Les Quarante-Cinq Tome II - Dumas Alexandre 2 стр.


– Nous faisons un gouvernement d'honnêtes gens que nous sommes, dit Brigard, et pourvu que nous réussissions dans notre petit commerce, que nous ayons le pain assuré pour nos enfants et nos femmes, nous ne désirons rien de plus. Un peu d'ambition peut-être fera désirer à quelques-uns d'entre nous d'être dizainiers, ou quarteniers, ou commandants d'une compagnie de milice; eh bien! monsieur le duc, nous le serons, mais voilà tout; vous voyez que nous ne sommes point exigeants.

– Monsieur Brigard, vous parlez d'or, dit le duc; oui, vous êtes honnêtes, je le sais bien, et vous ne souffrirez dans vos rangs aucun mélange.

– Oh! non, non! s'écrièrent plusieurs voix; pas de lie avec le bon vin.

– À merveille! dit le duc, voilà parler. Maintenant, voyons: ça, monsieur le lieutenant de la prévôté, y a-t-il beaucoup de fainéants et de mauvais peuple dans l'Île-de-France?

Nicolas Poulain, qui ne s'était pas mis une seule fois en avant, s'avança comme malgré lui.

– Oui, certes, monseigneur, dit-il, il n'y en a que trop.

– Pouvez-vous nous donner à peu près le chiffre de cette populace?

– Oui, à peu près.

– Estimez donc, maître Poulain.

Poulain se mit à compter sur ses doigts.

– Voleurs, trois à quatre mille;

Oisifs et mendiants, deux mille à deux mille cinq cents;

Larrons d'occasion, quinze cents à deux mille;

Assassins, quatre à cinq cents.

– Bon! voilà, au bas chiffre, six mille ou six mille cinq cents gredins de sac et de corde. À quelle religion appartiennent ces gens-là?

– Plaît-il, monseigneur? interrogea Poulain.

– Je demande s'ils sont catholiques ou huguenots.

Poulain se mit à rire.

– Ils sont de toutes les religions, monseigneur, dit-il, ou plutôt d'une seule: leur Dieu est l'or, et le sang est leur prophète.

– Bien, voilà pour la religion religieuse, si l'on peut dire cela; et maintenant, en religion politique, qu'en dirons-nous? Sont-ils valois, ligueurs, politiques zélés, ou navarrais?

– Ils sont bandits et pillards.

– Monseigneur, ne supposez pas, dit Crucé, que nous irons jamais prendre ces gens pour alliés.

– Non, certes, je ne le suppose pas, monsieur Crucé, et c'est bien ce qui me contrarie.

– Et pourquoi cela vous contrarie-t-il, monseigneur? demandèrent avec surprise quelques membres de la députation.

– Ah! c'est que, comprenez bien, messieurs, ces gens-là qui n'ont pas d'opinion, et qui par conséquent ne fraternisent pas avec vous, voyant qu'il n'y a plus à Paris de magistrats, plus de force publique, plus de royauté, plus rien enfin de ce qui les contient encore, se mettront à piller vos boutiques pendant que vous ferez la guerre, et vos maisons pendant que vous occuperez le Louvre: tantôt ils se mettront avec les Suisses contre vous, tantôt avec vous contre les Suisses, de façon qu'ils seront toujours les plus forts.

– Diable, firent les députés en se regardant entre eux.

– Je crois que c'est assez grave pour qu'on y pense, n'est-ce pas, messieurs? dit le duc. Quant à moi, je m'en occupe fort, et je chercherai un moyen de parer à cet inconvénient, car votre intérêt avant le nôtre, c'est la devise de mon frère et la mienne.

Les députés firent entendre un murmure d'approbation.

– Messieurs, maintenant permettez à un homme qui a fait vingt-quatre lieues à cheval dans sa nuit et dans sa journée, d'aller dormir quelques heures; il n'y a pas péril dans la demeure, quant à présent du moins, tandis que si vous agissez il y en aurait: ce n'est point votre avis peut-être?

– Oh! si fait, monsieur le duc, dit Brigard.

– Très bien.

– Nous prenons donc bien humblement congé de vous, monseigneur, continua Brigard, et quand vous voudrez bien nous fixer une nouvelle réunion…

– Ce sera le plus tôt possible, messieurs, soyez tranquilles, dit Mayenne; demain peut-être, après-demain au plus tard.

Et prenant effectivement congé d'eux, il les laissa tout étourdis de cette prévoyance qui avait découvert un danger auquel ils n'avaient pas même songé.

Mais à peine avait-il disparu qu'une porte cachée dans la tapisserie s'ouvrit et qu'une femme s'élança dans la salle.

– La duchesse! s'écrièrent les députés.

