Nicolas-Edme Rétif de la Bretonne
La Paysanne Pervertie ou Les Dangers De La Ville
L’éditeur au lecteur.
Histoire d’Ursule R**, sœur d’Edmond, le paysan, mise au jour d’après les véritables LETTRES des personnages.
L’éditeur au lecteur.
J’offre avec confiance cet ouvrage au public: que j’en sois l’auteur, ou que j’aie mis seulement en ordre les lettres qui le composent, il n’en est pas moins vrai, que les personnages y parlent comme ils le doivent, et que sans le secours de la souscription, on devinerait leur condition à leur style. Celui de Fanchon est d’un naturel frappant, et c’est des lettres de cette vertueuse belle-sœur de la Paysanne, que j’attends un succès mérité: la religion, la tendresse paternelle, maternelle, filiale, fraternelle, y brillent d’un éclat pur et sans nuage… On trouvera dans cette production, le simple, l’attendrissant, le sublime, le terrible; le vice y est peint hideux, la vertu, comme elle assiste devant le trône de Dieu; on y voit la naïveté, l’innocence, la perversion, la volupté, la débauche, le remords, la pénitence, une conduite admirable et digne d’une sainte, dans la même personne, sans qu’elle change de caractère; le vice lui était étranger, et la vertu naturelle; laissée à elle-même elle y revient.
Que les petits puristes critiquent, s’ils l’osent, et le style et les détails: tout cela part du cœur, et ils ne le connaissent pas; ils n’ont que de l’esprit.
Cet ouvrage complète le PAYSAN: les deux ont ensemble 114 estampes.
Préface de l’éditeur.
Je reprends ici un titre qui m’appartient. On a prétendu traiter ce sujet d’imagination: mais la vérité, que j’avais par-devers moi, est bien au-dessus d’une fiction mal digérée. Au reste, je ne me plains pas du faible imitateur qui, me croyant auteur des lettres du PAYSAN PERVERTI, a voulu brocher une paysanne, comme il s’est figuré que j’avais composé le Paysan perverti: loin de là! Je voudrais qu’il eût mieux réussi; on aurait eu le plaisir de comparer le vrai avec le beau vraisemblable. Je dirai plus, je lui dois de la reconnaissance, puisque la lecture de son ouvrage a tellement excité l’indignation du bon Pierre R*** mon compatriote, que c’est le principal motif qui l’a déterminé à me communiquer ses découvertes, au sujet de sa sœur Ursule. Ainsi l’on peut regarder ce nouveau recueil comme le complément du Paysan perverti; et à ce titre, il est précieux: car Ursule détaille souvent ce qui n’a été qu’indiqué dans le Paysan; elle va dévoiler les secrets de sa propre conduite, comme femme; on verra dans sa petite vanité, dans la découverte qu’elle fait des sentiments de Mme Parangon, lorsque cette dame se les cachait encore à elle-même, le principe de sa corruption future, qui se développe peu à peu, et dans chacune de ses lettres. L’intérêt, la coquetterie, le goût d’une liberté indéfinie étouffent insensiblement sa délicatesse: tandis que le corrupteur de son frère, qui a ses vues, achève de la pervertir, dans l’espoir qu’elle servira au succès de ses desseins sur Edmond.
Avis trouvé à la tête du recueil.
Mes chers enfants,
Ma femme, votre digne et bonne mère (dont Dieu ait l’âme dans son sein paternel) ayant jusqu’à la mort gardé intact le dépôt des lettres de sa belle-sœur Ursule, ce n’a été que prête à rendre l’âme, qu’elle me l’a remis. Au dernier voyage que j’ai fait à Paris, pour y voir le comte mon neveu, et lui exposer les fruits de notre administration d’Oudun, et de ses bienfaits, je l’ai prié aussi de voir s’il ne trouverait pas dans les papiers de feue sa pauvre mère (que Dieu lui fasse paix et miséricorde), quelques lettres qui pussent me servir à vous donner d’utiles leçons, et surtout de celles de votre bonne mère. Il a eu la bonté de s’y prêter, et il en a trouvé un assez bon nombre qu’il m’a remises, et que j’ai rassemblées dans cette liasse, pour qu’elles demeurent dans notre famille, comme un livre instructif: car on y verra que le principal défaut qui a perdu notre famille, a été l’intérêt, si ordinaire aux gens de campagne, et qui est si âpre en eux, qu’encore qu’ils aient de l’honneur, ils le font passer avant tout. Et je souhaite que ce second recueil soit un préservatif pour les filles qui sortiront de moi, dans tous les temps futurs, tant que le glorieux royaume de France subsistera.
