Sous Le Soleil De Satan - Bernanos Georges 2 стр.


À seize ans, Germaine savait aimer (non point rêver d’amour, qui n’est qu’un jeu de société)… Germaine savait aimer, c’est-à-dire qu’elle nourrissait en elle, comme un beau fruit mûrissant, la curiosité du plaisir et du risque, la confiance intrépide de celles qui jouent toute leur chance en un coup, affrontent un monde inconnu, recommencent à chaque génération l’histoire du vieil univers. Cette petite bourgeoise au teint de lait, au regard dormant, aux mains si douces, tirait l’aiguille en silence, attendant le moment d’oser, et de vivre. Aussi hardie que possible pour imaginer ou désirer, mais organisant toutes choses, son choix fixé, avec un bon sens héroïque. Bel obstacle que l’ignorance, lorsqu’un sang généreux, à chaque battement du cœur, inspire de tout sacrifier à ce qu’on ne connaît pas! La vieille Malorthy, née laide et riche, n’avait jamais espéré pour elle-même d’autre aventure qu’un mariage convenable, qui n’est affaire que de notaire, vertueuse par état, mais elle n’en gardait pas moins le sentiment très vif de l’équilibre instable de toute vie féminine, comme d’un édifice compliqué, que le moindre déplacement peut rompre.

– Papa, disait-elle au brasseur, il faut de la religion pour notre fille…

Elle eût été bien embarrassée d’en dire plus, sinon qu’elle le sentait bien. Mais Malorthy ne se laissait pas convaincre:

– Qu’a-t-elle besoin d’un curé, pour apprendre en confesse tout ce qu’elle ne doit pas savoir? Les prêtres faussent la conscience des enfants, c’est connu.

Pour cette raison, il avait défendu qu’elle suivît le cours du catéchisme, et même qu’elle fréquentât l’un quelconque de ces bondieusards qui mettent dans les meilleurs ménages, disait-il, la zizanie». Il parlait aussi, en termes sibyllins, des vices secrets qui ruinent la santé des demoiselles, et dont elles apprennent au couvent la pratique et la théorie. «Les nonnes travaillent les filles en faveur du prêtre» était une de ses maximes. «Elles ruinent d’avance l’autorité du mari», concluait-il en frappant du poing sur la table. Car il n’entendait pas qu’on plaisantât sur le droit conjugal, le seul que certains libérateurs du genre humain veulent absolu.

Lorsque Mme Malorthy se plaignait encore que leur fille n’eût point d’amies, et ne quittât guère le petit jardin aux ifs taillés, funéraire:

– Laisse-la en paix, répondait-il. Les filles de ce sacré pays-ci sont pleines de malice. Avec son patronage, ses enfants de Marie et le reste, le curé les tient une heure chaque dimanche. Gare là-dessous! Si tu voulais lui apprendre la vie, tu devais m’obéir et l’envoyer au lycée de Montreuil, elle aurait son brevet maintenant! Mais à son âge, des amitiés de fillette, ça ne vaut rien… je sais ce que je dis…

Ainsi parlait Malorthy, sur la foi du député Gallet, que ces délicats problèmes d’éducation féminine ne laissaient pas indifférent. Le pauvre petit homme, en effet, nommé jadis médecin du lycée de Montreuil, en savait long sur les demoiselles, et ne le celait pas.

– Du point de vue de la science…, disait-il parfois avec le sourire d’un homme revenu de beaucoup d’illusions, plein d’indulgence pour le plaisir d’autrui, et qui ne le recherche plus lui-même.