– Oui, messieurs! s'écria-t-elle, et qui vient vous tirer d'embarras, même!

Les députés qui connaissaient sa résolution, mais qui en même temps craignaient son enthousiasme, s'empressèrent autour d'elle.

– Messieurs, continua la duchesse en souriant, ce que n'ont pu faire les Hébreux, Judith seule l'a fait; espérez, moi aussi, j'ai mon plan.

Et présentant aux ligueurs deux blanches mains, que les plus galants baisèrent, elle sortit par la porte qui avait déjà donné passage à Mayenne.

– Tudieu! s'écria Bussy-Leclerc en se léchant les moustaches et en suivant la duchesse, je crois décidément que voilà l'homme de la famille.

– Ouf! murmura Nicolas Poulain en essuyant la sueur qui avait perlé sur son front à la vue de madame de Montpensier, je voudrais bien être hors de tout ceci.

XXXIII Frère Borromée

Il était dix heures du soir à peu près: MM. les députés s'en retournaient assez contrits, et à chaque coin de rue qui les rapprochait de leurs maisons particulières, ils se quittaient en échangeant leurs civilités.

Nicolas Poulain, qui demeurait le plus loin de tous, chemina seul et le dernier, réfléchissant profondément à la situation perplexe qui lui avait fait pousser l'exclamation par laquelle commence le dernier paragraphe de notre dernier chapitre.

En effet, la journée avait été pour tout le monde, et particulièrement pour lui, fertile en événements.

Il rentrait donc chez lui, tout frissonnant de ce qu'il venait d'entendre, et se disant que si l'Ombre avait jugé à propos de le pousser à une dénonciation du complot de Vincennes, Robert Briquet ne lui pardonnerait jamais de n'avoir pas révélé le plan de manœuvre si naïvement développé par Lachapelle-Marteau devant M. de Mayenne.

Au plus fort de ses réflexions, et au milieu de la rue de la Pierre-au-Réal, espèce de boyau large de quatre pieds, qui conduisait rue Neuve-Saint-Méry, Nicolas Poulain vit accourir, en sens opposé à celui dans lequel il marchait, une robe de Jacobin retroussée jusqu'aux genoux.

Il fallait se ranger, car deux chrétiens ne pouvaient passer de front dans cette rue.

Nicolas Poulain espérait que l'humilité monacale lui céderait le haut pavé, à lui homme d'épée; mais il n'en fut rien: le moine courait comme un cerf au lancer; il courait si fort qu'il eût renversé une muraille, et Nicolas Poulain, tout en maugréant, se rangea pour n'être point renversé.

Mais alors commença pour eux, dans cette gaine bordée de maisons, l'évolution agaçante qui a lieu entre deux hommes indécis qui voudraient passer tous deux, qui tiennent à ne pas s'embrasser, et qui se trouvent toujours ramenés dans les bras l'un de l'autre.

Poulain jura, le moine sacra, et l'homme de robe, moins patient que l'homme d'épée, le saisit par le milieu du corps pour le coller contre la muraille.

Dans ce conflit, et comme ils étaient sur le point de se gourmer, ils se reconnurent.

– Frère Borromée! dit Poulain.

– Maître Nicolas Poulain! s'écria le moine.

– Comment vous portez-vous? reprit Poulain, avec cette admirable bonhomie et cette inaltérable mansuétude du bourgeois parisien.

– Très mal, répondit le moine, beaucoup plus difficile à calmer que le laïque, car vous m'avez mis en retard et j'étais fort pressé.

– Diable d'homme que vous êtes! répliqua Poulain; toujours belliqueux comme un Romain! Mais où diable courez-vous à cette heure avec tant de hâte? est-ce que le prieuré brûle?

– Non pas; mais j'étais allé chez madame la duchesse pour parler à Mayneville.

– Chez quelle duchesse?

– Il n'y en a qu'une seule, ce me semble, chez laquelle on puisse parler à Mayneville, dit Borromée, qui d'abord avait cru pouvoir répondre catégoriquement au lieutenant de la prévôté, parce que ce lieutenant pouvait le faire suivre, mais qui cependant ne voulait pas être trop communicatif avec le curieux.

– Alors, reprit Nicolas Poulain, qu'alliez-vous faire chez madame de Montpensier?

– Eh! mon Dieu! c'est tout simple, dit Borromée, cherchant une réponse spécieuse; notre révérend prieur a été sollicité par madame la duchesse de devenir son directeur; il avait accepté, mais un scrupule de conscience l'a pris, et il refuse. L'entrevue était fixée à demain: je dois donc, de la part de dom Modeste Gorenflot, dire à la duchesse qu'elle ne compte plus sur lui.