Je, soussigné, ai remis ces lettres à M. N.-E. R** de la B ***, pour qu’il les fasse imprimer comme les premières.
Signé Pi. R**.
Notre sœur Ursule…
Notre sœur Ursule était, ainsi qu’Edmond, ce qu’on peut voir de meilleur et de plus aimable; et ce fut à cause de leur excellence que notre digne père et notre digne mère les envoyèrent à la ville. Sans plus parler d’Edmond, dont les malheurs ont fait tant de bruit dans le monde, je dirai ici d’Ursule, que c’était la grâce du visage et du corps, la douceur, la naïveté, la candeur du caractère, la bonté du cœur; la générosité de l’âme, comme elle m’en a donné des preuves dans le cours de sa vie, surtout avant ses chutes si lourdes et si épouvantables, et après, pendant la rude pénitence qu’elle en a faite, comme on le verra par ces lettres. Mais il convient, qu’avant de découvrir cette pauvre sœur, tant regrettée! je montre quelle elle fut, lorsque la corruption des villes, qu’habitent ceux qui doivent lire cet ouvrage, comme ils ont lu l’autre, concernant mon pauvre frère, n’avait pas corrompu et fangé en elle l’image de Dieu, gâté les beautés de la belle nature, et qu’elle était encore telle que le Tout-Puissant l’avait créée; et que je leur fasse voir, que tout ce qui a perverti et vicié ma pauvre sœur, était non dans son cœur droit et simple, mais dans vos villes, ô lecteurs, dans ce séjour de perdition, où l’on n’a pu souffrir que cette belle créature conservât sa noblesse native et son excellence de cœur et d’esprit; parce qu’elle aurait sans doute trop humilié les difformes d’âme et de corps, dont les villes sont pleines!… Mais pardonnez ce langage à ma douleur! Et qu’il me soit seulement permis de dire que si ma pauvre sœur eût été moins belle, elle aurait été moins attaquée, moins tentée, moins violentée par les méchants, et que peut-être aurait-elle, avec la grâce du Seigneur, échappé à la perversion.
Dès son enfance, Ursule était déjà aimable, tant par sa douceur que par sa jolie figure; ce qui la rendait l’admiration de tout le monde. Et tous ceux qui venaient à la maison, chez nos chers père et mère, demandaient à la voir. Et on disait à notre mère: «C’est tout votre portrait; mais elle a en outre quelque chose d’angélique, qu’elle ne tient que de Dieu.» C’est ce qui fit qu’une Dame, qui vint à passer par le pays, et qui logea chez nous, la demanda pour l’emmener avec elle, promettant d’en avoir grand soin, et de la traiter comme sa fille. Notre bonne mère, tant qu’elle crut que la dame ne parlait pas sérieusement, y accordait de bonne grâce, en riant, et notre respectable père, lui, y allait tout de bon: mais quand elle vit que la dame faisait déjà les arrangements, et qu’elle ne badinait pas, elle se prit à pleurer, si bien qu’il fallut laisser Ursule, ce que notre père ne trouva pas bon; et pourtant il ne voulut pas lui donner le chagrin de lui ôter de force une de ses enfants, et depuis souvent il en parlait, et c’est ce qui a fait sans doute que jamais notre mère ne s’est depuis opposée au départ d’Edmond et d’Ursule, quand il a été question de les envoyer à la ville: car cette excellente femme se souvenait de ce que lui avait dit notre père; et elle regardait comme une chose très vilaine et vicieuse, qu’étant femme, elle allât contre les volontés de son mari, qu’elle regardait comme son seigneur et maître, et auquel elle faisait profession d’être soumise, non de parole seulement, mais d’effet, comme elle en a donné l’exemple toute sa vie à ses filles, mes très chères sœurs.
