Le Dernier Jour Dun Condamn? - Hugo Victor 3 стр.


Aux colonies, quand un arrêt de mort tue un esclave, il y a mille francs d’indemnité pour le propriétaire de l’homme. Quoi! vous dédommagez le maître, et vous n’indemnisez pas la famille! Ici aussi ne prenez-vous pas un homme à ceux qui le possèdent? N’est-il pas, à un titre bien autrement sacré que l’esclave vis-à-vis du maître, la propriété de son père, le bien de sa femme, la chose de ses enfants?

Nous avons déjà convaincu votre loi d’assassinat. La voici convaincue de vol.

Autre chose encore. L’âme de cet homme, y songez-vous? Savez-vous dans quel état elle se trouve? Osez-vous bien l’expédier si lestement? Autrefois du moins, quelque foi circulait dans le peuple; au moment suprême, le souffle religieux qui était dans l’air pouvait amollir le plus endurci; un patient était en même temps un pénitent; la religion lui ouvrait un monde au moment où la société lui en fermait un autre; toute âme avait conscience de Dieu; l’échafaud n’était qu’une frontière du ciel. Mais quelle espérance mettez-vous sur l’échafaud maintenant que la grosse foule ne croit plus? maintenant que toutes les religions sont attaquées du dry-rot, comme ces vieux vaisseaux qui pourrissent dans nos ports, et qui jadis peut-être ont découvert des mondes? maintenant que les petits enfants se moquent de Dieu? De quel droit lancez-vous dans quelque chose dont vous doutez vous-mêmes les âmes obscures de vos condamnés, ces âmes telles que Voltaire et M. Pigault-Lebrun les ont faites? Vous les livrez à votre aumônier de prison, excellent vieillard sans doute; mais croit-il et fait-il croire? Ne grossoie-t-il pas comme une corvée son œuvre sublime? Est-ce que vous le prenez pour un prêtre, ce bonhomme qui coudoie le bourreau dans la charrette? Un écrivain plein d’âme et de talent l’a dit avant nous: C’est une horrible chose de conserver le bourreau après avoir ôté le confesseur!

Ce ne sont là, sans doute, que des «raisons sentimentales», comme disent quelques dédaigneux qui ne prennent leur logique que dans leur tête. À nos yeux, ce sont les meilleures. Nous préférons souvent les raisons du sentiment aux raisons de la raison. D’ailleurs les deux séries se tiennent toujours, ne l’oublions pas. Le Traité des Délits est greffé sur l’Esprit des Lois . Montesquieu a engendré Beccaria.

La raison est pour nous, le sentiment est pour nous, l’expérience est aussi pour nous. Dans les états modèles, où la peine de mort est abolie, la masse des crimes capitaux suit d’année en année une baisse progressive. Pesez ceci.

Nous ne demandons cependant pas pour le moment une brusque et complète abolition de la peine de mort, comme celle où s’était si étourdiment engagée la Chambre des députés. Nous désirons, au contraire, tous les essais, toutes les précautions, tous les tâtonnements de la prudence. D’ailleurs, nous ne voulons pas seulement l’abolition de la peine de mort, nous voulons un remaniement complet de la pénalité sous toutes ses formes, du haut en bas, depuis le verrou jusqu’au couperet, et le temps est un des ingrédients qui doivent entrer dans une pareille œuvre pour qu’elle soit bien faite. Nous comptons développer ailleurs, sur cette matière, le système d’idées que nous croyons applicable. Mais, indépendamment des abolitions partielles pour le cas de fausse monnaie, d’incendie, de vols qualifiés, etc., nous demandons que dès à présent, dans toutes les affaires capitales, le président soit tenu de poser au jury cette question: L’accusé a-t-il agi par passion ou par intérêt? et que, dans le cas où le jury répondrait: L’accusé a agi par passion , il n’y ait pas condamnation à mort. Ceci nous épargnerait du moins quelques exécutions révoltantes. Ulbach et Debacker seraient sauvés. On ne guillotinerait plus Othello.

Au reste, qu’on ne s’y trompe pas, cette question de la peine de mort mûrit tous les jours. Avant peu, la société entière la résoudra comme nous.

Que les criminalistes les plus entêtés y fassent attention, depuis un siècle la peine de mort va s’amoindrissant. Elle se fait presque douce. Signe de décrépitude. Signe de faiblesse. Signe de mort prochaine. La torture a disparu. La roue a disparu. La potence a disparu. Chose étrange! la guillotine elle-même est un progrès.

M. Guillotin était un philanthrope.

Oui, l’horrible Thémis dentue et vorace de Farinace et de Vouglans, de Delancre et d’Isaac Loisel, de d’Oppède et de Machault, dépérit. Elle maigrit. Elle se meurt.

Voilà déjà la Grève qui n’en veut plus. La Grève se réhabilite. La vieille buveuse de sang s’est bien conduite en juillet. Elle veut mener désormais meilleure vie et rester digne de sa dernière belle action. Elle qui s’était prostituée depuis trois siècles à tous les échafauds, la pudeur la prend. Elle a honte de son ancien métier. Elle veut perdre son vilain nom. Elle répudie le bourreau. Elle lave son pavé.

À l’heure qu’il est, la peine de mort est déjà hors de Paris. Or, disons-le bien ici, sortir de Paris c’est sortir de la civilisation.

Tous les symptômes sont pour nous. Il semble aussi qu’elle se rebute et qu’elle rechigne, cette hideuse machine, ou plutôt ce monstre fait de bois et de fer qui est à Guillotin ce que Galatée est à Pygmalion. Vues d’un certain côté, les effroyables exécutions que nous avons détaillées plus haut sont d’excellents signes. La guillotine hésite. Elle en est à manquer son coup. Tout le vieil échafaudage de la peine de mort se détraque.

L’infâme machine partira de France, nous y comptons, et, s’il plaît à Dieu, elle partira en boitant, car nous tâcherons de lui porter de rudes coups.

Qu’elle aille demander l’hospitalité ailleurs, à quelque peuple barbare, non à la Turquie, qui se civilise, non aux sauvages, qui ne voudraient pas d’elle [3] ; mais qu’elle descende quelques échelons encore de l’échelle de la civilisation, qu’elle aille en Espagne ou en Russie.

L’édifice social du passé reposait sur trois colonnes, le prêtre, le roi, le bourreau. Il y a déjà longtemps qu’une voix a dit: Les dieux s’en vont! Dernièrement une autre voix s’est élevée et a crié: Les rois s’en vont! Il est temps maintenant qu’une troisième voix s’élève et dise: Le bourreau s’en va!

Ainsi l’ancienne société sera tombée pierre à pierre; ainsi la providence aura complété l’écroulement du passé.

À ceux qui ont regretté les dieux, on a pu dire: Dieu reste. À ceux qui regrettent les rois, on peut dire: la patrie reste. À ceux qui regretteraient le bourreau, on n’a rien à dire.

Et l’ordre ne disparaîtra pas avec le bourreau; ne le croyez point. La voûte de la société future ne croulera pas pour n’avoir point cette clef hideuse. La civilisation n’est autre chose qu’une série de transformations successives. À quoi donc allez-vous assister? à la transformation de la pénalité. La douce loi du Christ pénétrera enfin le code et rayonnera à travers. On regardera le crime comme une maladie, et cette maladie aura ses médecins qui remplaceront vos juges, ses hôpitaux qui remplaceront vos bagnes. La liberté et la santé se ressembleront. On versera le baume et l’huile où l’on appliquait le fer et le feu. On traitera par la charité ce mal qu’on traitait par la colère. Ce sera simple et sublime. La croix substituée au gibet. Voilà tout.

15 mars 1832.

UNE COMÉDIE À PROPOS D’UNE TRAGÉDIE [4]

PERSONNAGES

MADAME DE BLINVAL

LE CHEVALIER ERGASTE

UN POËTE ÉLÉGIAQUE

UN PHILOSOPHE

UN GROS MONSIEUR

UN MONSIEUR MAIGRE

DES FEMMES

UN LAQUAIS

– Un salon. -

UN POËTE ÉLÉGIAQUE, lisant.

Le lendemain, des pas traversaient la forêt,
Un chien le long du fleuve en aboyant errait;
Et quand la bachelette en larmes
Revint s’asseoir, le cœur rempli d’alarmes,
Sur la tant vieille tour de l’antique châtel,
Elle entendit les flots gémir, la triste Isaure,
Mais plus n’entendit la mandore
Du gentil ménestrel!

