Gérard de Nerval
Promenades Et Souvenirs
Préface
Paru dans l’Illustration, le 30 décembre 1854, puis le 6 janvier et le 3 février 1855, Promenades et Souvenirs constitue le dernier texte publié, au moins partiellement, du vivant de Gérard de Nerval.
Nerval met fin à ses jours, le 26 janvier 1855, à Paris, rue de la Vieille-Lanterne, non loin du Châtelet.
La rue de la Vieille Lanterne aujourd’hui n’existe plus.
Lieu du drame
Aquarelle de J. de Goncourt
Dernière lettre de Gérard de Nerval
[à Mme Alexandre Labrunie, tante de l’écrivain]
Ma bonne et chère tante, dis à ton fils qu’il ne sait pas que tu es la meilleure des mères et des tantes. Quand j’aurai triomphé de tout, tu auras ta place dans mon Olympe, comme j’ai ma place dans ta maison. Ne m’attends pas ce soir, car la nuit sera noire et blanche.
Gérard Labrunie
24 Janvier 1855
I. La butte Montmartre
Il est véritablement difficile de trouver à se loger dans Paris. – Je n’en ai jamais été si convaincu que depuis deux mois. Arrivé d’Allemagne, après un court séjour dans une villa de la banlieue, je me suis cherché un domicile plus assuré que les précédents, dont l’un se trouvait sur la place du Louvre et l’autre dans la rue du Mail. – Je ne remonte qu’à six années. – Évincé du premier avec vingt francs de dédommagement, que j’ai négligé, je ne sais pourquoi, d’aller toucher à la Ville, j’avais trouvé dans le second ce qu’on ne trouve plus guère au centre de Paris: une vue sur deux ou trois arbres occupant un certain espace, qui permet à la fois de respirer et de se délasser l’esprit en regardant autre chose qu’un échiquier de fenêtres noires, où de jolies figures n’apparaissent que par exception. – Je respecte la vie intime de mes voisins, et ne suis pas de ceux qui examinent avec des longues-vues le galbe d’une femme qui se couche, ou surprennent à l’œil nu les silhouettes particulières aux incidents et accidents de la vie conjugale. – J’aime mieux tel horizon «à souhait pour le plaisir des yeux», comme dirait Fénelon, où l’on peut jouir, soit d’un lever, soit d’un coucher de soleil, mais plus particulièrement du lever. Le coucher ne m’embarrasse guère: je suis sûr de le rencontrer partout ailleurs que chez moi. Pour le lever, c’est différent: j’aime à voir le soleil découper des angles sur les murs, à entendre au dehors des gazouillements d’oiseaux, fût-ce de simples moineaux francs… Grétry offrait un louis pour entendre une chanterelle, je donnerais vingt francs pour un merle; les vingt francs que la ville de Paris me doit encore!
J’ai longtemps habité Montmartre; on y jouit d’un air très pur, de perspectives variées, et l’on y découvre des horizons magnifiques, soit «qu’ayant été vertueux, l’on aime à voir lever l’aurore», qui est très belle du côté de Paris, soit qu’avec des goûts moins simples, on préfère ces teintes pourprées du couchant, où les nuages déchiquetés et flottants peignent des tableaux de bataille et de transfiguration au-dessus du grand cimetière, entre l’arc de l’Étoile et les coteaux bleuâtres qui vont d’Argenteuil à Pontoise. – Les maisons nouvelles s’avancent toujours, comme la mer diluvienne qui a baigné les flancs de l’antique montagne, gagnant peu à peu les retraites où s’étaient réfugiés les monstres informes reconnus depuis par Cuvier. – Attaqué d’un côté par la rue de l’Empereur, de l’autre par le quartier de la mairie, qui sape les après montées et abaisse les hauteurs du versant de Paris, le vieux mont de Mars aura bien bientôt le sort de la butte des Moulins, qui, au siècle dernier, ne montrait guère un front moins superbe. – Cependant, il nous reste encore un certain nombre de coteaux ceints d’épaisses haies vertes, que l’épine-vinette décore tour à tour de ses fleurs violettes et de ses baies pourprées.
Il y a là des moulins, des cabarets et des tonnelles, des élysées champêtres et des ruelles silencieuses, bordées de chaumières, de granges et de jardins touffus, des plaines vertes coupées de précipices, où les sources filtrent dans la glaise, détachant peu à peu certains îlots de verdure où s’ébattent des chèvres, qui broutent l’acanthe suspendue aux rochers; des petites filles à l’œil fier, au pied montagnard, les surveillent en jouant entre elles. On rencontre même une vigne, la dernière du cru célèbre de Montmartre, qui luttait, du temps des Romains, avec Argenteuil et Suresnes. Chaque année, cet humble coteau perd une rangée de ses ceps rabougris, qui tombent dans une carrière. – Il y a dix ans, j’aurais pu l’acquérir au prix de trois mille francs… On en demande aujourd’hui trente mille. C’est le plus beau point de vue des environs de Paris.
