Thaïs - France Anatole 7 стр.


– Tu as bien parlé, Théodore, répondit l’évêque.

Et il conduisit la petite troupe dans sa maison qui était toute proche. Elle se composait d’une seule chambre, meublée de deux métiers de tisserand, d’une table grossière et d’un tapis tout usé. Dès qu’ils y furent entrés:

– Nitida, cria le Nubien, apporte la poêle et la jarre d’huile, et faisons un bon repas.

En parlant ainsi, il tira de dessous son manteau de petits poissons qu’il y tenait cachés. Puis, ayant allumé un grand feu, il les fit frire. Et tous, l’évêque, l’enfant, les deux jeunes garçons et les deux esclaves, s’étant assis en cercle sur le tapis, mangèrent les poissons en bénissant le Seigneur. Vivantius parlait du martyre qu’il avait souffert et annonçait le triomphe prochain de Église Son langage était rude, mais plein de jeux de mots et de figures. Il comparait la vie des justes à un tissu de pourpre et, pour expliquer le baptême, il disait:

– L’Esprit Saint flotta sur les eaux, c’est pourquoi les chrétiens reçoivent le baptême de l’eau. Mais les démons habitent aussi les ruisseaux; les fontaines consacrées aux nymphes sont redoutables et l’on voit que certaines eaux apportent diverses maladies de l’âme et du corps.

Parfois il s’exprimait par énigmes et il inspirait ainsi à l’enfant une profonde admiration. À la fin du repas, il offrit un peu de vin à ses hôtes dont les langues se délièrent et qui se mirent à chanter des complaintes et des cantiques. Ahmès et Nitida, s’étant levés, dansèrent une danse nubienne qu’ils avaient apprise enfants, et qui se dansait sans doute dans la tribu depuis les premiers âges du monde. C’était une danse amoureuse; agitant les bras et tout le corps balancé en cadence, ils feignaient tour à tour de se fuir et de se chercher. Ils roulaient de gros yeux et montraient dans un sourire des dents étincelantes.

C’est ainsi que Thaïs reçut le saint baptême.

Elle aimait les amusements et, à mesure qu’elle grandissait, de vagues désirs naissaient en elle. Elle dansait et chantait tout le jour des rondes avec les enfants errants dans les rues, et elle regagnait, à la nuit, la maison de son père, en chantonnant encore:

–  Torti tortu, pourquoi gardes-tu la maison?

– Je dévide la laine et le fil de Milet.

– Torti tortu, comment ton fils a-t-il péri?

– Du haut des chevaux blancs il tomba dans la mer.

Maintenant elle préférait à la compagnie du doux Ahmès celle des garçons et des filles. Elle ne s’apercevait point que son ami était moins souvent auprès d’elle. La persécution s’étant ralentie, les assemblées des chrétiens devenaient plus régulières et le Nubien les fréquentait assidûment. Son zèle s’échauffait; de mystérieuses menaces s’échappaient parfois de ses lèvres. Il disait que les riches ne garderaient point leurs biens. Il allait dans les places publiques où les chrétiens d’une humble condition avaient coutume de se réunir et là, rassemblant les misérables étendus à l’ombre des vieux murs, il leur annonçait l’affranchissement des esclaves et le jour prochain de la justice.

– Dans le royaume de Dieu, disait-il, les esclaves boiront des vins frais et mangeront des fruits délicieux, tandis que les riches, couchés à leurs pieds comme des chiens, dévoreront les miettes de leur table.

Ces propos ne restèrent point secrets; ils furent publiés dans le faubourg et les maîtres craignirent qu’Ahmès n’excitât les esclaves à la révolte. Le cabaretier en ressentit une rancune profonde qu’il dissimula soigneusement.

Un jour, une salière d’argent, réservée à la nappe des dieux, disparut du cabaret. Ahmès fut accusé de l’avoir volée, en haine de son maître et des dieux de l’empire. L’accusation était sans preuves et l’esclave la repoussait de toutes ses forces. Il n’en fut pas moins traîné devant le tribunal et, comme il passait pour un mauvais serviteur, le juge le condamna au dernier supplice.

– Tes mains, lui dit-il, dont tu n’as pas su faire un bon usage, seront clouées au poteau.

Ahmès écouta paisiblement cet arrêt, salua le juge avec beaucoup de respect et fut conduit à la prison publique. Durant les trois jours qu’il y resta, il ne cessa de prêcher Évangile aux prisonniers et l’on a conté depuis que des criminels et le geôlier lui-même, touchés par ses paroles, avaient cru en Jésus crucifié. On le conduisit à ce carrefour qu’une nuit, moins de deux ans auparavant, il avait traversé avec allégresse, portant dans son manteau blanc la petite Thaïs, la fille de son âme, sa fleur bien-aimée. Attaché sur la croix, les mains clouées, il ne poussa pas une plainte; seulement il soupira à plusieurs reprises: «J’ai soif!»

