Le vicomte de Bragelonne. Tome I - Dumas Alexandre 2 стр.


– Pauvre Raoul! soupira Louise.

– Voilà le moment de lui écrire, chère belle; allons, recommençons ce fameux Monsieur Raoul, qui brillait en tête de la feuille déchirée.

Alors elle lui tendit la plume, et, avec un sourire charmant, encouragea sa main, qui traça vite les mots désignés.

– Maintenant? demanda la plus jeune des deux jeunes filles.

– Maintenant, écrivez ce que vous pensez, Louise, répondit Montalais.

– Êtes-vous bien sûre que je pense quelque chose?

– Vous pensez à quelqu'un, ce qui revient au même, ou plutôt ce qui est bien pis.

– Vous croyez, Montalais?

– Louise, Louise, vos yeux bleus sont profonds comme la mer que j'ai vue à Boulogne l'an passé. Non, je me trompe, la mer est perfide, vos yeux sont profonds comme l'azur que voici là-haut, tenez, sur nos têtes.

– Eh bien! puisque vous lisez si bien dans mes yeux, dites-moi ce que je pense, Montalais.

– D'abord, vous ne pensez pas Monsieur Raoul; vous pensez Mon cher Raoul.

– Oh! – Ne rougissez pas pour si peu. Mon cher Raoul, disons-nous, vous me suppliez de vous écrire à Paris, où vous retient le service de M. le prince. Comme il faut que vous vous ennuyiez là-bas pour chercher des distractions dans le souvenir d'une provinciale…

Louise se leva tout à coup.

– Non, Montalais, dit-elle en souriant, non, je ne pense pas un mot de cela. Tenez, voici ce que je pense.

Et elle prit hardiment la plume et traça d'une main ferme les mots suivants:

«J'eusse été bien malheureuse si vos instances pour obtenir de moi un souvenir eussent été moins vives. Tout ici me parle de nos premières années, si vite écoulées, si doucement enfuies, que jamais d’autres n'en remplaceront le charme dans le cœur.»

Montalais, qui regardait courir la plume, et qui lisait au rebours à mesure que son amie écrivait, l'interrompit par un battement de mains.

– À la bonne heure! dit-elle, voilà de la franchise, voilà du cœur, voilà du style! Montrez à ces Parisiens, ma chère, que Blois est la ville du beau langage.

– Il sait que pour moi, répondit la jeune fille, Blois a été le paradis.

– C'est ce que je voulais dire, et vous parlez comme un ange.

– Je termine, Montalais.

Et la jeune fille continua en effet:

«Vous pensez à moi, dites-vous, monsieur Raoul; je vous en remercie; mais cela ne peut me surprendre, moi qui sais combien de fois nos cœurs ont battu l'un près de l'autre.»

– Oh! oh! dit Montalais, prenez garde, mon agneau, voilà que vous semez votre laine, et il y a des loups là-bas.

Louise allait répondre, quand le galop d'un cheval retentit sous le porche du château.

– Qu'est-ce que cela? dit Montalais en s'approchant de la fenêtre. Un beau cavalier, ma foi!

– Oh! Raoul! s'écria Louise, qui avait fait le même mouvement que son amie, et qui, devenant toute pâle, tomba palpitante auprès de sa lettre inachevée.

– Voilà un adroit amant, sur ma parole, s'écria Montalais, et qui arrive bien à propos!

– Retirez-vous, retirez-vous, je vous en supplie! murmura Louise.

– Bah! il ne me connaît pas; laissez-moi donc voir ce qu'il vient faire ici.

Chapitre II – Le messager

Mlle de Montalais avait raison, le jeune cavalier était bon à voir.

C'était un jeune homme de vingt-quatre à vingt-cinq ans, grand, élancé, portant avec grâce sur ses épaules le charmant costume militaire de l'époque. Ses grandes bottes à entonnoir enfermaient un pied que Mlle de Montalais n'eût pas désavoué si elle se fût travestie en homme. D'une de ses mains fines et nerveuses il arrêta son cheval au milieu de la cour, et de l'autre souleva le chapeau à longues plumes qui ombrageait sa physionomie grave et naïve à la fois.

Les gardes, au bruit du cheval, se réveillèrent et furent promptement debout.

Le jeune homme laissa l'un d'eux s'approcher de ses arçons, et s'inclinant vers lui, d'une voix claire et précise, qui fut parfaitement entendue de la fenêtre où se cachaient les deux jeunes filles:

– Un messager pour Son Altesse Royale, dit-il.