– Très bien; mais vous n'avez pas l'air d'aller du côté de l'hôtel de Guise, mon très cher frère; je dirai même plus, c'est que vous lui tournez parfaitement le dos.

– C'est vrai, reprit frère Borromée, puisque j'en viens.

– Mais où allez-vous alors?

– On m'a dit, à l'hôtel, que madame la duchesse était allée faire visite à M. de Mayenne, arrivé ce soir et logé à l'hôtel Saint-Denis.

– Toujours vrai. Effectivement, dit Poulain, le duc est à l'hôtel Saint-Denis, et la duchesse est près du duc; mais, compère, à quoi bon, je vous prie, jouer au fin avec moi? Ce n'est pas d'ordinaire le trésorier qu'on envoie faire les commissions du couvent.

– Auprès d'une princesse, pourquoi pas?

– Et ce n'est pas vous, le confident de Mayneville, qui croyez aux confessions de madame la duchesse de Montpensier.

– À quoi donc croirais-je?

– Que diable! mon cher, vous savez bien la distance qu'il y a du prieuré au milieu de la route, puisque vous me l'avez fait mesurer: prenez garde! vous m'en dites si peu que j'en croirai peut-être beaucoup trop.

– Et vous aurez tort, cher monsieur Poulain; je ne sais rien autre chose. Maintenant ne me retenez pas, je vous prie, car je ne trouverais plus madame la duchesse.

– Vous la trouverez toujours chez elle où elle reviendra et où vous auriez pu l'attendre.

– Ah! dame! fit Borromée, je ne suis pas fâché non plus de voir un peu M. le duc.

– Allons donc.

– Car enfin vous le connaissez: si une fois je le laisse partir chez sa maîtresse, on ne pourra plus mettre la main dessus.

– Voilà qui est parlé. Maintenant que je sais à qui vous avez affaire, je vous laisse; adieu, et bonne chance.

Borromée, voyant le chemin libre, jeta, en échange des souhaits qui lui étaient adressés, un leste bonsoir à Nicolas Poulain, et s'élança dans la voie ouverte. – Allons, allons: il y a encore quelque chose de nouveau, se dit Nicolas Poulain en regardant la robe du jacobin qui s'effaçait peu à peu dans l'ombre; mais quel diable de besoin ai-je donc de savoir ce qui se passe? est-ce que je prendrais goût par hasard au métier que je suis condamné à faire? fi donc!

Et il s'alla coucher, non point avec le calme d'une bonne conscience, mais avec la quiétude que nous donne dans toutes les positions de ce monde, si fausses qu'elles soient, l'appui d'un plus fort que nous.

Pendant ce temps Borromée continuait sa course, à laquelle il imprimait une vitesse qui lui donnait l'espérance de rattraper le temps perdu.

Il connaissait en effet les habitudes de M. de Mayenne, et avait sans doute, pour être bien informé, des raisons qu'il n'avait pas cru devoir détailler à maître Nicolas Poulain.

Toujours est-il qu'il arriva suant et soufflant à l'hôtel Saint-Denis, au moment où le duc et la duchesse, ayant causé de leurs grandes affaires, M. de Mayenne allait congédier sa sœur pour être libre d'aller rendre visite à cette dame de la Cité dont nous savons que Joyeuse avait à se plaindre.

Le frère et la sœur, après plusieurs commentaires sur l'accueil du roi et sur le plan des dix, étaient convenus des faits suivants.

Le roi n'avait pas de soupçons, et se faisait de jour en jour plus facile à attaquer.

L'important était d'organiser la Ligue dans les provinces du nord, tandis que le roi abandonnait son frère et qu'il oubliait Henri de Navarre. De ces deux derniers ennemis, le duc d'Anjou, avec sa sourde ambition, était le seul à craindre; quant à Henri de Navarre, on le savait par des espions bien renseignés, il ne s'occupait que de faire l'amour à ses trois ou quatre maîtresses.

– Paris était préparé, disait tout haut Mayenne; mais leur alliance avec la famille royale donnait de la force aux politiques et aux vrais royalistes; il fallait attendre une rupture entre le roi et ses alliés: cette rupture, avec le caractère inconstant de Henri, ne pouvait pas tarder à avoir lieu.

Or, comme rien ne presse, continuait de dire Mayenne, attendons. – Moi, disait tout bas la duchesse, j'avais besoin de dix hommes répandus dans tous les quartiers de Paris pour soulever Paris après ce coup que je médite; j'ai trouvé ces dix hommes, je ne demande plus rien.

Ils en étaient là, l'un de son dialogue, l'autre de ses apartés, lorsque Mayneville entra tout à coup, annonçant que Borromée voulait parler à M. le duc.

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