Château des Brouillards
Ce qui me séduisait dans ce petit espace abrité par les grands arbres du Château des Brouillards, c’était d’abord ce reste de vignoble lié au souvenir de saint Denis, qui, au point de vue des philosophes, était peut-être le second Bacchus, et qui a eu trois corps dont l’un a été enterré à Montmartre, le second à Ratisbonne et le troisième à Corinthe. – C’était ensuite le voisinage de l’abreuvoir, qui, le soir, s’anime du spectacle de chevaux et de chiens que l’on y baigne, et d’une fontaine construite dans le goût antique, où les laveuses causent et chantent comme dans un des premiers chapitres de Werther.
Avec un bas-relief consacré à Diane et peut-être deux figures de naïades sculptées en demi-bosse, on obtiendrait, à l’ombre des vieux tilleuls qui se penchent sur le monument, un admirable lieu de retraite, silencieux ses heures, et qui rappellerait certains points d’étude de la campagne romaine. Au-dessus se dessine et serpente la rue des Brouillards, qui descend vers le chemin des Bœufs, puis le jardin du restaurant Gaucher, avec ses kiosques, ses lanternes et ses statues peintes… La plaine Saint-Denis a des lignes admirables, bornées par les coteaux de Saint-Ouen et de Montmorency, avec des reflets de soleil ou des nuages qui varient à chaque heure du jour. A droite est une rangée de maisons, la plupart fermées pour cause de craquements dans les murs.
C’est ce qui assure la solitude relative de ce site; car les chevaux et les bœufs qui passent, et même les laveuses, ne troublent pas les méditations d’un sage, et même s’y associent. – La vie bourgeoise, ses intérêts et ses relations vulgaires, lui donnent seuls l’idée de s’éloigner le plus possible des grands centres d’activité.
Il y a à gauche de vastes terrains, recouvrant l’emplacement d’une carrière éboulée, que la commune a concédés à des hommes industrieux qui en ont transformé l’aspect. Ils ont planté des arbres, créé des champs où verdissent la pomme de terre et la betterave, où l’asperge montée étalait naguère ses panaches verts décorés de perles rouges.
On descend le chemin et l’on tourne gauche. Là sont encore deux ou trois collines vertes, entaillées par une route qui plus loin comble des ravins profonds, et qui tend à rejoindre un jour la rue de l’Empereur entre les buttes et le cimetière. On rencontre là un hameau qui sent fortement la campagne, et qui a renoncé depuis trois ans aux travaux malsains d’un atelier de poudrette. – Aujourd’hui, l’on y travaille les résidus des fabriques de bougies stéariques. – Que d’artistes repoussés du prix de Rome sont venus sur ce point étudier la campagne romaine et l’aspect des marais Pontins! Il y reste même un marais animé par des canards, des oisons et des poules.
Il n’est pas rare aussi d’y trouver des haillons pittoresques sur les épaules des travailleurs. Les collines, fendues çà et là, accusent le tassement du terrain sur d’anciennes carrières; mais rien n’est plus beau que l’aspect de la grande butte, quand le soleil éclaire ses terrains d’ocre rouge veinés de plâtre et de glaise, ses roches dénudées et quelques bouquets d’arbres encore assez touffus, où serpentent des ravins et des sentiers.
La plupart des terrains et des maisons éparses de cette petite vallée appartiennent à de vieux propriétaires, qui ont calculé sur l’embarras des Parisiens à se créer de nouvelles demeures et sur la tendance qu’ont les maisons du quartier Montmartre à envahir, dans un temps donné, la plaine Saint-Denis. C’est une écluse qui arrête le torrent; quand elle s’ouvrira, le terrain vaudra cher.- Je regrette d’autant plus d’avoir hésité, il y a dix ans, à donner trois mille francs du dernier vignoble de Montmartre.
Il n’y faut plus penser. Je ne serai jamais propriétaire: et pourtant que de fois, au 8 ou au 15 de chaque trimestre (près de Paris, du moins), j’ai chanté le refrain de M. Vautour:
J’aurais fait faire dans cette vigne une construction si légère!… Une petite villa dans le goût de Pompéi avec un impluvium et une cella, quelque chose comme la maison du poète tragique. Le pauvre Laviron, mort depuis sur les murs de Rome, m’en avait dessiné le plan. A dire le vrai pourtant, il n’y a pas de propriétaires aux buttes de Montmartre. On ne peut asseoir légalement une propriété sur des terrains minés par des cavités peuplées dans leurs parois de mammouths et de mastodontes. La commune concède un droit de possession qui s’éteint au bout de cent ans… On est campé comme les Turcs; et les doctrines les plus avancées auraient peine à contester un droit si fugitif où l’hérédité ne peut longuement s’établir.
II. Le château de Saint-Germain
J’ai parcouru les quartiers de Paris qui correspondent à mes relations, et n’ai rien trouvé qu’à des prix impossibles, augmentés par les conditions que formulent les concierges. Ayant rencontré un seul logement au-dessous de trois cents francs, on m’a demandé si j’avais un état pour lequel il fallût du jour. – J’ai répondu, je crois, qu’il m’en fallait pour l’état de ma santé.