– Ah! ah! s'écria le garde; officier, un messager!

Mais ce brave soldat savait bien qu'il ne paraîtrait aucun officier, attendu que le seul qui eût pu paraître demeurait au fond du château, dans un petit appartement sur les jardins.

Aussi se hâta-t-il d'ajouter:

– Mon gentilhomme, l'officier est en ronde, mais en son absence on va prévenir M. de Saint-Remy, le maître d'hôtel.

– M. de Saint-Remy! répéta le cavalier en rougissant.

– Vous le connaissez?

– Mais oui… Avertissez-le, je vous prie, pour que ma visite soit annoncée le plus tôt possible à Son Altesse.

– Il paraît que c'est pressé, dit le garde, comme s'il se parlait à lui-même, mais dans l'espérance d'obtenir une réponse.

Le messager fit un signe de tête affirmatif.

– En ce cas, reprit le garde, je vais moi-même trouver le maître d'hôtel.

Le jeune homme cependant mit pied à terre, et tandis que les autres soldats observaient avec curiosité chaque mouvement du beau cheval qui avait amené ce jeune homme, le soldat revint sur ses pas en disant:

– Pardon, mon gentilhomme, mais votre nom, s'il vous plaît?

– Le vicomte de Bragelonne, de la part de Son Altesse M. le prince de Condé.

Le soldat fit un profond salut, et, comme si ce nom du vainqueur de Rocroi et de Lens lui eût donné des ailes, il gravit légèrement le perron pour gagner les antichambres.

M. de Bragelonne n'avait pas eu le temps d'attacher son cheval aux barreaux de fer de ce perron, que M. de Saint-Remy accourut hors d'haleine, soutenant son gros ventre avec l'une de ses mains, pendant que de l'autre il fendait l'air comme un pêcheur fend les flots avec une rame.

– Ah! monsieur le vicomte, vous à Blois! s'écria-t-il; mais c'est une merveille! Bonjour, monsieur Raoul, bonjour!

– Mille respects, monsieur de Saint-Remy.

– Que Mme de La Vall… je veux dire que Mme de Saint-Remy va être heureuse de vous voir! Mais venez. Son Altesse Royale déjeune, faut-il l'interrompre? la chose est-elle grave?

– Oui et non, monsieur de Saint-Remy. Toutefois, un moment de retard pourrait causer quelques désagréments à Son Altesse Royale.

– S'il en est ainsi, forçons la consigne, monsieur le vicomte. Venez. D'ailleurs, Monsieur est d'une humeur charmante aujourd'hui. Et puis, vous nous apportez des nouvelles, n'est-ce pas?

– De grandes, monsieur de Saint-Remy.

– Et de bonnes, je présume?

– D'excellentes.

– Venez vite, bien vite, alors! s'écria le bonhomme, qui se rajusta tout en cheminant.

Raoul le suivit son chapeau à la main, et un peu effrayé du bruit solennel que faisaient ses éperons sur les parquets de ces immenses salles.

Aussitôt qu'il eut disparu dans l'intérieur du palais, la fenêtre de la cour se repeupla, et un chuchotement animé trahit l'émotion des deux jeunes filles; bientôt elles eurent pris une résolution, car l'une des deux figures disparut de la fenêtre: c'était la tête brune; l'autre demeura derrière le balcon, cachée sous les fleurs, regardant attentivement, par les échancrures des branches, le perron sur lequel M. de Bragelonne avait fait son entrée au palais.

Cependant l'objet de tant de curiosité continuait sa route en suivant les traces du maître d'hôtel. Un bruit de pas empressés, un fumet de vin et de viandes, un cliquetis de cristaux et de vaisselle l'avertirent qu'il touchait au terme de sa course.

Les pages, les valets et les officiers, réunis dans l'office qui précédait le réfectoire, accueillirent le nouveau venu avec une politesse proverbiale en ce pays; quelques-uns connaissaient Raoul, presque tous savaient qu'il venait de Paris, On pourrait dire que son arrivée suspendit un moment le service. Le fait est qu'un page qui versait à boire à Son Altesse, entendant les éperons dans la chambre voisine, se retourna comme un enfant, sans s'apercevoir qu'il continuait de verser, non plus dans le verre du prince, mais sur la nappe.

Madame, qui n'était pas préoccupée comme son glorieux époux, remarqua cette distraction du page.

– Eh bien! dit-elle.

M. de Saint-Remy, qui introduisait sa tête par la porte, profita du moment.

– Pourquoi me dérangerait-on? dit Gaston en attirant à lui une tranche épaisse d'un des plus gros saumons qui aient jamais remonté la Loire pour se faire prendre entre Paimbœuf et Saint-Nazaire.