Dans les jardins aux ifs taillés, sous la véranda, toute nue, qui sent le mastic grillé, c’est là qu’elle s’est lassée d’attendre on ne sait quoi, qui ne vient jamais, la petite fille ambitieuse… C’est de là qu’elle est partie, et elle est allée plus loin qu’aux Indes… Heureusement pour Christophe Colomb, la terre est ronde; la caravelle légendaire, à peine eut-elle engagé son étrave, était déjà sur la route du retour… Mais une autre route peut être tentée, droite, inflexible, qui s’écarte toujours, et dont nul ne revient. Si Germaine, ou celles qui la suivront demain, pouvaient parler, elles diraient: «À quoi bon s’engager une fois dans votre bon chemin, qui ne mène nulle part?… Que voulez-vous que je fasse d’un univers rond comme une pelote?»

Tel semblait né pour une vie paisible, qu’un destin tragique attend. Fait surprenant, dit-on, imprévisible… Mais les faits ne sont rien: le tragique était dans son cœur.

* * *

Si son amour-propre eût été moins profondément blessé, Malorthy se fût décidé sans doute à rendre bon compte à sa femme de sa visite au château. Il pensa mieux faire en dissimulant quelque temps encore son inquiétude et son embarras, dans un silence altier, plein de menaces. D’ailleurs, il voulait sa revanche et pensait l’obtenir aisément, par un coup de théâtre domestique, dont sa fille eût fait les frais. Pour beaucoup de niais vaniteux que la vie déçoit, la famille reste une institution nécessaire, puisqu’elle met à leur disposition, et comme à portée de la main, un petit nombre d’êtres faibles, que le plus lâche peut effrayer. Car l’impuissance aime refléter son néant dans la souffrance d’autrui.

C’est pourquoi, sitôt le souper achevé, Malorthy, tout à coup, de sa voix de commandement:

– Fillette, dit-il, j’ai à te parler…

Germaine leva la tête, reposa lentement son tricot sur la table, et attendit.

– Tu m’as manqué, continua-t-il sur le même ton, gravement manqué… Une fille qui faute, dans la famille, c’est comme un failli…, tout le monde peut nous montrer demain du doigt, nous, des gens sans reproche, qui font honneur à leurs affaires, et ne doivent rien à personne. Hé bien! au lieu de nous demander pardon, et d’aviser avec nous, comme ça se doit, qu’est-ce que tu fais? Tu pleures à t’en faire mourir, tu fais des oh ! et des ah ! voilà pour les jérémiades. Mais pour renseigner ton père et ta mère, rien de fait. Silence et discrétion, bernique! Ça ne durera pas un jour de plus, conclut-il en frappant du poing sur la table, ou tu sauras comment je m’appelle! Assez pleuré! Veux-tu parler, oui ou non?

– Je ne demande pas mieux, répondit la pauvrette, pour gagner du temps.

La minute qu’elle attendait, en la redoutant, était venue, elle n’en doutait pas; et voilà qu’à l’instant décisif les idées qu’elle avait mûries en silence, depuis une semaine, se présentaient toutes à la fois, dans une confusion terrible.

– J’ai vu ton amant tout à l’heure, poursuivit-il; de mes yeux vu… Mademoiselle s’offre un marquis; on rougit de la bière du papa… Pauvre innocente qui se croit déjà dame et châtelaine, avec des comtes et des barons, et un page pour lui porter la queue sa robe!… Enfin nous avons eu un petit mot ensemble, lui et moi. Voyons si nous sommes d’accord: tu vas me promettre de filer droit, et d’obéir les yeux fermés.

Elle pleurait â petits coups, sans bruit, le regard clair à travers ses larmes. L’humiliation qu’elle avait crainte par avance ne l’effrayait plus. «J’en mourrai de honte, sûr!» se répétait-elle la veille encore, attendant d’heure en heure un éclat. Et maintenant elle cherchait cette honte, et ne la trouvait plus.

– M’obéiras-tu? répétait Malorthy.

– Que voulez-vous que je fasse? fit-elle.

Il réfléchit un moment:

– M. Gallet sera demain ici.

– Pas demain, interrompit-elle…, le jour du franc marché: samedi.

Malorthy la contempla une seconde, bouche bée.

– Je n’y pensais plus, en effet, dit-il. Tu as raison, samedi.

