Turandot et Marceline ou plutôt Marceline et Turandot discutent des mérites ou démérites des machines à laver. Gabriel embrasse Marceline sur le front.
– Adieu, lui dit-il avec gravité, je m'en vais faire mon devoir.
Il serre vigoureusement la main de Turandot; l'émotion qui l'étreint ne lui permet pas de prononcer d'autre mot historique que «je m'en vais faire mon devoir», mais son regard se voile de la mélancolie propre aux individus que guette un grand destin.
Les autres se recueillent.
Il sort. Il est sorti.
Dehors il flaire le vent. Il ne sent que les odeurs habituelles et tout particulièrement celles qui de La Cave émanent. Il ne sait s'il doit aller au nord ou au midi car la rue est ainsi orientée. Mais un appel transvecte ses hésitations. C'est Gridoux le cordonnier qui lui fait signe de son échoppe. Gabriel s'approche.
– Vous cherchez la petite fille, je parie.
Oui, grogne Gabriel sans enthousiasme.
– Je sais où elle est allée.
– Vous savez toujours tout, dit Gabriel avec une certaine mauvaise humeur.
Çui-là, qu'il se dit à lui-même avec sa petite voix intérieure, à chaque fois que je cause avec lui, il m'egzagère mon infériorité de complexe.
– Ça vous intéresse pas? demande Gridoux.
– C'est bien obligé que ça m'intéresse.
– Alors jraconte?
– C'est marant les cordonniers, répond Gabriel, ils arrêtent jamais de travailler, on dirait qu'ils aiment ça, et pour montrer qu'ils arrêtent jamais ils se mettent dans une vitrine pour qu'on les admire. Comme les remmailleuses de bas.
– Et vous, réplique Gridoux, dans quoi est-ce que vous vous mettez pour qu'on vous admire?
Gabriel se gratte la tête.
– Dans rien, dit-il mollement, moi chsuis un artiste. Je fais rien de mal. Et puis c'est pas le moment de me causer comme ça, ça urge l'histoire de la gosse.
– J'en cause parce que ça me fait plaisir, répond Gridoux avec calme.
Il lève le nez de sur son travail.
– Alors, qu'il demande, sacré bavard de mes deux, vous voulez savoir quèque chose ou rien?
– Puisque je vous dis que ça urge.
Gridoux sourit.
– Turandot vous a raconté le début?
– Il a raconté ce qu'il a voulu.
– En tout cas ce qui vous intéresse, c'est ce qui s'est passé ensuite.
– Oui, dit Gabriel, qu'est-ce quis'est passé ensuite?
– Ensuite? Le début vous suffît pas? C'est une fugue qu'elle est en train de faire cette gosse. Une fugue!
– C'est gai, murmura Gabriel.
– Vous n'avez qu'à prévenir la police.
– Ça me dit rien, dit Gabriel d'une voix très affaiblie.
– Elle rentrera pas toute seule.
– On sait jamais.
Gridoux haussa les épaules.
– Après tout, ce que j'en dis, moi j'm'en fous.
– Et moi donc, dit Gabriel, au fond.
– Vous avez un fond, vous?
Gabriel à son tour haussa les épaules. Si çui-là se mettait encore en plus à être insolent. Sans mot dire, il retourna chez lui se recoucher.
IV
Comme concitoyens et commères continuaient à discuter le coup, Zazie s'éclipsa. Elle prit la première rue à droite, puis la celle à gauche, et ainsi de suite jusqu'à ce qu'elle arrive à l'une des portes de la ville. De superbes gratte-ciel de quatre ou cinq étages bordaient une somptueuse avenue sur le trottoir de laquelle se bousculaient de pouilleux éventaires. Une foule épaisse et mauve dégoulinait d'un peu partout. Une marchande de ballons Lamoricière, une musique de manège ajoutaient leur note pudique à la virulence de la démonstration. Émerveillée, Zazie mit quelque temps à s'apercevoir que, non loin d'elle, une œuvre de ferronnerie baroque plantée sur le trottoir se complétait de l'inscription métro. Oubliant aussitôt le spectacle de la rue, Zazie s'approcha de la bouche, la sienne sèche d'émotion. Contournant à petits pas une balustrade protectrice, elle découvrit enfin l’entrée. Mais la grille était tirée. Une ardoise pendante portait à la craie une inscription que Zazie déchiffra sans peine. La grève continuait. Une odeur de poussière ferrugineuse et déshydratée montait doucement de l'abîme interdit. Navrée, Zazie se mit à pleurer.
Elle y prit un si vif plaisir qu'elle alla s'asseoir sur un banc pour y larmoyer avec plus de confort. Au bout de peu de temps d'ailleurs, elle fut distraite de sa douleur par la perception d'une présence voisine. Elle attendit avec curiosité ce qui allait se produire. Il se produisit des mots, émis par une voix masculine prenant son fausset, ces mots formant la phrase interrogative que voici:
– Alors, mon enfant, on a un gros chagrin?
Devant la stupide hypocrisie de cette question, Zazie doubla le volume de ses larmes. Tant de sanglots semblaient se presser dans sa poitrine qu'elle paraissait ne pas avoir le temps de les étrangler tous.
– C'est si grave que ça? demanda-t-on.
– Oh voui, msieu.
Décidément, il était temps de voir la gueule qu'avait le satyre. Passant sur son visage une main qui transforma les torrents de pleurs en rus bourbeux, Zazie se tourna vers le type. Elle n'en put croire ses yeux. Il était affublé de grosses bacchantes noires, d'un melon, d'un pébroque et de larges tatanes. C'est pas possib, se disait Zazie avec sa petite voix intérieure, c'est pas possib, c'est un acteur en vadrouille, un de l'ancien temps. Elle en oubliait de rire.
Lui, fit une sorte de grimace aimable et tendit à l'enfant un mouchoir d'une étonnante propreté. Zazie, s'en étant emparée, y déposa un peu de la crasse humide qui stagnait sur ses joues et compléta cette offrande par une morve copieuse.
– Allons, voyons, disait le type d'un ton encourageant, qu'est-ce qu'il y a? Tes parents te battent? Tu as perdu quelque chose et tu as peur qu'ils te grondent?
Il en faisait des hypothèses. Zazie lui rendit son mouchoir très humidifié. L'autre ne manifesta nul dégoût en remettant cette ordure dans sa fouillouse. Il continuait:
– Il faut tout me dire. N'aie pas peur. Tu peux avoir confiance en moi.
– Pourquoi? demanda Zazîe bredouillante et sournoise.
– Pourquoi? répéta le type déconcerté.
Il se mit à racler l'asphalte avec son pébroque.
– Oui, dit Zazie, pourquoi que j'aurais confiance en vous?
– Mais, répondît le type en cessant de gratter le sol, parce que j'aime les enfants. Les petites fiîles. Et les petits garçons.
– Vous êtes un vieux salaud, oui.
– Absolument pas, déclara le type avec une véhémence qui étonna Zazie.
Profitant de cet avantage, le meussieu lui offrit un cacocalo, là, au premier bistro venu, en sous-entendant: en plein jour, devant tout le monde, une proposition bien honnête, quoi.
Ne voulant pas montrer son enthousiasme à l'idée de se taper un cacocalo, Zazie se mit à considérer gravement la foule qui, de l'autre côté de la chaussée, se canalisait entre deux rangées d'éventaires.
– Qu'est-ce qu'ils foutent tous ces gens? demanda-t-elle.
– Ils vont à la foire aux puces, dit le type, ou plutôt c'est la foire aux puces qui va-t-à-z-eux, car elle commence là.
– Ah, la foire aux puces, dit Zazie de l'air de quelqu'un qui veut pas se laisser épater, c'est là où on trouve des ranbrans pour pas cher, ensuite on les revend à un Amerlo et on n'a pas perdu sa journée.
– Y a pas que des ranbrans, dit le type, y a aussi des semelles hygiéniques, de la lavande, des clous et même des vestes qui n'ont pas été portées.
– Y a aussi des surplus américains?
– Bien sûr. Et aussi des marchands de frites. Des bonnes. Faites dans la matinée.
– C'est chouette, les surplus américains.
– Si on veut, y a même des moules. Des bonnes. Qu'empoisonnent pas.
– Izont des bloudjinnzes, leurs surplus américains?
– Ça fait pas un pli qu'ils en ont. Et des boussoles qui fonctionnent dans l'oscurité.
– Je m'en fous des boussoles, dit Zazie. Mais les bloudjinnzes (silence).
– On peut aller voir, dit le type.
– Et puis après? dit Zazie. J'ai pas un rond pour me les offrir. A moins d'en faucher une paire.
– Allons voir tout de même, dit le type.
Zazie avait fini son cacocalo. Elle regarda le type et lui dit:
– Je vous vois venir avec vos pataugas.
Elle ajouta:
– On y va?
Le type paie et ils s'immergent dans la foule. Zazie se faufile, négligeant les graveurs de plaques de vélo, les souffleurs de verre, les démonstrateurs de nœuds de cravate, les Arabes qui proposent des montres, les manouches qui proposent n'importe quoi. Le type est sur ses talons, il est aussi subtil que Zazie. Pour le moment, elle a pas envie de le semer, mais elle se prévient que ce sera pas commode. Y a pas de doute, c'est un spécialiste.
Elle s'arrêta pile devant un achalandage de surplus. Du coup, a boujplu. A boujpludutou. Le type freine sec, juste derrière elle. Le commerçant engage la conversation.
– C'est la boussole qui vous fait envie? qu'il demande avec un aplomb. La torche électrique? Le canot pneumatique?
Zazie tremble de désir et d'anxiété, car elle n'est pas du tout sûre que le type ait vraiment des intentions malhonnêtes. Elle ose pas énoncer le mot disyllabique et anglo-saxon qui voudrait dire ce qu'elle veut dire. C'est le type qui le prononce.
– Vous auriez pas des bloudjînnzes pour la petite? qu'il demande au revendeur. C'est bien ça ce qui te plairait?
– Oh voui, vuvurre Zazie.
– Si j'en ai, des bloudjînnzes, dit le pucier, je veux que j'en ai. J'en ai même des qui sont positivement inusables.
– Ouais, dit le type, mais vous imaginez bien qu'elle va continuer à grandir. L'année prochaine elle pourra plus les mettre ces trucs, alors qu'est-ce qu'on en fera à ce moment-là?
– Ce sera pour le ptit frère ou la ptite sœur.
– Elle en a pas.
– D'ici un an, ça peut venir (rire).
– Plaisantez pas avec ça, dit le type d'un air lugubre, sa pauvre mère est morte.
– Oh! escuses.
Zazie regarde un instant le satyre avec curiosité, avec intérêt même, mais c'est des à-côtés à approfondir plus tard. Intérieurement, elle trépigne, elle y tient plus, elle demande:
– Vous auriez ma taille?
– Bien sûr, mademoiselle, répond le forain talon-rouge.
– Et ça coûte combien?
C'est encore Zazie qui a posé cette question-là. Automatiquement. Parce qu'elle est économe mais pas avare. L'autre le dit combien ça coûte. Le type hoche la tête. Il a pas l'air de trouver ça tellement cher. C'est du moins ce que conclut Zazie de son comportement.
– Je pourrais essayer? qu'elle demande.
Le bazardeur est soufflé: elle se croit chez Fior, cette petite connasse. Il fait un joli sourire à pleines dents pour dire:
– Pas la peine. Regardez-moi çui-la.
Il déploie le vêtement et le suspend devant elle. Zazie fait la moue. Elle aurait voulu essayer.
– Isra pas trop grand? qu'elle demande encore.
– Regardez! Il vous ira pas plus bas que le mollet et regardez-moi ça encore s'il est pas étroit, tout juste si vous pourrez entrer dedans, mademoiselle, quoique vous soyez bien mince, c'est pas pour dire.
Zazie en a la gorge sèche. Des bloudjinnzes. Comme ça. Pour sa première sortie parisienne. Ça serait rien chouette.
Le type tout d'un coup prend un air rêveur. On dirait que maintenant il pense plus à ce qui se passe autour de lui.
Le marchand remet ça.
– Vous le regretterez pas, allez, qu'il insiste, c'est inusable, positivement inusable.
– Je vous ai déjà dit que je m'en foutais que ce soit inusable, répond distraitement le type.
– C'est pourtant pas rien l'inusabilité, qu'il insisté le commerçant.
– Mais, dit soudain le type, au fait, à propos, il me semble, si je comprends bien, ça vient des surplus américains, ces bloudjinnzes?
– Natürlich, qu'il répond le forain.
– Alors, vous pourrez peut-être m'espliquer ça: y avait des mouflettes dans leur armée, aux Amerlos?
– Y avait de tout, répond le forain pas déconcerté. Le type sembla pas convaincu.
– Bin quoi, dit le revendeur qui n'a pas envie de louper une vente à cause de l'histoire universelle, faut de tout pour faire une guerre.
– Et ça? demande le type, ça vaut combien?
Ce sont des lunettes antisolaires. Il se les chausse.
– C'est en prime pour tout acheteur de bloudjinnzes, dit le colporteur qui voit l'affaire dans le sac.
Zazie en est pas si sûre. Alors quoi, i va pas se décider? Qu'est-ce qu'il attend? Qu'est-ce qu'i croit? Qu'est-ce qu'il veut? C'est sûrement un sale type, pas un dégoûtant sans défense, mais un vrai sale type. Faut sméfier, faut sméfler, faut sméfier. Mais quoi, les bloudjinnzes…
Enfin, ça y est. Il les paie. La marchandise est emballée et le type met le paquet sous le bras, sous son bras à lui. Zazie, dans son dedans, commence à râler ferme. C'est donc pas encore fini?
– Et maintenant, dit le type, on va casser une petite graine.
Il marche devant, sûr de lui. Zazie suit, louchant sur le paquet. Il l'entraîne comme ça jusqu'à un café-restaurant. Ils s'assoient. Le paquet se place sur une chaise, hors de la portée de Zazie.
– Qu'est-ce que tu veux? demande le type. Des moules ou des frites?
– Les deux, répond Zazie qui se sent devenir folle de rage.
– Apportez toujours des moules pour la petite, dit le type tranquillement à la serveuse. Pour moi, ce sera un muscadet avec deux morceaux de sucre.
En attendant la bouffe, on ne dit rien. Le type fume paisiblement. Les moules servies, Zazie se jette dessus, plonge dans la sauce, patauge dans le jus, s'en barbouille. Les lamellibranches qui ont résisté à la cuisson sont forcés dans leur coquille avec une férocité mérovingienne. Tout juste si la gamine ne croquerait pas dedans. Quand elle a tout liquidé, eh bien, elle ne dit pas non pour ce qui est des frites. Bon, qu'il fait, le type. Lui, il déguste sa mixture à petites lampées, comme si c'était de la chartreuse chaude. On apporte les frites. Elles sont exceptionnellement bouillantes. Zazie, vorace, se brûle les doigts, mais non la gueule.
Quand tout est terminé, elle descend son demi-panaché d'un seul élan, expulse trois petits rots et se laisse aller sur sa chaise, épuisée. Son visage sur lequel passèrent des ombres quasiment anthropophagiques s'éclaircit. Elle songe avec satisfaction que c'est toujours ça de pris. Puis elle se demande s'il ne serait pas temps de dire quelque chose d'aimable au type, mais quoi? Un gros effort lui fait trouver ça:
– Vous en mettez du temps pour écluser votre godet. Papa, lui, il en avalait dix comme ça en autant de temps.
– Il boit beaucoup ton papa?
– I buvait, qu'il faut dire. Il est mort.
– Tu as été bien triste quand il est mort?
– Pensez-vous (geste). J'ai pas eu le temps avec tout ce qui se passait (silence).
– Et qu'est-ce qui se passait?
– Je boirais bien un autre demi, mais pas panaché, un vrai demi de vraie bière.
Le type commande pour elle et demande une petite cuiller. Il veut récupérer ce qui reste de sucre dans le fond du glasse. Pendant qu'il se livre à cette opération, Zazie liche la mousse de son demi, puis elle répond:
– Vous lisez les journaux?
– Des fois.
– Vous vous souvenez de la couturière de Saint-Montron qu'a fendu le crâne de son mari d'un coup de hache? Eh bien, c'était maman. Et le mari, naturellement, c'était papa.
– Ah! dit le type.
– Vous vous en souvenez pas?
Il n'en a pas l'air très sûr. Zazie est indignée.
– Merde, pourtant, ça a fait assez de foin. Maman avait un avocat venu de Paris esprès, un célèbre, un qui cause pas comme vous et moi, un con, quoi. N'empêche qu'il l'a fait acquitter, comme ça (geste), les doigts dans le nez. Même que les gens izz applaudissaient maman, tout juste s'ils l'ont pas portée en triomphe. On a fait une fameuse foire ce jour-là. Y avait qu'une chose qui chagrinait maman, c'est que le Parisien, l'avocat, il se faisait pas payer avec des rondelles de saucisson. Il a été gourmand, la vache. Heureusement que Georges était là pour un coup.