La Paysanne Pervertie ou Les Dangers De La Ville - de la Bretonne Nicolas-Edme Retif 4 стр.


FANCHON BERTHIER, Fme de Pierre R**.

Lettre 7. La même, à la même.

[Fanchon lui raconte la réception de Manon à la maison paternelle.].

19 avril.

Je profite de l’occasion de la chère sœur Manon, que voilà qui s’en retourne avec son mari qui l’est venu chercher, comme tu sais, ma chère bonne amie Ursule, pour t’écrire quelques mots, et te conter tout ce qui s’est passé ici à cette visite. Et d’abord je te dirai, ma fille, qu’on est ici dans la joie d’autant plus, qu’on n’attendait pas cette visite sans quelque crainte, et même sans quelque répugnance; mais il le fallait, et on aurait voulu en être quittes.

Le premier jour, lorsque la sœur Manon arriva, avec son mari, l’on était dans un remuement qui ressemblait à celui que cause la visite des gabeliers; voilà Edmond qui entre, et qui de la porte, apercevant notre digne père, s’incline, et puis relève les yeux avec crainte, et comme attendant un mot. Ce mot est venu: «Mon fils, où est votre femme?» Aussitôt Edmond s’est jeté sur la main de son père, et l’a baisée; puis notre bonne et excellente mère l’a embrassé la larme à l’œil. Ensuite, toujours sans dire un mot, que mon père! ma mère! il est allé chercher sa femme que mon mari et moi recevions de notre mieux, et sans nous parler, il l’a menée par la main. Et dès qu’elle a été sur le seuil de la porte, avec cette grâce que tu lui sais, que sa rougeur et une petite honte augmentaient, notre respectable père n’a pu tenir à ça; il est venu lui-même jusqu’à elle, et elle s’est glissée à ses genoux, lui prenant et baisant la main; mais le digne homme l’a bien vite relevée, en lui disant: «Asseyons-nous, ma fille.» Et notre bonne mère l’a embrassée. Et voilà que Manon a commencé à parler: et c’était un charme que de l’entendre! Tous nos frères et sœurs rangés debout autour d’elle faisaient un rond, et on l’écoutait avec admiration. Elle a dit mille respectueuses choses à notre père et à notre mère, touchant par-ci, par-là quelque chose de sa faute, d’un air qui la faisait si bien excuser, que j’ai vu l’heure où notre tout bon père allait lui demander pardon des idées qu’il avait eues, car il avait la larme à l’œil, ainsi que notre bonne mère. Et voilà que lui-même a commencé à lui dire des choses gracieuses, et à appeler Edmond son fils avec plus de complaisance, sans pourtant le tutoyer; et ce n’est que quand tout ça a été fait, que la chère sœur Manon s’est mise à nous faire ses présents, commençant par notre honorable père, notre bonne mère, mon mari, moi, et nos frères et sœurs, suivant le degré d’âge, et tout cela si bien et si heureusement choisi qu’il semblait que ce fût ce que chacun aurait désiré: il est vrai qu’Edmond lui aura aidé à deviner, car il sait nos pensées comme nous-mêmes; et elle donnait ça avec une grâce et des paroles si obligeantes que notre honorable père, qui est tout sensibilité, n’a pu y tenir; il s’est levé, et il a été cacher quelques vénérables larmes qui s’écoulaient de ses yeux, en dépit de lui; et il n’y a force de caresses qu’il n’ait ensuite faites à Edmond, jusqu’à l’appeler son cher fils, ce qui n’était pas encore arrivé: et mon mari même en a été traité comme jamais il ne le fut; car le digne vieillard le voyant tenir Edmond embrassé par le corps, et causant ainsi avec lui, il est venu au milieu d’eux, et a dit à son aîné: «Pierre, vous portez le nom de mon honorable père, et votre frère porte le mien; mes fils, ceci vous prescrit la conduite à tenir: Pierre, aime ton frère en père; et toi, Edmond, sois mon image, et révère en lui et ton aîné, et le nom de mon père, comme je révère la mémoire et le cher souvenir de ce digne homme; l’un de vous me retrace ma propre personne; mais l’autre me retrace celle de mon tant regretté père; bénis soyez-vous, mes chers enfants, dont l’un ranime Pierre, et dont l’autre ranimera Edme un jour, et fera, qu’il y aura encore sur la terre l’image du meilleur des pères, et du plus respectueux des fils.» Nous n’avions jamais entendu un pareil langage sortir de sa bouche, et nous étions tout attendris, même les plus jeunes, et jusqu’à Brigitte, qui ne s’attendrit pas aisément. Ensuite on a dîné; et c’est alors qu’on a vu les agréments de la chère sœur qui ont semblé s’accroître de jour en jour; et quand elle s’est vue aimée ici, c’est qu’elle a été si aimable, que tous tant que nous sommes nous en étions fous; et il n’est à présent personne qui n’approuve Edmond; car elle était non résistible, c’est le mot de notre père. Et un de ces jours, il a dit à son aîné: «Mon fils, je croirais qu’on s’est trompé dans ce qu’on nous a dit, et qu’il y a quelque chose là-dessous! car il n’est pas possible que cette aimable créature ait été un instant abandonnée de son Créateur!» Mon mari lui a répondu: «Aussi, cher père, y a-t-il eu comme violence, encore plus que finesse. – Ce mot me fait plaisir, mon fils: oui, c’est violence; oh! je n’en saurais un instant douter, et je bénis Dieu, qui lave ma fille Manon de cette tache.» Et depuis ce moment, il l’a beaucoup plus appelée sa fille. Elle, de son côté, s’est mise à devenir mignarde et caressante envers lui, au point que le respectable vieillard dit avant-hier à son fils aîné: «Jusqu’à ce moment, je vois que j’avais eu un sentiment injuste à l’égard d’Adam, notre premier père, qui succomba, et je suis bien aise de ne plus l’avoir: car il est notre père; eh! comment eût-il résisté à Ève! Elle n’avait qu’à être comme Manon!» Tu vois, ma chère bonne amie, que nous voilà tous bien réconciliés et unis; et ce qui m’en fait plus de plaisir, c’est que dans la vérité, la chère sœur est une bonne et aimable femme; car elle m’a dit ses sentiments les plus secrets, qui sont dignes et louables, dont je bénis Dieu, quoique au fond il fût à souhaiter que certaines choses fussent non avenues: mais aussi, sans elles, notre cher Edmond ne l’aurait peut-être pas eue; et c’est cette idée qui a fait grande impression sur nos chers père et mère. Ce n’est pas qu’en mon particulier, je ne trouve les airs de ville un peu extraordinaires: par exemple, je m’aperçois que la chère sœur a une petite coquetterie avec tout le monde; hier elle vit que Courtcou le berger la regardait avec admiration; et elle se mit à se donner des grâces, que la tête en tournait à ce pauvre garçon, qui est assez libertin, comme tous ceux de Nitry, dans ce Moyen Âge; car du temps de la jeunesse de votre père et de mon aïeul, ils ne l’étaient pas tant; elle en a de même avec son beau-père; mais cette coquetterie-là est permise; avec mon mari, avec nos frères; au lieu qu’elle y va sans façon avec les femmes… Tous nos frères et sœurs d’ici te désirent bien et te saluent, car je t’écris à leur su, mais sans montrer ma lettre. Je te prie de présenter à la chère Mme Parangon mes respectueuses amitiés, et mes tendresses à la petite Mlle Fanchette, dont je n’ai garde de parler ici, et tu m’entends; il ne faut pas diminuer la joie qu’on a. Ta sœur tendre et affectionnée, autant et plus que si elle était formée du même sang.

