me le céder.

– Pardonnez-moi ma curiosité, dis-je alors; mais c'est donc vous qui l'avez donné à Marguerite Gautier?

– C'est moi-même.

– Ce livre est à vous, monsieur, reprenez-le, je suis heureux de pouvoir vous le rendre.

– Mais, reprit M. Duval avec embarras, c'est bien le moins que je vous en donne le prix que vous l'avez payé.

– Permettez-moi de vous l'offrir. Le prix d'un seul volume dans une vente pareille est une bagatelle, et je ne me rappelle plus combien j'ai payé celui-ci.

– Vous l'avez payé cent francs.

– C'est vrai, fis-je embarrassé à mon tour, comment le savez-vous?

– C'est bien simple, j'espérais arriver à Paris à temps pour la vente de Marguerite, et je ne suis arrivé que ce matin. Je voulais absolument avoir un objet qui vînt d'elle, et je courus chez le commissaire-priseur lui demander la permission de visiter la liste des objets vendus et des noms des acheteurs. Je vis que ce volume avait été acheté par vous, je me résolus à vous prier de me le céder, quoique le prix que vous y aviez mis me fît craindre que vous n'eussiez attaché vous-même un souvenir quelconque à la possession de ce volume.

En parlant ainsi, Armand paraissait évidemment craindre que je n'eusse connu Marguerite comme lui l'avait connue.

Je m'empressai de le rassurer.

– Je n'ai connu Mademoiselle Gautier que de vue, lui dis-je; sa mort m'a fait l'impression que fait toujours sur un jeune homme la mort d'une jolie femme qu'il avait du plaisir à rencontrer. J'ai voulu acheter quelque chose à sa vente et je me suis entêté à renchérir sur ce volume, je ne sais pourquoi, pour le plaisir de faire enrager un monsieur qui s'acharnait dessus et semblait me défier de l'avoir. Je vous le répète donc, monsieur, ce livre est à votre disposition et je vous prie de nouveau de l'accepter pour que vous ne le teniez pas de moi comme je le tiens d'un commissaire-priseur, et pour qu'il soit entre nous l'engagement d'une connaissance plus longue et de relations plus intimes.

– C'est bien, monsieur, me dit Armand en me tendant la main et en serrant la mienne, j'accepte et je vous serai reconnaissant toute ma vie.

J'avais bien envie de questionner Armand sur Marguerite, car la dédicace du livre, le voyage du jeune homme, son désir de posséder ce volume piquaient ma curiosité; mais je craignais en questionnant mon visiteur de paraître n'avoir refusé son argent que pour avoir le droit de me mêler de ses affaires.

On eût dit qu'il devinait mon désir, car il me dit:

– Vous avez lu ce volume?

– En entier.

– Qu'avez-vous pensé des deux lignes que j'ai écrites?

– J'ai compris tout de suite qu'à vos yeux la pauvre fille à qui vous aviez donné ce volume sortait de la catégorie ordinaire, car je ne voulais pas ne voir dans ces lignes qu'un compliment banal.

– Et vous aviez raison, monsieur. Cette fille était un ange. Tenez, me dit-il, lisez cette lettre.

Et il me tendit un papier qui paraissait avoir été relu bien des fois.

Je l'ouvris, voici ce qu'il contenait:

«Mon cher Armand, j'ai reçu votre lettre, vous êtes resté bon et j'en remercie Dieu. Oui, mon ami, je suis malade, et d'une de ces maladies qui ne pardonnent pas; mais l'intérêt que vous voulez bien prendre encore à moi diminue beaucoup ce que je souffre. Je ne vivrai sans doute pas assez longtemps pour avoir le bonheur de serrer la main qui a écrit la bonne lettre que je viens de recevoir et dont les paroles me guériraient, si quelque chose pouvait me guérir. Je ne vous verrai pas, car je suis tout près de la mort, et des centaines de lieues vous séparent de moi. Pauvre ami! Votre Marguerite d'autrefois est bien changée, et il vaut peut-être mieux que vous ne la revoyiez plus que de la voir telle qu'elle est. Vous me demandez si je vous pardonne? Oh! de grand cœur, ami, car le mal que vous avez voulu me faire n'était qu'une preuve de l'amour que vous aviez pour moi. Il y a un mois que je suis au lit, et je tiens tant à votre estime que chaque jour j'écris le journal de ma vie, depuis le moment où nous nous sommes quittés jusqu'au moment où je n'aurai plus la force d'écrire.

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