TOUT L’AUDITOIRE. – Bravo! charmant! ravissant!

On bat des mains.

MADAME DE BLINVAL. – Il y a dans cette fin un mystère indéfinissable qui tire les larmes des yeux.

LE POËTE ÉLÉGIAQUE, modestement . – La catastrophe est voilée.

LE CHEVALIER, hochant la tête . – Mandore, ménestrel , c’est du romantique, ça!

LE POËTE ÉLÉGIAQUE. – Oui, monsieur, mais du romantique raisonnable, du vrai romantique. Que voulez-vous? Il faut bien faire quelques concessions.

LE CHEVALIER. – Des concessions! des concessions! c’est comme cela qu’on perd le goût. Je donnerais tous les vers romantiques seulement pour ce quatrain:

De par le Pinde et par Cythère,

Gentil-Bernard est averti

Que l’Art d’Aimer doit samedi

Venir souper chez l’Art de Plaire.

Voilà la vraie poésie! L’Art d’aimer qui soupe samedi chez l’Art de Plaire! à la bonne heure! Mais aujourd’hui c’est la mandore, le ménestrel. On ne fait plus de poésies fugitives . Si j’étais poëte, je ferais des poésies fugitives: mais je ne suis pas poëte, moi.

LE POËTE ÉLÉGIAQUE. – Cependant, les élégies…

LE CHEVALIER. – Poésies fugitives , monsieur. (Bas à Mme de Blinval:) Et puis, châtel n’est pas français; on dit castel.

QUELQU’UN, au poëte élégiaque . – Une observation, monsieur. Vous dites l’antique châtel , pourquoi pas le gothique?

LE POËTE ÉLÉGIAQUE. – Gothique ne se dit pas en vers.

LE QUELQU’UN. – Ah! c’est différent.

LE POËTE ÉLÉGIAQUE, poursuivant . – Voyez-vous bien, monsieur, il faut se borner. Je ne suis pas de ceux qui veulent désorganiser le vers français, et nous ramener à l’époque des Ronsard et des Brébeuf. Je suis romantique, mais modéré. C’est comme pour les émotions. Je les veux douces, rêveuses, mélancoliques, mais jamais de sang, jamais d’horreurs. Voiler les catastrophes. Je sais qu’il y a des gens, des fous, des imaginations en délire qui… Tenez, mesdames, avez-vous lu le nouveau roman?

LES DAMES. – Quel roman?

LE POËTE ÉLÉGIAQUE. – Le Dernier Jour

UN GROS MONSIEUR. – Assez, monsieur! je sais ce que vous voulez dire. Le titre seul me fait mal aux nerfs.

MADAME DE BLINVAL. – Et à moi aussi. C’est un livre affreux. Je l’ai là.

LES DAMES. – Voyons, voyons.

On se passe le livre de main en main.

QUELQU’UN, lisant . – Le Dernier jour d’un…

LE GROS MONSIEUR. – Grâce, madame!

MADAME DE BLINVAL. – En effet, c’est un livre abominable, un livre qui donne le cauchemar, un livre qui rend malade.

UNE FEMME, bas . – Il faudra que je lise cela.

LE GROS MONSIEUR. – Il faut convenir que les mœurs vont se dépravant de jour en jour. Mon Dieu, l’horrible idée! développer, creuser, analyser, l’une après l’autre et sans en passer une seule, toutes les souffrances physiques, toutes les tortures morales que doit éprouver un homme condamné à mort, le jour de l’exécution! Cela n’est-il pas atroce? Comprenez-vous, mesdames, qu’il se soit trouvé un écrivain pour cette idée, et un public pour cet écrivain?

LE CHEVALIER. – Voilà en effet qui est souverainement impertinent.

MADAME DE BLINVAL. – Qu’est-ce que c’est que l’auteur?

LE GROS MONSIEUR. – Il n’y avait pas de nom à la première édition.

LE POËTE ÉLÉGIAQUE. – C’est le même qui a déjà fait deux autres romans… ma foi, j’ai oublié les titres. Le premier commence à la Morgue et finit à la Grève. À chaque chapitre, il y a un ogre qui mange un enfant.