Et à mesure qu’Ursule grandissait, elle devenait de plus en plus aimable et gentille, même de caractère; si bien qu’elle faisait nos délices à tous: car elle était bonne, obligeante, prévenante, et elle se fût privée de son nécessaire pour nous le donner. Aussi un chacun de nous l’aimait-il, au point qu’elle était au milieu de nous tous, frères et sœurs, comme une petite reine, que chacun craignait de mécontenter. Et pareillement en était-il d’Edmond: c’étaient les deux bien-aimés, non seulement de père et mère, mais de frères et sœurs. Et encore que nous vissions bien tous qu’ils étaient plus aimés que les autres, à cause de leurs gentilles faces et minois agréables qui ne permettaient de leur parler comme aux autres enfants, si pourtant est-il sûr, qu’aucun de nous n’en fût jaloux; mais nous sentions en nous-mêmes que c’était une justice qu’on leur rendait, et nous cherchions à gagner leurs bonnes grâces; et ce qu’il y avait de merveilleux, c’est qu’ils ne s’en prévalaient pas: au contraire, ils étaient d’autant plus accorts envers nous tous, que nous les recherchions davantage; et quant à ce qui me regarde en particulier, tout fêtés qu’ils étaient, ils ne me parlaient qu’avec respect, comme à, leur aîné, craignant de me déplaire, et recherchant en tout mon approbation, car ils me disaient souvent, surtout Edmond: «Tu es à mes yeux l’image de notre respectable, père; notre père est l’image de Dieu; et par ainsi, Pierre, je vois aussi Dieu en toi, et je t’honore et honorerai jusqu’au tombeau.» Et il m’a honoré, même dans ses égarements. Et Ursule m’a honoré, même dans le temps qu’elle avait oublié Dieu, notre divin Père; et jamais ni elle ni Edmond, n’ont dit une parole peu respectueuse à mon égard, non pas même une pensée n’est jamais née dans leurs cœurs qui ait fait brèche à leur amitié pour moi. Aussi les ai-je toujours tendrement portés dans le mien, et les y porterai-je jusqu’au tombeau…
Et quand il fut question de les envoyer à la ville, quoiqu’un chacun de nous (hors moi) en eût envie, si est-ce pourtant qu’en nous-mêmes nous pensions tous: «C’est à Ursule, c’est à Edmond qu’il y convient d’aller.» Car effectivement, il n’y avait aucun de nous qui eût autant de gentillesse de figure, pour s’y faire honneur, et se faire aimer et rechercher; ni de noblesse d’âme, pour s’y montrer digne de notre sang; ni de tendresse filiale et fraternelle, pour s’y souvenir de nous et nous y servir. Ainsi, au discours que tint notre respectable père, un soir à table: «J’ai de nombreux enfants, et il faut que quelqu’un se pousse, pour aider et soutenir les autres qui, à faute de bien, tomberont et déchéeront après moi: par ainsi, j’en mettrai un ou deux à la ville…» À ce discours, disais-je, ainsi tenu à table en conversant avec ma mère, un chacun de nous porta les yeux sur Edmond et sur Ursule. Et Edmond le vit bien, ainsi qu’Ursule; et leurs beaux yeux pétillèrent du feu de la joie: car ils nous aimaient tendrement, et ils ne voyaient pas les dangers qui les attendaient, mais seulement le service qu’ils pouvaient nous rendre. Et notre bon père vit aussi tout ce qui se passait dans les cœurs de ses enfants et sa digne âme en fut émue, car nous vîmes des larmes rouler dans ses yeux. Il se retourna du côté de la cheminée, au-dessus de laquelle était le portrait de son père, et il le regarda comme s’il l’eût consulté; et certainement le digne homme lui rendait hommage au fond de son cœur filial, d’avoir de si agréables et honnêtes enfants qu’Ursule et Edmond; et où est-ce qu’on en pourrait trouver qui fussent mieux nés, mieux disposés, plus spirituels, plus portés au bien!… Mais le Seigneur les a pris pour victimes des fautes de la famille; il les a choisis comme deux victimes sans macule ni tache, et il a dit au malheur: frappe et le malheur a frappé. Que le saint nom de Dieu soit béni! Notre vie lui appartient, ainsi que nos personnes, et il n’y a point à lui demander: pourquoi m’as-tu traité ainsi?