– C'est qu'il arrive un messager de Paris. Oh! mais, après le déjeuner de Monseigneur, nous avons le temps.

– De Paris! s'écria le prince en laissant tomber sa fourchette; un messager de Paris, dites-vous? Et de quelle part vient ce messager?

– De la part de M. le prince, se hâta de dire le maître d'hôtel.

On sait que c'est ainsi qu'on appelait M. de Condé.

– Un messager de M. le prince? fit Gaston avec une inquiétude qui n'échappa à aucun des assistants, et qui par conséquent redoubla la curiosité générale.

Monsieur se crut peut-être ramené au temps de ces bienheureuses conspirations où le bruit des portes lui donnait des émotions, où toute lettre pouvait renfermer un secret d'État, où tout message servait une intrigue bien sombre et bien compliquée. Peut-être aussi ce grand nom de M. le prince se déploya-t-il sous les voûtes de Blois avec les proportions d’un fantôme.

Monsieur repoussa son assiette.

– Je vais faire attendre l'envoyé? demanda M. de Saint-Remy.

Un coup d'œil de Madame enhardit Gaston, qui répliqua:

– Non pas, faites-le entrer sur-le-champ, au contraire. À propos, qui est-ce?

– Un gentilhomme de ce pays, M. le vicomte de Bragelonne.

– Ah! oui, fort bien!… Introduisez, Saint-Remy, introduisez.

Et lorsqu'il eut laissé tomber ces mots avec sa gravité accoutumée, Monsieur regarda d'une certaine façon les gens de son service, qui tous pages, officiers et écuyers, quittèrent la serviette, le couteau, le gobelet, et firent vers la seconde chambre une retraite aussi rapide que désordonnée. Cette petite armée s'écarta en deux files lorsque Raoul de Bragelonne, précédé de M. de Saint-Remy, entra dans le réfectoire. Ce court moment de solitude dans lequel cette retraite l'avait laissé avait permis à Monseigneur de prendre une figure diplomatique. Il ne se retourna pas, et attendit que le maître d'hôtel eût amené en face de lui le messager.

Raoul s'arrêta à la hauteur du bas-bout de la table, de façon à se trouver entre Monsieur et Madame. Il fit de cette place un salut très profond pour Monsieur, un autre très humble pour Madame, puis se redressa et attendit que Monsieur lui adressât la parole.

Le prince, de son côté, attendait que les portes fussent hermétiquement fermées, il ne voulait pas se retourner pour s'en assurer, ce qui n'eût pas été digne; mais il écoutait de toutes ses oreilles le bruit de la serrure, qui lui promettait au moins une apparence de secret. La porte fermée, Monsieur leva les yeux sur le vicomte de Bragelonne et lui dit:

– Il paraît que vous arrivez de Paris, monsieur?

– À l'instant, monseigneur.

– Comment se porte le roi?

– Sa Majesté est en parfaite santé, monseigneur.

– Et ma belle-sœur?

– Sa Majesté la reine mère souffre toujours de la poitrine. Toutefois, depuis un mois, il y a du mieux.

– Que me disait-on, que vous veniez de la part de M. le prince? On se trompait assurément.

– Non, monseigneur. M. le prince m'a chargé de remettre à Votre Altesse Royale une lettre que voici, et j'en attends la réponse.

Raoul avait été un peu ému de ce froid et méticuleux accueil; sa voix était tombée insensiblement au diapason de la voix basse. Le prince oublia qu'il était cause de ce mystère, et la peur le reprit.

Il reçut avec un coup d'œil hagard la lettre du prince de Condé, la décacheta comme il eût décacheté un paquet suspect, et, pour la lire sans que personne pût en remarquer l'effet produit sur sa physionomie, il se retourna.

Madame suivait avec une anxiété presque égale à celle du prince chacune des manœuvres de son auguste époux. Raoul, impassible, et un peu dégagé par l'attention de ses hôtes, regardait de sa place et par la fenêtre ouverte devant lui les jardins et les statues qui les peuplaient.

– Ah! mais, s'écria tout à coup Monsieur avec un sourire rayonnant, voilà une agréable surprise et une charmante lettre de M. le prince! Tenez, madame.

La table était trop large pour que le bras du prince joignît la main de la princesse; Raoul s'empressa d'être leur intermédiaire; il le fit avec une bonne grâce qui charma la princesse et valut un remerciement flatteur au vicomte.

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