Elle avait fait cette remarque d’une voix nette et posée que son père ne connaissait pas. Au coin du feu la vieille mère en reçut le choc, et gémit.

– Samedi… bon! Je dis samedi, continua le brasseur, qui perdait le fil de discours. Gallet, c’est un garçon qui connaît la vie. Il a des scrupules et du sentiment… Garde tes larmes pour lui, ma fille! Nous irons le trouver ensemble.

– Oh! non…, fit-elle.

Parce que les dés étaient jetés, en pleine bataille, elle se sentait si libre, si vivante! Ce non, sur ses lèvres lui parut aussi doux et aussi amer qu’un premier baiser. C’était son premier défi.

– Par exemple! tonna le bonhomme.

– Voyons, Antoine! disait maman Malorthy, laisse-lui le temps de respirer! Que veux-tu qu’elle dise à ton député, cette jeunesse?

– La vérité, sacrebleu! s’écria Malorthy. D’abord mon député est médecin, une! Si l’enfant naît hors mariage, nous aurons un mot de lui pour une maison d’Amiens, deux! D’ailleurs un médecin, c’est l’instruction, c’est la science…, ce n’est pas un homme. C’est le curé du républicain. Et puis vous me faites rire avec vos secrets! Crois-tu que le marquis parlera le premier? La petite n’avait pas l’âge, à l’époque, c’est peut-être un détournement, ça pourrait le mener loin! On l’y traînera, en cour d’assises, tonnerre! Ça garde des grands airs, ça vous prend pour un imbécile, ça nie l’évidence, ça ment comme ça respire, un marquis en sabots!… Malheureuse! cria-t-il en se retournant vers sa fille, il a porté la main sur ton père!

Il n’avait pas prémédité ce dernier mensonge, qui n’était qu’un trait d’éloquence. Le trait, d’ailleurs, manqua son but. Le cœur de la petite révoltée battit plus fort, moins à la pensée de l’outrage fait à son seigneur maître, qu’à l’image entrevue du héros, dans sa magnifique colère… Sa main! Cette terrible main!… Et d’un regard perfide, elle en cherchait la trace sur le visage paternel.

– Laisse-moi un moment, dit alors la vieille Malorthy, quitte-moi parler!…

Elle prit la tête de sa fille entre ses deux mains.

– Pauvre sotte, fit-elle, à qui veux-tu avouer la vérité, sinon à ton père et à ta mère? Quand je me suis doutée de la chose, il était déjà trop tard, mais depuis! À présent, tu sais ce qu’elles valent, les promesses des hommes? Tous des menteurs, Germaine! La demoiselle Malorthy?… fi donc! Je ne la connais pas! Et tu ne serais pas assez fière pour lui faire rentrer son mensonge dans la gorge? Tu laisseras croire que tu t’es donnée à un gars de rien, à un valet, à un chemineau? Allons, avoue-le! Il t’a fait promettre de ne rien dire?… Il ne t’épousera pas, ma fille! Veux-tu que je te dise, moi? Son notaire de Montreuil a déjà l’ordre de vente de la ferme des Charmettes, moulin et tout. Le château y passera comme le reste. Un de ces matins, bernique! Plus personne! Et pour toi, la risée d’un chacun?… Mais réponds-moi donc, tête de bois! s’écria-t-elle.

… «Plus personne…» Des mots entendus, elle ne retenait que ceux-là. Seule… abandonnée, découronnée, retombée… Seule dans le troupeau commun… repentie!… Que craindre au monde, sinon la solitude et l’ennui? Que craindre, sinon cette maison sans joie? Alors, en croisant les mains sur son cœur, elle cherchait naïvement ses jeunes seins, la petite poitrine profonde, déjà blessée. Elle y comprima ses doigts sous l’étoffe légère, jusqu’à ce qu’une nouvelle certitude jaillît de sa douleur, avec un cri de l’instinct.

– Maman! Maman! J’aime mieux mourir!

– Assez, dit Malorthy; tu choisiras entre lui ou nous. Aussi vrai que je m’appelle Antoine de mon nom, je te donne encore un jour…, entends-tu bien, mauvaise! Pas une heure de plus!

Entre elle et son amant, elle voyait ce gros homme furieux, le scandale irréparable, l’affaire conclue, la seule porte refermée sur l’avenir et la joie… Certes, elle avait promis le silence, mais il était aussi sa sauvegarde… Ce gros homme, à présent, qu’elle détestait.

– Non! Non! dit-elle encore.

– Elle est folle, Seigneur Dieu! gémissait maman Malorthy, en levant les bras au ciel, folle à lier!

– Je le deviendrai, bien sûr, reprit Germaine, pleurant plus fort. Pourquoi me faites-vous du mal, à la fin! Décidez ce qui vous plaira, battez-moi, chassez-moi, je me tuerai… Mais je ne vous dirai rien, là, tout de même! Et pour M. le marquis, c’est des mensonges; il ne m’a seulement pas touchée.

– Garce! murmurait le brasseur entre ses dents.

– À quoi bon m’interroger, si vous ne voulez pas me croire? répétait-elle, d’une voix d’enfant.

Elle affrontait son père, elle le bravait à travers ses larmes; elle se sentait plus forte de toute sa jeunesse, de toute sa cruelle jeunesse.

– Te croire? fit-il. Te croire? Il faut plus malicieuse que toi pour rouler papa lapin… Veux-tu que je dise? Il a fini par avouer, ton galant! Je lui ai poussé une botte, à ma façon: «Niez si vous voulez, ai-je dit, la petite a tout raconté.»

– Oh! ma…man! maman, bégaya-t-elle, il a… osé…, il a osé!

Ses beaux yeux bleus, tout à coup secs et brûlants, devinrent couleur de violette; son front pâlit, et elle remuait en vain des mots dans sa bouche aride.

– Tais-toi, tu vas nous la tuer, répétait la mère Malorthy. Misère de nous!

Mais, à défaut de parole, les yeux bleus en avaient déjà trop dit. Le brasseur reçut ce regard chargé de mépris, furtif. Telle qui défend ses petits est moins terrible et moins prompte que celle-là qui se voit arracher la chair de sa chair, son amour, cet autre fruit.

– Sors d’ici, va-t’en! bégayait le père outragé.

Elle attendit un moment, les yeux baissés, la lèvre tremblante, retenant l’aveu prêt à s’échapper comme une suprême injure. Puis elle ramassa son tricot, l’aiguille et sa pelote, et passa le seuil d’un pas fier, plus rouge qu’une lieuse de gerbes, un jour de moisson.

Mais, sitôt libre, elle franchit l’escalier en deux bonds de biche, et referma sa porte en coup de vent. Par la fenêtre entrouverte, elle pouvait voir au bout de l’allée, entre deux hortensias, la grille de fonte peinte en blanc, qui fermait son petit univers, à la limite d’un champ de poireaux… Par-delà, d’autres maisonnettes de briques, à l’alignement, jusqu’au détour de la route, où fume un mauvais toit de chaume sur quatre murs de torchis tout crevés, séjour du bonhomme Lugas, dernier mendiant de la commune… Et ce chaume croulant, au milieu des belles tuiles vernies, c’est encore un autre mendiant, un autre homme libre.

Elle s’étendit sur son lit, la joue au creux de l’oreiller. Elle tâchait de rassembler ses idées, de les remettre au net, et n’entendait plus, dans sa cervelle confuse, que le bourdonnement de la colère… Ah! pauvrette! dont le destin se décide sur un lit d’enfant bien clair, qui sent l’encaustique et la toile fraîche!

