– Et Votre Majesté n’a pas soupçonné qu’une pauvre fille comme moi peut être forcée quelquefois de subir la volonté d’autrui?
– Pardon, mais je ne comprendrai jamais que celle dont la volonté semblait s’exprimer si librement sous le chêne royal se laissât influencer à ce point par la volonté d’autrui.
– Oh! mais la menace, Sire!
– La menace!… Qui vous menaçait? qui osait vous menacer?
– Ceux qui ont le droit de le faire, Sire.
– Je ne reconnais à personne le droit de menace dans mon royaume.
– Pardonnez-moi, Sire, il y a près de Votre Majesté même des personnes assez haut placées pour avoir ou pour se croire le droit de perdre une jeune fille sans avenir, sans fortune, et n’ayant que sa réputation.
– Et comment la perdre?
– En lui faisant perdre cette réputation par une honteuse expulsion.
– Oh! mademoiselle, dit le roi avec une amertume profonde, j’aime fort les gens qui se disculpent sans incriminer les autres.
– Sire!
– Oui, et il m’est pénible, je l’avoue, de voir qu’une justification facile, comme pourrait l’être la vôtre, se vienne compliquer devant moi d’un tissu de reproches et d’imputations.
– Auxquelles vous n’ajoutez pas foi alors? s’écria La Vallière.
Le roi garda le silence.
– Oh! dites-le donc! répéta La Vallière avec véhémence.
– Je regrette de vous l’avouer, répéta le roi en s’inclinant avec froideur.
– La jeune fille poussa une profonde exclamation, et, frappant ses mains l’une dans l’autre:
– Ainsi vous ne me croyez pas? dit-elle.
Le roi ne répondit rien.
Les traits de La Vallière s’altérèrent à ce silence.
– Ainsi vous supposez que moi, moi! dit-elle, j’ai ourdi ce ridicule, cet infâme complot de me jouer aussi imprudemment de Votre Majesté?
– Eh! mon Dieu! ce n’est ni ridicule ni infâme, dit le roi; ce n’est pas même un complot: c’est une raillerie plus ou moins plaisante, voilà tout.
– Oh! murmura la jeune fille désespérée, le roi ne me croit pas, le roi ne veut pas me croire.
– Mais non, je ne veux pas vous croire.
– Mon Dieu! mon Dieu!
– Écoutez: quoi de plus naturel, en effet? Le roi me suit, m’écoute, me guette; le roi veut peut-être s’amuser à mes dépens, amusons-nous aux siens, et, comme le roi est un homme de cœur, prenons-le par le cœur.
La Vallière cacha sa tête dans ses mains en étouffant un sanglot. Le roi continua impitoyablement; il se vengeait sur la pauvre victime de tout ce qu’il avait souffert.
– Supposons donc cette fable que je l’aime et que je l’aie distingué. Le roi est si naïf et si orgueilleux à la fois, qu’il me croira, et alors nous irons raconter cette naïveté du roi, et nous rirons.
– Oh! s’écria La Vallière, penser cela, penser cela, c’est affreux!
– Et, poursuivit le roi, ce n’est pas tout: si ce prince orgueilleux vient à prendre au sérieux la plaisanterie, s’il a l’imprudence d’en témoigner publiquement quelque chose comme de la joie, eh bien! devant toute la cour, le roi sera humilié; or, ce sera, un jour, un récit charmant à faire à mon amant, une part de dot à apporter à mon mari, que cette aventure d’un roi joué par une malicieuse jeune fille.
– Sire! s’écria La Vallière égarée, délirante, pas un mot de plus, je vous en supplie; vous ne voyez donc pas que vous me tuez?
– Oh! raillerie, murmura le roi, qui commençait cependant à s’émouvoir.
La Vallière tomba à genoux, et cela si rudement, que ses genoux résonnèrent sur le parquet.
Puis, joignant les mains:
– Sire, dit-elle, je préfère la honte à la trahison.
– Que faites-vous? demanda le roi, mais sans faire un mouvement pour relever la jeune fille.
– Sire, quand je vous aurai sacrifié mon honneur et ma raison, vous croirez peut-être à ma loyauté. Le récit qui vous a été fait chez Madame et par Madame est un mensonge; ce que j’ai dit sous le grand chêne…
– Eh bien?
– Cela seulement, c’était la vérité.
– Mademoiselle! s’écria le roi.
– Sire, s’écria La Vallière entraînée par la violence de ses sensations, Sire, dussé-je mourir de honte à cette place où sont enracinés mes deux genoux, je vous le répéterai jusqu’à ce que la voix me manque: j’ai dit que je vous aimais… eh bien! je vous aime!
– Vous?
– Je vous aime, Sire, depuis le jour où je vous ai vu, depuis qu’à Blois, où je languissais, votre regard royal est tombé sur moi, lumineux et vivifiant; je vous aime! Sire. C’est un crime de lèse-majesté, je le sais, qu’une pauvre fille comme moi aime son roi et le lui dise. Punissez-moi de cette audace, méprisez-moi pour cette imprudence; mais ne dites jamais, mais ne croyez jamais que je vous ai raillé, que je vous ai trahi. Je suis d’un sang fidèle à la royauté, Sire; et j’aime… j’aime mon roi!… Oh! je me meurs!
Et tout à coup, épuisée de force, de voix, d’haleine, elle tomba pliée en deux, pareille à cette fleur dont parle Virgile et qu’a touchée la faux du moissonneur.
Le roi, à ces mots, à cette véhémente supplique, n’avait gardé ni rancune, ni doute; son cœur tout entier s’était ouvert au souffle ardent de cet amour qui parlait un si noble et si courageux langage.
Aussi, lorsqu’il entendit l’aveu passionné de cet amour, il faiblit, et voila son visage dans ses deux mains.
Mais, lorsqu’il sentit les mains de La Vallière cramponnées à ses mains, lorsque la tiède pression de l’amoureuse jeune fille eut gagné ses artères, il s’embrasa à son tour, et, saisissant La Vallière à bras-le-corps, il la releva et la serra contre son cœur.
Mais elle, mourante, laissant aller sa tête vacillante sur ses épaules, ne vivait plus.
Alors le roi, effrayé, appela de Saint-Aignan.
De Saint-Aignan, qui avait poussé la discrétion jusqu’à rester immobile dans son coin en feignant d’essuyer une larme, accourut à cet appel du roi.
Alors il aida Louis à faire asseoir la jeune fille sur un fauteuil, lui frappa dans les mains, lui répandit de l’eau de la reine de Hongrie en lui répétant:
– Mademoiselle, allons, mademoiselle, c’est fini, le roi vous croit, le roi vous pardonne. Eh! là, là! prenez garde, vous allez émouvoir trop violemment le roi, mademoiselle; Sa Majesté est sensible, Sa Majesté a un cœur. Ah! diable! mademoiselle, faites-y attention, le roi est fort pâle.
En effet, le roi pâlissait visiblement.
Quant à La Vallière, elle ne bougeait pas.
– Mademoiselle! mademoiselle! en vérité, continuait de Saint-Aignan, revenez à vous, je vous en prie, je vous en supplie, il est temps; songez à une chose, c’est que si le roi se trouvait mal, je serais obligé d’appeler son médecin. Ah! quelle extrémité, mon Dieu! Mademoiselle, chère mademoiselle, revenez à vous, faites un effort, vite, vite!
Il était difficile de déployer plus d’éloquence persuasive que ne le faisait Saint-Aignan; mais quelque chose de plus énergique et de plus actif encore que cette éloquence réveilla La Vallière.
Le roi s’était agenouillé devant elle, et lui imprimait dans la paume de la main ces baisers brûlants qui sont aux mains ce que le baiser des lèvres est au visage. Elle revint enfin à elle, rouvrit languissamment les yeux, et, avec un mourant regard:
– Oh! Sire, murmura-t-elle, Votre Majesté m’a donc pardonné?
Le roi ne répondit pas… il était encore trop ému.
De Saint-Aignan crut devoir s’éloigner de nouveau… Il avait deviné la flamme qui jaillissait des yeux de Sa Majesté.
La Vallière se leva.
– Et maintenant, Sire, dit-elle avec courage, maintenant que je me suis justifiée, je l’espère du moins, aux yeux de Votre Majesté, accordez-moi de me retirer dans un couvent. J’y bénirai mon roi toute ma vie, et j’y mourrai en aimant Dieu, qui m’a fait un jour de bonheur.
– Non, non, répondit le roi, non, vous vivrez ici en bénissant Dieu, au contraire, mais en aimant Louis, qui vous fera toute une existence de félicité, Louis qui vous aime, Louis qui vous le jure!
– Oh! Sire, Sire!…
Et sur ce doute de La Vallière, les baisers du roi devinrent si brûlants, que de Saint-Aignan crut qu’il était de son devoir de passer de l’autre côté de la tapisserie.
Mais ces baisers, qu’elle n’avait pas eu la force de repousser d’abord, commencèrent à brûler la jeune fille.
– Oh! Sire, s’écria-t-elle alors, ne me faites pas repentir d’avoir été si loyale, car ce serait me prouver que Votre Majesté me méprise encore.
– Mademoiselle, dit soudain le roi en se reculant plein de respect, je n’aime et n’honore rien au monde plus que vous, et rien à ma cour ne sera, j’en jure Dieu, aussi estimé que vous ne le serez désormais; je vous demande donc pardon de mon emportement, mademoiselle, il venait d’un excès d’amour; mais je puis vous prouver que j’aimerai encore davantage, en vous respectant autant que vous pourrez le désirer.
Puis, s’inclinant devant elle et lui prenant la main:
– Mademoiselle, lui dit-il, voulez-vous me faire cet honneur d’agréer le baiser que je dépose sur votre main?
Et la lèvre du roi se posa respectueuse et légère sur la main frissonnante de la jeune fille.
– Désormais, ajouta Louis en se relevant et en couvrant La Vallière de son regard, désormais vous êtes sous ma protection. Ne parlez à personne du mal que je vous ai fait, pardonnez aux autres celui qu’ils ont pu vous faire. À l’avenir, vous serez tellement au-dessus de ceux-là, que, loin de vous inspirer de la crainte, ils ne vous feront plus même pitié.
Et il salua religieusement comme au sortir d’un temple.
Puis, appelant de Saint-Aignan, qui s’approcha tout humble:
– Comte, dit-il, j’espère que Mademoiselle voudra bien vous accorder un peu de son amitié en retour de celle que je lui ai vouée à jamais.
De Saint-Aignan fléchit le genou devant La Vallière.
– Quelle joie pour moi, murmura-t-il, si Mademoiselle me fait un pareil honneur!
– Je vais vous renvoyer votre compagne, dit le roi. Adieu, mademoiselle, ou plutôt au revoir: faites-moi la grâce de ne pas m’oublier dans votre prière.
– Oh! Sire, dit La Vallière, soyez tranquille: vous êtes avec Dieu dans mon cœur.
Ce dernier mot enivra le roi, qui, tout joyeux, entraîna de Saint-Aignan par les degrés.
Madame n’avait pas prévu ce dénouement-là: ni naïade ni dryade n’en avaient parlé.
Chapitre CXXXIV – Le nouveau général des jésuites
Tandis que La Vallière et le roi confondaient dans leur premier aveu tous les chagrins du passé, tout le bonheur du présent, toutes les espérances de l’avenir, Fouquet, rentré chez lui, c’est-à-dire dans l’appartement qui lui avait été départi au château, Fouquet s’entretenait avec Aramis, justement de tout ce que le roi négligeait en ce moment.
– Vous me direz, commença Fouquet, lorsqu’il eut installé son hôte dans un fauteuil et pris place lui-même à ses côtés, vous me direz, monsieur d’Herblay, où nous en sommes maintenant de l’affaire de Belle-Île, et si vous en avez reçu quelques nouvelles.
– Monsieur le surintendant, répondit Aramis, tout va de ce côté comme nous le désirons; les dépenses ont été soldées, rien n’a transpiré de nos desseins.
– Mais les garnisons que le roi voulait y mettre?
– J’ai reçu ce matin la nouvelle qu’elles y étaient arrivées depuis quinze jours.
– Et on les a traitées?
– À merveille.
– Mais l’ancienne garnison, qu’est-elle devenue?
– Elle a repris terre à Sarzeau, et on l’a immédiatement dirigée sur Quimper.
– Et les nouveaux garnisaires?
– Sont à nous à cette heure.
– Vous êtes sûr de ce que vous dites, mon cher monsieur de Vannes?
– Sûr, et vous allez voir, d’ailleurs, comment les choses se sont passées.
– Mais de toutes les garnisons, vous savez cela, Belle-Île est justement la plus mauvaise.
– Je sais cela et j’agis en conséquence; pas d’espace, pas de communications, pas de femmes, pas de jeu; or, aujourd’hui, c’est grande pitié, ajouta Aramis avec un de ces sourires qui n’appartenaient qu’à lui, de voir combien les jeunes gens cherchent à se divertir, et combien, en conséquence, ils inclinent vers celui qui paie les divertissements.
– Mais s’ils s’amusent à Belle-Île?
– S’ils s’amusent de par le roi, ils aimeront le roi; mais s’ils s’ennuient de par le roi et s’amusent de par M. Fouquet, ils aimeront M. Fouquet.
– Et vous avez prévenu mon intendant, afin qu’aussitôt leur arrivée…
– Non pas: on les a laissés huit jours s’ennuyer tout à leur aise; mais, au bout de huit jours, ils ont réclamé, disant que les derniers officiers s’amusaient plus qu’eux. On leur a répondu alors que les anciens officiers avaient su se faire un ami de M. Fouquet, et que M. Fouquet, les connaissant pour des amis, leur avait dès lors voulu assez de bien pour qu’ils ne s’ennuyassent point sur ses terres. Alors ils ont réfléchi. Mais aussitôt l’intendant a ajouté que, sans préjuger les ordres de M. Fouquet, il connaissait assez son maître pour savoir que tout gentilhomme au service du roi l’intéressait, et qu’il ferait, bien qu’il ne connût pas les nouveaux venus, autant pour eux qu’il avait fait pour les autres.