LE GROS MONSIEUR. – Vous avez lu cela, monsieur?

LE POËTE ÉLÉGIAQUE. – Oui, monsieur; la scène se passe en Islande.

LE GROS MONSIEUR. – En Islande, c’est épouvantable!

LE POËTE ÉLÉGIAQUE. – Il a fait en outre des odes, des ballades, je ne sais quoi, où il y a des monstres qui ont des corps bleus .

LE CHEVALIER, riant . – Corbleu! cela doit faire un furieux vers.

LE POËTE ÉLÉGIAQUE. – Il a publié aussi un drame, – on appelle cela un drame, – où l’on trouve ce beau vers:

Demain vingt-cinq juin mil six cent cinquante sept.

QUELQU’UN. – Ah, ce vers!

LE POËTE ÉLÉGIAQUE. – Cela peut s’écrire en chiffres, voyez-vous, mesdames:

Demain, 25 juin 1657.

Il rit. On rit.

LE CHEVALIER. – C’est une chose particulière que la poésie d’à présent.

LE GROS MONSIEUR. – Ah çà! il ne sait pas versifier, cet homme-là! Comment donc s’appelle-t-il déjà?

LE POËTE ÉLÉGIAQUE. – Il a un nom aussi difficile à retenir qu’à prononcer. Il y a du goth, du wisigoth, de l’ostrogoth dedans.

Il rit.

MADAME DE BLINVAL. – C’est un vilain homme.

LE GROS MONSIEUR. – Un abominable homme.

UNE FEMME. – Quelqu’un qui le connaît m’a dit…

LE GROS MONSIEUR. – Vous connaissez quelqu’un qui le connaît?

LA JEUNE FEMME. – Oui, et qui dit que c’est un homme doux, simple, qui vit dans la retraite, et passe ses journées à jouer avec ses petits enfants.

LE POËTE. – Et ses nuits à rêver des œuvres de ténèbres. – C’est singulier; voilà un vers que j’ai fait tout naturellement. Mais c’est qu’il y est, le vers:

Et ses nuits à rêver des œuvres de ténèbres.

Avec une bonne césure. Il n’y a plus que l’autre rime à trouver. Pardieu! funèbres .

MADAME DE BLINVAL. – Quidquid tentabat dicere, versus erat [5] .

LE GROS MONSIEUR. – Vous disiez donc que l’auteur en question a des petits enfants. Impossible, madame. Quand on a fait cet ouvrage-là! un roman atroce!

QUELQU’UN. – Mais, ce roman, dans quel but l’a-t-il fait?

LE POËTE ÉLÉGIAQUE. – Est-ce que je sais, moi?

UN PHILOSOPHE. – À ce qu’il paraît, dans le but de concourir à l’abolition de la peine de mort.

LE GROS MONSIEUR. – Une horreur, vous dis-je!

LE CHEVALIER. – Ah ça! c’est donc un duel avec le bourreau?

LE POËTE ÉLÉGIAQUE. – Il en veut terriblement à la guillotine.

UN MONSIEUR MAIGRE. – Je vois cela d’ici. Des déclamations.

LE GROS MONSIEUR. – Point. Il y a à peine deux pages sur ce texte de la peine de mort. Tout le reste, ce sont des sensations.

LE PHILOSOPHE. – Voilà le tort. Le sujet méritait le raisonnement. Un drame, un roman ne prouve rien. Et puis, j’ai lu le livre, et il est mauvais.

LE POËTE ÉLÉGIAQUE. – Détestable! Est-ce que c’est là de l’art? C’est passer les bornes, c’est casser les vitres. Encore, ce criminel, si je le connaissais? mais point. Qu’a-t-il fait? on n’en sait rien. C’est peut-être un fort mauvais drôle. On n’a pas le droit de m’intéresser à quelqu’un que je ne connais pas.

LE GROS MONSIEUR. – On n’a pas le droit de faire éprouver à son lecteur des souffrances physiques. Quand je vois des tragédies, on se tue, eh bien! cela ne me fait rien. Mais ce roman, il vous fait dresser les cheveux sur la tête, il vous fait venir la chair de poule, il vous donne de mauvais rêves. J’ai été deux jours au lit pour l’avoir lu.

Назад Дальше