– C’est, m’a dit le concierge, que la fenêtre de la chambre s’ouvre sur un corridor qui n’est pas bien clair.
Je n’ai pas voulu en savoir davantage, et j’ai même négligé de visiter une cave à louer, me souvenant d’avoir vu à Londres cette même inscription, suivie de ces mots: «Pour un gentleman seul.»
Je me suis dit:
– Pourquoi ne pas aller demeurer à Versailles ou à Saint-Germain? La banlieue est encore plus chère que Paris; mais, en prenant un abonnement du chemin de fer, on peut sans doute trouver des logements dans la plus déserte ou dans la plus abandonnée de ces deux villes. En réalité, qu’est-ce qu’une demi-heure de chemin de fer, le matin et le soir? On a là les ressources d’une cité, et l’on est presque à la campagne. Vous vous trouvez logé par le fait rue Saint-Lazare, n°130. Le trajet n’offre que de l’agrément, et n’équivaut jamais, comme ennui ou comme fatigue, une course d’omnibus.
Je me suis trouvé très heureux de cette idée, et j’ai choisi Saint-Germain, qui est pour moi une ville de souvenirs. Quel voyage charmant! Asnières, Chatou, Nanterre et le Pecq; la Seine trois fois repliée, des points de vue d’îles vertes, de plaines, de bois, de chalets et de villas; à droite, les coteaux de Colombes, d’Argenteuil et de Carrières; à gauche, le mont Valérien, Bougival, Luciennes et Marly; puis la plus belle perspective du monde: la terrasse et les vieilles galeries du château de Henri IV, couronnées par le profil sévère du château de François Ier.
J’ai toujours aimé ce château bizarre, qui, sur le plan, a la forme d’un D gothique, en l’honneur, dit-on, du nom de la belle Diane. – Je regrette seulement de n’y pas voir ces grands toits écaillés d’ardoises, ces clochetons à jour où se déroulaient des escaliers en spirale, ces hautes fenêtres sculptées s’élançant d’un fouillis de toits anguleux qui caractérisent l’architecture valoise. Des maçons ont défiguré, sous Louis XVIII, la face qui regarde le parterre. Depuis, l’on a transformé ce monument en pénitencier, et l’on a déshonoré l’aspect des fossés et des ponts antiques par une enceinte de murailles couvertes d’affiches. Les hautes fenêtres et les balcons dorés, les terrasses où ont paru tour à tour les beautés blondes de la cour des Valois et de la cour des Stuarts, les galants chevaliers des Médicis et les Écossais fidèles de Marie Stuart et du roi Jacques, n’ont jamais été restaurés; il n’en reste rien que le noble dessin des baies, des tours et des façades, que cet étrange contraste de la brique et de l’ardoise, s’éclairant des feux du soir ou des reflets argentés de la nuit, et cet aspect moitié galant, moitié guerrier, d’un château fort qui, en dedans, contenait un palais splendide dressé sur un montagne, entre une vallée boisée où serpente un fleuve et un parterre qui se dessine sur la lisière d’une vaste forêt.
Je revenais là, comme Ravenswood au château de ses pères; j’avais eu des parents parmi les hôtes de ce château, – il y a vingt ans déjà; – d’autres, habitants de la ville; en tout, quatre tombeaux… Il se mêlait encore à ces impressions de souvenir d’amour et de fêtes remontant à l’époque des Bourbons; – de sorte que je fus tout à tour heureux et triste tout un soir!
Un incident vulgaire vint m’arracher à la poésie de ces rêves de jeunesse. La nuit étant venue, après avoir parcouru les rues et les places, et salué des demeures aimées jadis, donné un dernier coup d’œil aux côtes de l’étang de Mareil et de Chambourcy, je m’étais enfin reposé dans un café qui donne sur la place du Marché. On me servit une chope de bière. Il y avait au fond trois cloportes; – un homme qui a vécu en Orient est incapable de s’affecter d’un pareil détail.
– Garçon! dis-je, il est possible que j’aime les cloportes; mais, une autre fois, si j’en demande, je désirerais qu’on me les servît à part.
Le mot n’était pas neuf, s’étant déjà appliqué à des cheveux servis sur une omelette; mais il pouvait encore être goûté à Saint-Germain. Les habitués, bouchers ou conducteurs de bestiaux, le trouvèrent agréable.
Le garçon me répondit imperturbablement:
– Monsieur, cela ne doit pas vous étonner; on fait en ce moment des réparations au château, et ces insectes se réfugient dans les maisons de la ville. Ils aiment beaucoup la bière et y trouvent leur tombeau.
– Garçon, lui dis-je, vous êtes plus beau que nature; et votre conversation me séduit… Mais est-il vrai que l’on fasse des réparations au château?
– Monsieur vient d’en être convaincu.
– Convaincu, grâce à votre raisonnement; mais êtes-vous sûr du fait en lui-même?
– Les journaux en ont parlé.
Absent de France pendant longtemps, je ne pouvais contester ce témoignage. Le lendemain, je me rendis au château pour voir où en était la restauration. Le sergent-concierge me dit, avec un sourire qui n’appartient qu’à un militaire de ce grade: