Nous avons dompté l’hydre, et elle s’appelle le steamer; nous avons dompté le dragon, et il s’appelle la locomotive; nous sommes sur le point de dompter le griffon, nous le tenons déjà, et il s’appelle le ballon. Le jour où cette œuvre prométhéenne sera terminée et où l’homme aura définitivement attelé à sa volonté la triple Chimère antique, l’hydre, le dragon et le griffon, il sera maître de l’eau, du feu et de l’air, et il sera pour le reste de la création animée ce que les anciens dieux étaient jadis pour lui. Courage, et en avant! Citoyens, où allons-nous? À la science faite gouvernement, à la force des choses devenue seule force publique, à la loi naturelle ayant sa sanction et sa pénalité en elle-même et se promulguant par l’évidence, à un lever de vérité correspondant au lever du jour. Nous allons à l’union des peuples; nous allons à l’unité de l’homme. Plus de fictions; plus de parasites. Le réel gouverné par le vrai, voilà le but. La civilisation tiendra ses assises au sommet de l’Europe, et plus tard au centre des continents, dans un grand parlement de l’intelligence. Quelque chose de pareil s’est vu déjà. Les amphictyons [14] avaient deux séances par an, l’une à Delphes, lieu des dieux, l’autre aux Thermopyles, lieu des héros. L’Europe aura ses amphictyons; le globe aura ses amphictyons. La France porte cet avenir sublime dans ses flancs. C’est là la gestation du dix-neuvième siècle. Ce qu’avait ébauché la Grèce est digne d’être achevé par la France. Écoute-moi, toi Feuilly, vaillant ouvrier, homme du peuple, hommes des peuples. Je te vénère. Oui, tu vois nettement les temps futurs, oui, tu as raison. Tu n’avais ni père ni mère, Feuilly; tu as adopté pour mère l’humanité et pour père le droit. Tu vas mourir ici, c’est-à-dire triompher. Citoyens, quoi qu’il arrive aujourd’hui, par notre défaite aussi bien que par notre victoire, c’est une révolution que nous allons faire. De même que les incendies éclairent toute la ville, les révolutions éclairent tout le genre humain. Et quelle révolution ferons-nous? Je viens de le dire, la révolution du Vrai. Au point de vue politique, il n’y a qu’un seul principe – la souveraineté de l’homme sur lui-même. Cette souveraineté de moi sur moi s’appelle Liberté. Là où deux ou plusieurs de ces souverainetés s’associent commence l’État. Mais dans cette association il n’y a nulle abdication. Chaque souveraineté concède une certaine quantité d’elle-même pour former le droit commun. Cette quantité est la même pour tous. Cette identité de concession que chacun fait à tous s’appelle Égalité. Le droit commun n’est pas autre chose que la protection de tous rayonnant sur le droit de chacun. Cette protection de tous sur chacun s’appelle Fraternité. Le point d’intersection de toutes ces souverainetés qui s’agrègent s’appelle Société. Cette intersection étant une jonction, ce point est un nœud. De là ce qu’on appelle le lien social. Quelques-uns disent contrat social, ce qui est la même chose, le mot contrat étant étymologiquement formé avec l’idée de lien. Entendons-nous sur l’égalité; car, si la liberté est le sommet, l’égalité est la base. L’égalité, citoyens, ce n’est pas toute la végétation à niveau, une société de grands brins d’herbe et de petits chênes; un voisinage de jalousies s’entre-châtrant; c’est, civilement, toutes les aptitudes ayant la même ouverture; politiquement, tous les votes ayant le même poids; religieusement, toutes les consciences ayant le même droit. L’Égalité a un organe: l’instruction gratuite et obligatoire. Le droit à l’alphabet, c’est par là qu’il faut commencer. L’école primaire imposée à tous, l’école secondaire offerte à tous, c’est là la loi. De l’école identique sort la société égale. Oui, enseignement! Lumière! lumière! tout vient de la lumière et tout y retourne. Citoyens, le dix-neuvième siècle est grand, mais le vingtième siècle sera heureux. Alors plus rien de semblable à la vieille histoire; on n’aura plus à craindre, comme aujourd’hui, une conquête, une invasion, une usurpation, une rivalité de nations à main armée, une interruption de civilisation dépendant d’un mariage de rois, une naissance dans les tyrannies héréditaires, un partage de peuples par congrès, un démembrement par écroulement de dynastie, un combat de deux religions se rencontrant de front, comme deux boucs de l’ombre, sur le pont de l’infini; on n’aura plus à craindre la famine, l’exploitation, la prostitution par détresse, la misère par chômage, et l’échafaud, et le glaive, et les batailles, et tous les brigandages du hasard dans la forêt des événements. On pourrait presque dire: il n’y aura plus d’événements. On sera heureux. Le genre humain accomplira sa loi comme le globe terrestre accomplit la sienne; l’harmonie se rétablira entre l’âme et l’astre. L’âme gravitera autour de la vérité comme l’astre autour de la lumière. Amis, l’heure où nous sommes et où je vous parle est une heure sombre; mais ce sont là les achats terribles de l’avenir. Une révolution est un péage. Oh! le genre humain sera délivré, relevé et consolé! Nous le lui affirmons sur cette barricade. D’où poussera-t-on le cri d’amour, si ce n’est du haut du sacrifice? Ô mes frères, c’est ici le lieu de jonction de ceux qui pensent et de ceux qui souffrent; cette barricade n’est faite ni de pavés, ni de poutres, ni de ferrailles; elle est faite de deux monceaux, un monceau d’idées et un monceau de douleurs. La misère y rencontre l’idéal. Le jour y embrasse la nuit et lui dit: Je vais mourir avec toi et tu vas renaître avec moi. De l’étreinte de toutes les désolations jaillit la foi. Les souffrances apportent ici leur agonie, et les idées leur immortalité. Cette agonie et cette immortalité vont se mêler et composer notre mort. Frères, qui meurt ici meurt dans le rayonnement de l’avenir, et nous entrons dans une tombe toute pénétrée d’aurore.
Enjolras s’interrompit plutôt qu’il ne se tut; ses lèvres remuaient silencieusement comme s’il continuait de se parler à lui-même, ce qui fit qu’attentifs, et pour tâcher de l’entendre encore, ils le regardèrent. Il n’y eut pas d’applaudissements; mais on chuchota longtemps. La parole étant souffle, les frémissements d’intelligences ressemblent à des frémissements de feuilles.
Chapitre VI Marius hagard, Javert laconique
Disons ce qui se passait dans la pensée de Marius.
Qu’on se souvienne de sa situation d’âme. Nous venons de le rappeler, tout n’était plus pour lui que vision. Son appréciation était trouble. Marius, insistons-y, était sous l’ombre des grandes ailes ténébreuses ouvertes sur les agonisants. Il se sentait entré dans le tombeau, il lui semblait qu’il était déjà de l’autre côté de la muraille, et il ne voyait plus les faces des vivants qu’avec les yeux d’un mort.
Comment M. Fauchelevent était-il là? Pourquoi y était-il? Qu’y venait-il faire? Marius ne s’adressa point toutes ces questions. D’ailleurs, notre désespoir ayant cela de particulier qu’il enveloppe autrui comme nous-mêmes, il lui semblait logique que tout le monde vînt mourir.
Seulement il songea à Cosette avec un serrement de cœur.
Du reste M. Fauchevelent ne lui parla pas, ne le regarda pas, et n’eut pas même l’air d’entendre lorsque Marius éleva la voix pour dire: Je le connais.
Quant à Marius, cette attitude de M. Fauchelevent le soulageait, et si l’on pouvait employer un tel mot pour de telles impressions, nous dirions, lui plaisait. Il s’était toujours senti une impossibilité absolue d’adresser la parole à cet homme énigmatique qui était à la fois pour lui équivoque et imposant. Il y avait en outre très longtemps qu’il ne l’avait vu; ce qui, pour la nature timide et réservée de Marius, augmentait encore l’impossibilité.
Les cinq hommes désignés sortirent de la barricade par la ruelle Mondétour; ils ressemblaient parfaitement à des gardes nationaux. Un d’eux s’en alla en pleurant. Avant de partir, ils embrassèrent ceux qui restaient.
Quand les cinq hommes renvoyés à la vie furent partis, Enjolras pensa au condamné à mort. Il entra dans la salle basse. Javert, lié au pilier, songeait.
– Te faut-il quelque chose? lui demanda Enjolras.
Javert répondit:
– Quand me tuerez-vous?
– Attends. Nous avons besoin de toutes nos cartouches en ce moment.
– Alors, donnez-moi à boire, dit Javert.
Enjolras lui présenta lui-même un verre d’eau, et, comme Javert était garrotté, il l’aida à boire.
– Est-ce là tout? reprit Enjolras.
– Je suis mal à ce poteau, répondit Javert. Vous n’êtes pas tendres de m’avoir laissé passer la nuit là. Liez-moi comme il vous plaira, mais vous pouvez bien me coucher sur une table comme l’autre.
Et d’un mouvement de tête il désignait le cadavre de M. Mabeuf.
Il y avait, on s’en souvient, au fond de la salle une grande et longue table sur laquelle on avait fondu des balles et fait des cartouches. Toutes les cartouches étant faites et toute la poudre étant employée, cette table était libre.
Sur l’ordre d’Enjolras, quatre insurgés délièrent Javert du poteau. Tandis qu’on le déliait, un cinquième lui tenait une bayonnette appuyée sur la poitrine. On lui laissa les mains attachées derrière le dos, on lui mit aux pieds une corde à fouet mince et solide qui lui permettait de faire des pas de quinze pouces comme à ceux qui vont monter à l’échafaud, et on le fit marcher jusqu’à la table au fond de la salle où on l’étendit, étroitement lié par le milieu du corps.
Pour plus de sûreté, au moyen d’une corde fixée au cou, on ajouta au système de ligatures qui lui rendaient toute évasion impossible cette espèce de lien, appelé dans les prisons martingale, qui part de la nuque, se bifurque sur l’estomac, et vient rejoindre les mains après avoir passé entre les jambes.
Pendant qu’on garrottait Javert, un homme, sur le seuil de la porte, le considérait avec une attention singulière. L’ombre que faisait cet homme fit tourner la tête à Javert. Il leva les yeux et reconnut Jean Valjean. Il ne tressaillit même pas, abaissa fièrement la paupière, et se borna à dire: C’est tout simple.
Chapitre VII La situation s’aggrave
Le jour croissait rapidement. Mais pas une fenêtre ne s’ouvrait, pas une porte ne s’entre-bâillait; c’était l’aurore, non le réveil. L’extrémité de la rue de la Chanvrerie opposée à la barricade avait été évacuée par les troupes, comme nous l’avons dit; elle semblait libre et s’ouvrait aux passants avec une tranquillité sinistre. La rue Saint-Denis était muette comme l’avenue des Sphinx à Thèbes. Pas un être vivant dans les carrefours que blanchissait un reflet de soleil. Rien n’est lugubre comme cette clarté des rues désertes.
On ne voyait rien, mais on entendait. Il se faisait à une certaine distance un mouvement mystérieux. Il était évident que l’instant critique arrivait. Comme la veille au soir les vedettes se replièrent; mais cette fois toutes.
La barricade était plus forte que lors de la première attaque. Depuis le départ des cinq, on l’avait exhaussée encore.
Sur l’avis de la vedette qui avait observé la région des halles, Enjolras, de peur d’une surprise par derrière, prit une résolution grave. Il fit barricader le petit boyau de la ruelle Mondétour resté libre jusqu’alors. On dépava pour cela quelques longueurs de maisons de plus. De cette façon, la barricade, murée sur trois rues, en avant sur la rue de la Chanvrerie, à gauche sur la rue du Cygne et de la Petite-Truanderie, à droite sur la rue Mondétour, était vraiment presque inexpugnable; il est vrai qu’on y était fatalement enfermé. Elle avait trois fronts, mais n’avait plus d’issue. – Forteresse, mais souricière, dit Courfeyrac en riant.
Enjolras fit entasser près de la porte du cabaret une trentaine de pavés, «arrachés de trop», disait Bossuet.
Le silence était maintenant si profond du côté d’où l’attaque devait venir qu’Enjolras fit reprendre à chacun le poste de combat.
On distribua à tous une ration d’eau-de-vie.
Rien n’est plus curieux qu’une barricade qui se prépare à un assaut. Chacun choisit sa place comme au spectacle. On s’accote, on s’accoude, on s’épaule. Il y en a qui se font des stalles avec des pavés. Voilà un coin de mur qui gêne, on s’en éloigne; voici un redan qui peut protéger, on s’y abrite. Les gauchers sont précieux; ils prennent les places incommodes aux autres. Beaucoup s’arrangent pour combattre assis. On veut être à l’aise pour tuer et confortablement pour mourir. Dans la funeste guerre de juin 1848, un insurgé qui avait un tir redoutable et qui se battait du haut d’une terrasse sur un toit, s’y était fait apporter un fauteuil Voltaire; un coup de mitraille vint l’y trouver.
Sitôt que le chef a commandé le branle-bas de combat, tous les mouvements désordonnés cessent; plus de tiraillements de l’un à l’autre; plus de coteries; plus d’aparté; plus de bande à part; tout ce qui est dans les esprits converge et se change en attente de l’assaillant. Une barricade avant le danger, chaos; dans le danger, discipline. Le péril fait l’ordre.
Dès qu’Enjolras eut pris sa carabine à deux coups et se fut placé à une espèce de créneau qu’il s’était réservé, tous se turent. Un pétillement de petits bruits secs retentit confusément le long de la muraille de pavés. C’était les fusils qu’on armait.
Du reste, les attitudes étaient plus fières et plus confiantes que jamais; l’excès du sacrifice est un affermissement; ils n’avaient plus l’espérance, mais ils avaient le désespoir. Le désespoir, dernière arme, qui donne la victoire quelquefois; Virgile l’a dit [15]. Les ressources suprêmes sortent des résolutions extrêmes. S’embarquer dans la mort, c’est parfois le moyen d’échapper au naufrage; et le couvercle du cercueil devient une planche de salut.
Comme la veille au soir, toutes les attentions étaient tournées, et on pourrait presque dire appuyées, sur le bout de la rue, maintenant éclairé et visible.
L’attente ne fut pas longue. Le remuement recommença distinctement du côté de Saint-Leu, mais cela ne ressemblait pas au mouvement de la première attaque. Un clapotement de chaînes, le cahotement inquiétant d’une masse, un cliquetis d’airain sautant sur le pavé, une sorte de fracas solennel, annoncèrent qu’une ferraille sinistre s’approchait. Il y eut un tressaillement dans les entrailles de ces vieilles rues paisibles, percées et bâties pour la circulation féconde des intérêts et des idées, et qui ne sont pas faites pour le roulement monstrueux des roues de la guerre.
La fixité des prunelles de tous les combattants sur l’extrémité de la rue devint farouche.