Et quand Edmond fut parti pour aller à la ville, et qu’il eut commencé à m’écrire qu’il s’y déplaisait, Ursule, qui avait toujours été du même sentiment que lui en toutes choses n’en fut pas en ça car elle me dit: «Mon frère Pierre, je crois que mon frère Edmond s’écoute trop dans ses dégoûts, et qu’il n’attend pas assez, pour voir s’il ne se fera pas: car il est vif et impatient à la peine, et c’est son seul défaut; et il me semble, à moi, que je ne me découragerais pas si vite.» Je pensai tout comme elle; car nous approuvons souvent ce qui nous est contraire. Et quand Edmond commença d’aimer un peu la ville, et qu’il dit qu’il s’y accoutumerait, Ursule ne se sentait pas d’aise: «Je retrouve enfin mon frère, me disait-elle (hélas! elle ne le retrouvait donc que pour le perdre!), et je le reconnais à ses nouveaux sentiments.» Et elle me disait sans cesse de le solliciter pour la demander. Et quand il la demanda, elle en était d’une joie que je trouvai trop grande, moi, pauvre aveuglé, qui en approuvais alors le motif! Et elle se mourait d’envie d’aller à la ville; si bien que huit jours après la première lettre où Edmond en parlait, s’étant présenté un joli garçon, fort riche et un peu de nos parents, qui s’ouvrit à moi du dessein qu’il avait de demander Ursule, je lui en fis la confidence à elle la première. Mais comme elle savait que ce jeune homme était aimé de notre père, et qu’il l’avait maintes fois désiré pour gendre, elle eut peur: qu’il ne fût écouté; c’est pourquoi, elle me pria, les mains jointes, de n’en dire mot chez nous, et de répondre au garçon, qu’il n’y avait rien à faire pour elle. Ce que je fis, par la grande envie que j’avais de la satisfaire.
À la fin, Edmond la demanda tout de bon, au nom d’une digne et respectable femme; et jamais je n’ai vu d’aussi grand contentement, que celui de cette pauvre victime, qui allait là où le couteau de l’affliction et le poignard du malheur étaient levés sur elle… La propre, nuit de son départ (car elle partit avant le jour), il me sembla, durant mon sommeil, que je la voyais garder nos moutons, et, qu’un grand loup étant venu pour emporter la plus belle brebis du troupeau, ma pauvre sœur l’avait voulu empêcher, et qu’il l’avait emportée elle-même; et comme je courais après pour la délivrer, le loup fut changé en homme, et je vis Ursule le caresser. Et j’avais beau lui crier: «Ursule! Ursule! c’est un loup!», elle ne m’écoutait pas, jusqu’au moment où étant redevenu loup, il l’avait dévorée. Je n’ai pas foi aux rêves; mais je rapporte celui-là à cause de sa singularité à pareil jour.
Je n’en dirai pas davantage: ce sont à présent les lettres d’Ursule qui vont faire son histoire.
Lettre 1. Ursule, à ses père et mère.
[Son arrivée à la ville.].
16 octobre 1749.
Mon très cher père et ma très chère mère,
Je vous écris ces lignes, pour vous présenter mes respects, et pour vous remercier de la bonté que vous avez eue de m’envoyer ici, où j’ai trouvé une dame aimable et respectable qui m’a prise en amitié, et qui aime bien aussi mon frère Edmond, qui est un bon cœur, et qui nous aime comme notre chère bonne mère lui a recommandé de nous aimer, quand il serait à la ville; et comme elle nous recommandait de songer à nous pousser tous les uns les autres, en nous attirant où il serait, pour nous rendre service, et nous procurer ses connaissances, quand il en aurait de bonnes; aussi fait-il, et je puis bien dire que ce n’est pas à cause de mon petit mérite que l’aimable Mme Parangon m’aime, mais à cause d’Edmond qui se fait aimer et bien venir de tout le monde par sa douceur et ses bonnes façons dont je souhaite que vous receviez le contentement et la joie, mon très cher père et ma très chère mère, que Dieu bénisse, comme votre fille souhaite que vous lui donniez votre heureuse bénédiction. Je vous dirai qu’il y a ici une bonne dame Canon qui m’aime bien aussi, et qui est la tante de Mme Parangon, qui m’a mise chez elle, où je suis fort bien, avec deux autres jeunes demoiselles, en attendant une troisième, que je désire beaucoup, car c’est Mlle Fanchette C**, la sœur de Mme Parangon, qui est jeune, comme le sait bien ma bonne chère mère, car je crois qu’elle n’a que onze ans; et c’est tant mieux! car les deux demoiselles d’ici sont trop spirituelles pour moi, et il me semble que je serai plus à mon aise, quand j’aurai la jolie petite demoiselle Fanchette pour causer; car elle doit être bien jolie, si elle tient de sa sœur, et bien bonne! ce qui me sera d’autant plus agréable que les deux demoiselles, qui se nomment Mlles Robin, s’en vont retourner chez leurs parents, et que je n’aurai plus que la nouvelle. Autre chose ne vous puis mander, mon frère vous ayant écrit mon arrivée ici, et le pauvre petit frère Bertrand vous l’ayant contée. Je suis avec une respectueuse et filiale tendresse, très cher père et très chère mère,