Les Quarante-Cinq Tome I - Dumas Alexandre 3 стр.


L'officier fit un signe impératif avec la main, et aussitôt le silence se rétablit.

Le crieur continua sans trouble et sans hésitation, comme si l'habitude l'avait cuirassé contre ces manifestations à l'une desquelles il venait d'être en butte.

«Seront exceptés de cette mesure ceux qui se présenteront porteurs d'un signe de reconnaissance, ou qui seront bien et dûment appelés par lettres et mandats.

Donné en l'hôtel de la prévôté de Paris, sur l'ordre exprès de Sa Majesté, le 26 octobre de l'an de grâce 1585.»

– Trompes, sonnez!

Les trompes poussèrent aussitôt leurs rauques aboiements.

À peine le crieur eut-il cessé de parler que, derrière la haie des Suisses et des soldats, la foule se mit à onduler comme un serpent dont les anneaux se gonflent et se tordent.

– Que signifie cela? se demandait-on chez les plus paisibles; sans doute encore quelque complot!

– Oh! oh! c'est pour nous empêcher d'entrer à Paris, sans nul doute, que la chose a été combinée ainsi, dit en parlant à voix basse à ses compagnons le cavalier qui avait supporté avec une si étrange patience les rebuffades du Gascon: ces Suisses, ce crieur, ces verrous, ces troupes, c'est pour nous; sur mon âme j'en suis fier.

– Place! place! vous autres, cria l'officier qui commandait le détachement. Mille diables! vous voyez bien que vous empêchez de passer ceux qui ont le droit de se faire ouvrir les portes.

– Cap de Bious! j'en sais un qui passera quand tous les bourgeois de la terre seraient entre lui et la barrière, dit, en jouant des coudes, ce Gascon qui, par ses rudes répliques, s'était attiré l'admiration de maître Robert Briquet.

Et, en effet, il fut en un instant dans l'espace vide qui s'était formé, grâce aux Suisses, entre les deux haies des spectateurs.

Qu'on juge si les yeux se portèrent avec empressement et curiosité sur un homme, favorisé à ce point d'entrer quand il était enjoint de demeurer dehors.

Mais le Gascon s'inquiéta peu de tous ces regards d'envie; il se campa fièrement en faisant saillir à travers son maigre pourpoint vert tous les muscles de son corps, qui semblaient autant de cordes tendues par une manivelle intérieure. Ses poignets secs et osseux dépassaient de trois bons pouces ses manches râpées; il avait le regard clair, les cheveux jaunes et crépus, soit de nature, soit de hasard, car la poussière entrait pour un bon dixième dans leur couleur. Ses pieds, grands et souples, s'emmanchaient à des chevilles nerveuses et sèches comme celles d'un daim. À l'une de ses mains, à une seule, il avait passé un gant de peau brodé, tout surpris de se voir destiné à protéger cette autre peau plus rude que la sienne; de son autre main il agitait une baguette de coudrier.

Il regarda un instant autour de lui; puis, pensant que l'officier dont nous avons parlé était la personne la plus considérable de cette troupe, il marcha droit à lui.

Celui-ci le considéra quelque temps avant de lui parler.

Le Gascon sans se démonter le moins du monde en fit autant.

– Mais vous avez perdu votre chapeau, ce me semble? lui dit-il.

– Oui, monsieur.

– Est-ce dans la foule?

– Non, je venais de recevoir une lettre de ma maîtresse. Je la lisais, cap de Bious! près de la rivière, à un quart de lieue d'ici, quand tout à coup un coup de vent m'enlève lettre et chapeau. Je courus après la lettre, quoique le bouton de mon chapeau fût un seul diamant. Je rattrapai ma lettre; mais quand je revins au chapeau, le vent l'avait emporté dans la rivière, et la rivière dans Paris! – il fera la fortune de quelque pauvre diable; tant mieux!

– De sorte que vous êtes nu-tête?

– Ne trouve-t-on pas de chapeaux à Paris, cap de Bious! j'en achèterai un plus magnifique, et j'y mettrai un diamant deux fois gros comme le premier.

L'officier haussa imperceptiblement les épaules; mais, si imperceptible que fût ce mouvement, il n'échappa point au Gascon.

– S'il vous plait? fit-il.

– Vous avez une carte? demanda l'officier.

– Certes que j'en ai une, et plutôt deux qu'une.

– Une seule suffira si elle est en règle.