Son supplice dura trois jours et trois nuits. On n’aurait pas cru la chair humaine capable d’endurer une si longue torture. Plusieurs fois on pensa qu’il était mort; les mouches dévoraient la cire de ses paupières; mais tout à coup il rouvrait ses yeux sanglants. Le matin du quatrième jour, il chanta d’une voix plus pure que la voix des enfants:

– Dis-nous, Marie, qu’as-tu vu là d’où tu viens?

Puis il sourit, et dit:

– Les voici, les anges du bon Seigneur! Ils m’apportent du vin et des fruits. Qu’il est frais le battement de leurs ailes.

Et il expira.

Son visage conservait dans la mort l’expression de l’extase bienheureuse. Les soldats qui gardaient le gibet furent saisis d’admiration. Vivantius, accompagné de quelques-uns de ses frères chrétiens, vint réclamer le corps pour l’ensevelir, parmi les reliques des martyrs, dans la crypte de saint Jean le Baptiste. Et Église garda la mémoire vénérée de saint Théodore le Nubien.

Trois ans plus tard, Constantin, vainqueur de Maxence, publia un édit par lequel il assurait la paix aux chrétiens, et désormais les fidèles ne furent plus persécutés que par les hérétiques.

Thaïs achevait sa onzième année, quand son ami mourut dans les tourments. Elle en ressentit une tristesse et une épouvante invincibles. Elle n’avait pas l’âme assez pure pour comprendre que l’esclave Ahmès, par sa vie et sa mort, était un bienheureux. Cette idée germa dans sa petite âme, qu’il n’est possible d’être bon en ce monde qu’au prix des plus affreuses souffrances. Et elle craignit d’être bonne, car sa chair délicate redoutait la douleur.

Elle se donna avant l’âge à des jeunes garçons du port et elle suivit les vieillards qui errent le soir dans les faubourgs; et avec ce qu’elle recevait d’eux elle achetait des gâteaux et des parures.

Comme elle ne rapportait à la maison rien de ce qu’elle avait gagné, sa mère l’accablait de mauvais traitements. Pour éviter les coups, elle courait pieds nus jusqu’aux remparts de la ville et se cachait avec les lézards dans les fentes des pierres. Là, elle songeait, pleine d’envie, aux femmes qu’elle voyait passer, richement parées, dans leur litière entourée d’esclaves.

Un jour que, frappée plus rudement que de coutume, elle se tenait accroupie devant la porte, dans une immobilité farouche, une vieille femme s’arrêta devant elle, la considéra quelques instants en silence, puis s’écria:

– Ô la jolie fleur, la belle enfant! Heureux le père qui t’engendra et la mère qui te mit au monde!

Thaïs restait muette et tenait ses regards fixés vers la terre. Ses paupières étaient rouges et l’on voyait qu’elle avait pleuré.

– Ma violette blanche, reprit la vieille, ta mère n’est-elle pas heureuse d’avoir nourri une petite déesse telle que toi, et ton père, en te voyant, ne se réjouit-il pas dans le fond de son cœur?

Alors l’enfant, comme se parlant à elle-même:

– Mon père est une outre gonflée de vin et ma mère une sangsue avide.

La vieille regarda à droite et à gauche si on ne la voyait pas. Puis d’une voix caressante:

– Douce hyacinthe fleurie, belle buveuse de lumière, viens avec moi et tu n’auras, pour vivre, qu’à danser et à sourire. Je te nourrirai de gâteaux de miel, et mon fils, mon propre fils t’aimera comme ses yeux. Il est beau, mon fils, il est jeune; il n’a au menton qu’une barbe légère; sa peau est douce, et c’est, comme on dit, un petit cochon d’Acharné.

Thaïs répondit:

– Je veux bien aller avec toi.

Et, s’étant levée, elle suivit la vieille hors de la ville.

Cette femme, nommée Moeroé, conduisait de pays en pays des filles et des jeunes garçons qu’elle instruisait dans la danse et qu’elle louait ensuite aux riches pour paraître dans les festins.

Devinant que Thaïs deviendrait bientôt la plus belle des femmes, elle lui apprit, à coups de fouet, la musique et la prosodie, et elle flagellait avec des lanières de cuir ces jambes divines, quand elles ne se levaient pas en mesure au son de la cithare. Son fils, avorton décrépit, sans âge et sans sexe, accablait de mauvais traitements cette enfant en qui il poursuivait de sa haine la race entière des femmes. Rival des ballerines, dont il affectait la grâce, il enseignait à Thaïs l’art de feindre, dans les pantomimes, par l’expression du visage, le geste et l’attitude, tous les sentiments humains et surtout les passions de l’amour. Il lui donnait avec dégoût les conseils d’un maître habile; mais, jaloux de son élève, il lui griffait les joues, lui pinçait le bras ou la venait piquer par derrière avec un poinçon, à la manière des filles méchantes, dès qu’il s’apercevait trop vivement qu’elle était née pour la volupté des hommes. Grâce à ses leçons, elle devint en peu de temps musicienne, mime et danseuse excellente. La méchanceté de ses maîtres ne la surprenait point et il lui semblait naturel d’être indignement traitée. Elle éprouvait même quelque respect pour cette vieille femme qui savait la musique et buvait du vin grec. Moeroé, s’étant arrêtée à Antioche, loua son élève comme danseuse et comme joueuse de flûte aux riches négociants de la ville qui donnaient des festins. Thaïs dansa et plut. Les plus gros banquiers l’emmenaient, au sortir de table, dans les bosquets de l’Oronte. Elle se donnait à tous, ne sachant pas le prix de l’amour. Mais une nuit qu’elle avait dansé devant les jeunes hommes les plus élégants de la ville, le fils du proconsul s’approcha d’elle, tout brillant de jeunesse et de volupté, et lui dit d’une voix qui semblait mouillée de baisers:

– Que ne suis-je, Thaïs, la couronne qui ceint ta chevelure, la tunique qui presse ton corps charmant, la sandale de ton beau pied! Mais je veux que tu me foules à tes pieds comme une sandale; je veux que mes caresses soient ta tunique et ta couronne. Viens, belle enfant, viens dans ma maison et oublions l’univers.

Elle le regarda tandis qu’il parlait et elle vit qu’il était beau. Soudain elle sentit la sueur qui lui glaçait le front; elle devint verte comme l’herbe; elle chancela; un nuage descendit sur ses paupières. Il la priait encore. Mais elle refusa de le suivre. En vain, il lui jeta des regards ardents, des paroles enflammées, et quand il la prit dans ses bras en s’efforçant de l’entraîner, elle le repoussa avec rudesse. Alors il se fit suppliant et lui montra ses larmes. Sous l’empire d’une force nouvelle, inconnue, invincible, elle résista.

– Quelle folie! disaient les convives. Lollius est noble; il est beau, il est riche, et voici qu’une joueuse de flûte le dédaigne!

Lollius rentra seul dans sa maison et la nuit l’embrasa tout entier d’amour. Il vint dès le matin, pâle et les yeux rouges, suspendre des fleurs à la porte de la joueuse de flûte. Cependant Thaïs, saisie de trouble et d’effroi, fuyait Lollius et le voyait sans cesse au dedans d’elle-même. Elle souffrait et ne connaissait pas son mal. Elle se demandait pourquoi elle était ainsi changée et d’où lui venait sa mélancolie. Elle repoussait tous ses amants: ils lui faisaient horreur. Elle ne voulait plus voir la lumière et restait tout le jour couchée sur son lit, sanglotant la tête dans les coussins. Lollius, ayant su forcer la porte de Thaïs, vint plusieurs fois supplier et maudire cette méchante enfant. Elle restait devant lui craintive comme une vierge et répétait:

– Je ne veux pas! Je ne veux pas!

Puis, au bout de quinze jours, s’étant donnée à lui, elle connut qu’elle l’aimait; elle le suivit dans sa maison et ne le quitta plus. Ce fut une vie délicieuse. Ils passaient tout le jour enfermés, les yeux dans les yeux, se disant l’un à l’autre des paroles qu’on ne dit qu’aux enfants. Le soir, ils se promenaient sur les bords solitaires de l’Oronte et se perdaient dans les bois de lauriers. Parfois ils se levaient dès l’aube pour aller cueillir des jacinthes sur les pentes du Silpicus. Ils buvaient dans la même coupe, et, quand elle portait un grain de raisin à sa bouche, il le lui prenait entre les lèvres avec ses dents.

Moeroé vint chez Lollius réclamer Thaïs à grands cris:

– C’est ma fille, disait-elle, ma fille qu’on m’arrache, ma fleur parfumée, mes petites entrailles!…

Lollius la renvoya avec une grosse somme d’argent. Mais, comme elle revint demandait encore quelques staters d’or, le jeune homme la fit mettre en prison, et les magistrats, ayant découvert plusieurs crimes dont elle s’était rendue coupable, elle fut condamnée à mort et livrée aux bêtes.

Thaïs aimait Lollius avec toutes les fureurs de l’imagination et toutes les surprises de l’innocence. Elle lui disait dans toute la vérité de son cœur:

– Je n’ai jamais été qu’à toi.

Lollius lui répondait:

– Tu ne ressembles à aucune autre femme.

Le charme dura six mois et se rompit en un jour. Soudainement Thaïs se sentit vide et seule. Elle ne reconnaissait plus Lollius; elle songeait:

– Qui me l’a ainsi changé en un instant? Comment se fait-il qu’il ressemble désormais à tous les autres hommes et qu’il ne ressemble plus à lui-même?

Elle le quitta, non sans un secret désir de chercher Lollius en un autre, puisqu’elle ne le retrouvait plus en lui. Elle songeait aussi que vivre avec un homme qu’elle n’aurait jamais aimé serait moins triste que de vivre avec un homme qu’elle n’aimait plus. Elle se montra, en compagnie des riches voluptueux, à ces fêtes sacrées où l’on voyait des chœurs de vierges nues dansant dans les temples et des troupes de courtisanes traversant l’Oronte à la nage. Elle prit sa part de tous les plaisirs qu’étalait la ville élégante et monstrueuse, surtout elle fréquenta assidûment les théâtres, dans lesquels des mimes habiles, venus de tous les pays, paraissaient aux applaudissements d’une foule avide de spectacles.

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