FANCHON BERTHIER.

Lettre 8. Ursule, à Fanchon.

[Elle conte à ma femme différentes choses, où l’on voit comme dès lors elle s’accoutumait à voir en autrui des faiblesses excusables: de plus fortes eussent été moins pervertissantes.].

26 mai.

Ta lettre, que j’ai reçue dans le temps, chère petite sœur, m’a fait un grand plaisir, et parce qu’elle venait de toi, et par les récits que tu m’y faisais. Aussi, tout va de mieux en mieux depuis le retour de ma belle-sœur Manon: et je te vais dire cela par ordre, car voici une lettre qui sera longue, tant j’ai de choses à te marquer.

D’abord, nous avons été de la noce de Mlle Tiennette et de M. Loiseau, qui sont heureusement mariés, et, il faut l’espérer, au bout de leurs peines: Mme Loiseau va me faire ici une nouvelle et bien sincère amie; car elle l’était d’Edmond, ainsi que son mari, et tous ceux qui l’aiment, m’aiment aussi. Mais il faut te parler de la noce, de la mariée et de tout ce qui est arrivé, dusses-tu encore m’écrire vous, et me faire tes aimables remontrances que je respecte, et qui ne m’ennuieront jamais, parce que je voudrais toujours en profiter.

J’étais priée de cette fête, et quoique Mme Canon ne s’en souciât pas, j’y ai été, Mme Parangon ayant fait entendre à sa bonne tante, que je ne pouvais m’en dispenser.»Bon! une noce où il n’y a pas de père, et où la fille est mariée à neuf lieues de son pays et de sa paroisse! cela n’est pas de bon exemple! – Ma chère tante, a repris Mme Parangon, c’est une fille à qui je sers de mère autant que la sienne propre; il faut qu’Ursule lui serve de sœur.» Et tout en bougonnant, la bonne dame m’a dit de m’habiller. Mme Parangon m’a parée; ce qui l’a encore fait murmurer; enfin il a été convenu que Mme Canon me mènerait elle-même, car on la voulait aussi avoir. Après que Mme Parangon a été partie, Mme Canon s’est mise à me donner des avis, tous fort bons, mais assez inutiles; car on m’aurait ordonné de faire le contraire, que je n’aurais pu m’y résoudre: aussi n’ai-je pu me défendre d’un petit mouvement d’impatience, d’entendre tant répéter ce que je sais aussi bien qu’elle. Enfin nous sommes parties, et en arrivant, Mme Parangon a eu la bonté de venir me prendre, et de me mettre sous sa protection contre l’ennui: cette femme-là, chère sœur, a un je ne sais quoi qui charme, et sa compagnie est un plaisir, indépendamment de ce qu’elle vous dit et des caresses qu’elle vous fait; car il n’y a personne qui caresse comme elle; et puis elle a tant de charmes et de grâces dans son rire, qu’en riant avec elle, on y participe, car on l’imite sans y penser: avec cela, ses caresses doivent donner bien du relief à ce qu’on a de beau; car pour être caressée d’une aussi jolie femme, il faut être aimable; outre que son goût donne un prix, et que d’être touchée par elle, c’est acquérir de la valeur. C’est, je crois, ce qui m’est arrivé: car dès que j’ai paru être aimée d’elle, tout le monde a semblé m’admirer, sans doute à cause de mon bonheur, et des gens qui n’eussent pas songé à moi, m’ont donné une obligeante attention. Je me suis même aperçue, pendant que j’étais avec les mariés (mais personne ne s’en doute), qu’un conseiller d’ici a parlé quelque temps à Mme Parangon, en me regardant par intervalles, d’un air qui marquait beaucoup de bonne volonté, et j’ai entendu qu’il disait: «Elle est d’une beauté unique!» Ma charmante amie me regardait aussi, avec une satisfaction, qui m’a fait comprendre, que le conseiller lui disait du bien de moi. Mais je ne veux pas trop arrêter là-dessus ma pensée, de peur de vanité. Mme Parangon est ensuite revenue à côté de moi; car elle m’avait laissée auprès des mariés pendant cette petite conversation avec le conseiller, et elle m’a parlé d’un ton si tendre, si pénétré, que je ne saurais dire combien il l’était. La chère bonne amie! Elle est si obligeante, que plus elle fait de bien, ou plus elle a occasion qu’il en arrive, et plus elle aime: c’est un bien excellent caractère!…

Le conseiller a demandé à Mme Parangon la permission de danser un menuet avec moi. L’aimable dame, qui s’est bien doutée que je ne le savais pas, avait hésité: enfin, elle avait dit, que j’étais à la ville depuis trop peu de temps, pour avoir acquis l’aisance nécessaire, et qu’elle ne croyait pas devoir m’exposer devant une aussi nombreuse assemblée. Il n’a plus insisté que pour une contredanse, à quoi la chère dame a consenti. Elle m’a prévenue, quand elle a été auprès de moi, que M. le conseiller allait me prier. Il est venu, et j’ai accepté un peu honteuse. J’avais bien regardé comme dansaient les autres, et quand on m’a fait l’honneur de me demander mon goût, j’ai nommé la contredanse la plus aisée que je venais de voir, dont je ne me suis pas mal tirée. Dès le lendemain on m’a donné un maître de danse, et je suis guidée par mon aimable amie, par Manon, ou par mon frère, qui danse on ne peut mieux. Cela me forme la marche, la rend plus agréable, et on m’assure que j’ai meilleure grâce, depuis que j’apprends.

J’ai un peu commencé par moi, dans cette lettre, et j’y reviendrai encore à la fin: mais il faut parler d’Edmond et de sa femme: et c’est avec bien du plaisir; car je vais augmenter les sentiments que tu as pris pour elle, et ceux dont l’affectionnent nos chers père et mère: c’est qu’elle a eu pendant cette noce, une épreuve qui a fait briller ses vertueux sentiments: et, en vérité, la qualité de ma sœur à part, je l’aime à présent pour elle-même autant que Mme Parangon. L’homme que vous savez tous, ne s’est-il pas avisé de chercher à lui parler en tête à tête? Après y avoir bien essayé, il a enfin réussi; il l’a jointe sous un berceau de coudriers, qui est dans son jardin; car la noce de Mlle Tiennette s’est faite chez sa bonne maîtresse: le motif qui avait fait écarter notre sœur, est bien à son avantage; car, en voyant le mariage de deux amants qui ont toujours été fidèles l’un à l’autre, et qui s’épousent sans reproche, ça lui a attendri le cœur, et elle s’est retirée à l’écart pour pleurer, tenant dans sa jolie main le portrait de son mari, qu’elle baisait et rebaisait, quand l’homme que tu sais l’a jointe. Tu t’imagines bien comme il a été reçu! mais il est si effronté!… Elle l’a voulu renvoyer: il n’a pas voulu s’en aller; si bien qu’ils se sont querellés: le meilleur, c’est que mon frère avait suivi sa femme, et qu’il a tout entendu; ils sont revenus ensemble, bien contents l’un de l’autre; et mon frère a tout conté à Mme Parangon, pendant que j’étais avec Manon, qui me faisait mille caresses, avec une émotion que je ne lui avais jamais vue. Mon frère a ramené Mme Parangon auprès de nous, et il est décidé que sa femme passera la plupart du temps avec Mlle Fanchette et moi, chez Mme Canon, qui y a consenti. J’ai su ce qui s’était passé par ma sœur elle-même. Voilà qui va bien jusqu’à présent, et il semble, que pour être heureuse, je n’aurais qu’à rester comme me voilà: mais ce n’est pas assez pour Mme Parangon. Elle veut me traiter comme sa sœur, et que nous allions ensemble à Paris, sous la conduite de Mme Canon; elle m’a dit qu’elle avait pour cela différentes raisons, dont je crois soupçonner une partie. D’abord son mari a encore tâché de me parler, mais d’une drôle de manière! Il s’était caché dans l’escalier de la salle à l’appartement, qui est obscur, et comme je passais, il m’a prise par le milieu du corps, en me disant: «Est-ce vous, Fanchette?» J’ai répondu: «Non, Monsieur, je suis Ursule.» Mais il ne me lâchait toujours pas; et, en vérité, je ne sais ce qu’il me voulait faire: heureusement que Mlle Fanchette était dans le cabinet de sa sœur, et comme je parlais fort haut, elle m’a entendue; elle est venue à moi, et il m’a lâchée.»C’est joli! mon frère! de faire peur aux filles!» lui a-t-elle dit. Il s’est mis à rire. Oh! c’est un homme bien terrible, et je le crains comme le feu! Il a des façons, il vous prend on ne sait comment, et agit comme jamais je n’ai vu personne. Quant à M. Gaudet, dont je t’ai dit un mot dans ma dernière, je ne l’aurai pas pour ce que tu sais; Mme Parangon s’y oppose; elle en a dit son avis à mon frère bien fortement, et plus que je n’aurais compté, car elle est douce; et elle m’a donné un bon vieillard, qui la conduit elle-même. Ce M. Gaudet s’est trouvé ici pendant la noce, et il me voulait parler: mais Mme Canon d’un côté, mon amie de l’autre, et même ma sœur Manon, en ont si bien su empêcher, qu’il n’a pu me joindre.

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