– Mais je ne me trompe pas, continua le Gascon en ouvrant des yeux énormes; eh! non, cap de Bious! je ne me trompe pas; j'ai le plaisir de parler à M. de Loignac?

– C'est possible, monsieur, répondit sèchement l'officier, visiblement peu charmé de cette reconnaissance.

– À monsieur de Loignac, mon compatriote?

– Je ne dis pas non.

– Mon cousin?

– C'est bon, votre carte?

– La voici.

Le Gascon tira de son gant la moitié d'une carte découpée avec art.

– Suivez-moi, dit Loignac sans regarder la carte, vous et vos compagnons, si vous en avez; nous allons vérifier les laissez-passer.

Et il alla prendre poste près de la porte.

Le Gascon à tête nue le suivit.

Cinq autres individus suivirent le Gascon à tête nue.

Le premier était couvert d'une magnifique cuirasse si merveilleusement travaillée qu'on eut cru qu'elle sortait des mains de Benvenuto Cellini. Cependant, comme le patron sur lequel cette cuirasse avait été faite avait un peu passé de mode, cette magnificence éveilla plutôt le rire que l'admiration.

Il est vrai qu'aucune autre partie du costume de l'individu porteur de cette cuirasse ne répondait à la splendeur presque royale du prospectus.

Le second qui emboîta le pas était suivi d'un gros laquais grisonnant et maigre, et hâlé comme il l'était, semblait le précurseur de don Quichotte comme son serviteur pouvait passer pour le précurseur de Sancho.

Le troisième parut portant un enfant de dix mois entre ses bras, suivi d'une femme qui se cramponnait à sa ceinture de cuir, tandis que deux autres enfants, l'un de quatre ans, l'autre de cinq, se cramponnaient à la robe de la femme.

Le quatrième apparut boitant et attaché à une longue épée.

Enfin, pour clore la marche, un jeune homme d'une belle mine s'avança sur un cheval noir, poudreux, mais d'une belle race.

Celui-là, près des autres, avait l'air d'un roi.

Forcé de marcher assez doucement pour ne pas dépasser ses collègues, peut-être d'ailleurs intérieurement satisfait de ne point marcher trop près d'eux, ce jeune homme demeura un instant sur les limites de la haie formée par le peuple.

En ce moment il se sentit tirer par le fourreau de son épée, et se pencha en arrière.

Celui qui attirait son attention par cet attouchement était un jeune homme aux cheveux noirs, à l'œil étincelant, petit, fluet, gracieux, et les mains gantées.

– Qu'y a-t-il pour votre service, monsieur? demanda le cavalier.

– Monsieur, une grâce.

– Parlez, mais parlez vite, je vous prie: vous voyez que l'on m'attend.

– J'ai besoin d'entrer en ville, monsieur, besoin impérieux, comprenez-vous? – De votre côté, vous êtes seul, et avez besoin d'un page qui fasse encore honneur à votre bonne mine.

– Eh bien?

– Eh bien, donnant donnant: faites-moi entrer, je serai votre page.

– Merci, dit le cavalier; mais je ne veux être servi par personne.

– Pas même par moi? demanda le jeune homme avec un si étrange sourire que le cavalier sentit se fondre l'enveloppe de glace où il avait tenté d'enfermer son cœur.

– Je voulais dire que je ne pouvais pas être servi.

– Oui, je sais que vous n'êtes pas riche, monsieur Ernauton de Carmainges, dit le jeune page.

Le cavalier tressaillit; mais, sans faire attention à ce tressaillement, l'enfant continua:

– Aussi ne parlerons-nous pas de gages, et c'est vous au contraire, si vous m'accordez ce que je vous demande, qui serez payé, et cela au centuple des services que vous m'aurez rendus; laissez-moi donc vous servir, je vous prie en songeant que celui qui vous prie, a ordonné quelquefois.

Le jeune homme lui serra la main, ce qui était bien familier pour un page; puis se retournant vers le groupe de cavaliers que nous connaissons déjà:

– Je passe, moi, dit-il, c'est le plus important; vous Mayneville, tâchez d'en faire autant par quelque moyen que ce soit.

– Ce n'est pas tout que vous passiez, répondit le gentilhomme; il faut qu'il vous voie.

– Oh! soyez tranquille, du moment où j'aurai franchi cette porte, il me verra.

– N'oubliez pas le signe convenu.

– Deux doigts sur la bouche, n'est-ce pas?

– Oui, maintenant que Dieu vous aide.

– Eh bien, fit le maître du cheval noir, – mons le page, nous décidons-nous?

– Me voici, maître, répondit le jeune homme, et il sauta légèrement en croupe derrière son compagnon qui alla rejoindre les cinq autres élus occupés à exhiber leurs cartes et à justifier de leurs droits.

– Ventre de biche! dit Robert Briquet qui les avait suivis des yeux, – voilà tout un arrivage de Gascons, ou le diable m'emporte!

III La revue

Cet examen que devaient passer nos six privilégiés que nous avons vus sortir des rangs du populaire pour se rapprocher de la porte, n'était ni bien long, ni bien compliqué.

Il s'agissait de tirer une moitié de carte de sa poche et de la présenter à l'officier, lequel la comparait à une autre moitié, et si, en la rapprochant, ces deux moitiés s'emboîtaient en faisant un tout, les droits du porteur de la carte étaient établis.

Le Gascon à tête nue s'était approché le premier. Ce fut en conséquence par lui que la revue commença.

– Votre nom? demanda l'officier.

– Mon nom, monsieur l'officier? il est écrit sur cette carte sur laquelle vous verrez encore autre chose.

– N'importe! votre nom? répéta l'officier avec impatience; ne savez-vous pas votre nom?

– Si fait, je le sais; cap de Bious! et je l'aurais oublié que vous pourriez me le dire, puisque nous sommes compatriotes et même cousins.

– Votre nom? mille diables! Croyez-vous que j'aie du temps à perdre en reconnaissances?

– C'est bon. Je me nomme Perducas de Pincornay.

– Perducas de Pincornay? reprit M. de Loignac, à qui nous donnerons désormais le nom dont l'avait salué son compatriote. Puis jetant les yeux sur la carte:

– Perducas de Pincornay, 26 octobre 1585, à midi précis.

– Porte Saint-Antoine, ajouta le Gascon en allongeant son doigt noir et sec sur la carte:

– Très bien! en règle: entrez, fit M. de Loignac pour couper court à tout dialogue ultérieur entre lui et son compatriote; à vous maintenant, dit-il au second.

L'homme à la cuirasse s'approcha.

– Votre carte? demanda Loignac.

– Eh quoi? monsieur de Loignac, s'écria celui-ci, ne reconnaissez-vous pas le fils de l'un de vos amis d'enfance que vous avez fait sauter vingt fois sur vos genoux?

– Non.

– Pertinax de Montcrabeau, reprit le jeune homme avec étonnement; vous ne le reconnaissez pas?

– Quand je suis de service, je ne reconnais personne, monsieur. Votre carte.

Le jeune homme à la cuirasse tendit sa carte.

– Pertinax de Montcrabeau, 26 octobre, midi précis, porte Saint-Antoine. Passez.

Le jeune homme passa, et, un peu étourdi de la réception, alla rejoindre Perducas, qui attendait l'ouverture de la porte.

Le troisième Gascon s'approcha; c'était le Gascon à la femme et aux enfants.

– Votre carte? demanda Loignac.

Sa main obéissante plonge aussitôt dans une petite gibecière de peau de chèvre qu'il portait au côté droit.

Mais ce fut inutilement: embarrassé qu'il était par l'enfant qu'il portait dans ses bras, il ne trouvait point le papier qu'on lui demandait.

– Que diable faites-vous de cet enfant, monsieur? vous voyez bien qu'il vous gêne.

– C'est mon fils, monsieur de Loignac.

– Eh bien! déposez votre fils à terre.

Le Gascon obéit; l'enfant se mit à hurler.

– Ah ça! vous êtes donc marié? demanda Loignac.

– Oui, monsieur l'officier.

– À vingt ans?

– On se marie jeune chez nous, vous le savez bien, monsieur de Loignac, vous qui vous êtes marié à dix-huit.

– Bon! fit Loignac, en voilà encore un qui me connaît.

La femme s'était approchée pendant ce temps, et les enfants, pendus à sa robe, l'avaient suivie.

– Et pourquoi ne serait-il point marié? demanda-t-elle en se redressant et en écartant de son front hâlé ses cheveux noirs que la poussière du chemin y fixait comme une pâte; est-ce que c'est passé de mode de se marier à Paris? Oui, monsieur, il est marié, et voici encore deux autres enfants qui l'appellent leur père.

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