Deux heures, Germaine remua dans sa tête assez de projets pour conquérir le monde, si le monde n’avait déjà son maître, dont les filles n’ont nul souci… Elle gémit, cria, pleura, sans pouvoir changer grand-chose à l’évidence inexorable. Son aventure connue, la faute avouée, quelle chance de revoir assez tôt son amant, de le revoir même? S’y prêterait-il, seulement? «Il croit que j’ai trahi son secret, se disait-elle, il ne m’estimera plus.» «Un de ces matins, bernique!» s’était écriée tout à l’heure la mère Malorthy… Chose étrange! pour la première fois, elle avait ressenti quelque angoisse, non pas à la pensée de l’abandon, mais de sa future solitude. La trahison ne lui faisait pas peur, elle n’y avait jamais rêvé. Cette petite vie bourgeoise, respectable, l’honnête maison de briques, la brasserie bien achalandée avec le moteur à gaz pauvre – la bonne conduite qui porte en elle sa récompense – les égards que se doit à soi-même une jeune personne, fille de commerçant notable, – oui, la perte de tous ces biens ensemble ne l’inquiétait pas une minute. Pour la voir en robe du dimanche, sagement peignée, pour entendre son rire vif et frais, le père Malorthy ne doutait point que sa demoiselle fût accomplie, «élevée comme une reine», disait-il parfois, non sans fierté. Il disait encore: «J’ai ma conscience, cela suffit.» Mais il ne confronta jamais que sa conscience et son grand livre.

Le vent fraîchit: au loin les fenêtres à petits carreaux flambèrent une à une; l’allée sablée ne fut plus au-dehors qu’une blancheur vague, et le ridicule petit jardin s’élargit et s’approfondit soudain sans mesure, à la dimension de la nuit… Germaine s’éveilla de sa colère, comme d’un rêve. Elle sauta du lit, vint écouter à la porte, n’entendit plus rien que l’habituel ronflement du brasseur et le solennel tic-tac de l’horloge, revint vers la fenêtre ouverte, fit dix fois le tour de sa cage étroit, sans bruit, souple et furtive, pareille à un jeune loup… Hé quoi? Minuit déjà?

Un profond silence, c’est déjà le péril et l’aventure, un beau risque; les grandes âmes s’y déploient comme des ailes. Tout dort; nul piège… «Libre!» dit-elle tout à coup, de cette voix basse et rauque que son amant n’ignorait pas, avec un gémissement de plaisir… Elle était libre, en effet.

Libre! Libre, répétait-elle, avec une certitude grandissante. Et, certes, elle n’aurait su dire qui la faisait libre, ni quelles chaînes étaient tombées. Elle s’épanouissait seulement dans le silence complice… Une fois de plus, un jeune animal féminin, au seuil d’une belle nuit, essaie timidement, puis avec ivresse, ses muscles adultes, ses dents et ses griffes.

Elle quittait tout le passé comme le gîte d’un jour.

Elle ouvrit sa porte à tâtons, descendit l’escalier marche à marche, fit grincer la clef dans la serrure, et reçut en plein visage l’air du dehors, qui jamais ne lui parut si léger. Le jardin glissa comme une ombre…; la grille dépassée…, la route, et le premier détour de la route… Elle ne respira qu’au-delà, laissant le village derrière elle, dans les arbres, compact, obscur… Alors elle s’assit sur le talus, toute frémissante encore du plaisir de la découverte… Le chemin qu’elle avait fait lui parut immense. La nuit devant elle s’ouvrait comme un asile et comme une proie… Elle ne formait aucun projet, elle sentait dans sa tête un vide délicieux… «Hors d’ici! Va-t’en!» disait tout à l’heure le père Malorthy. Quoi de plus simple? Elle était partie.

III.

– C’est moi, dit-elle.

Il se leva d’un bond, stupéfait. Un cri de tendresse, un mot de reproche eût sans doute fait éclater sa colère. Mais il la vit toute droite et toute simple, sur le seuil de la porte, en apparence à peine émue. Derrière elle, sur le gravier, remuait son ombre légère. Et il reconnut tout de suite le regard sérieux, imperturbable qu’il aimait tant, et cette autre petite lueur aussi, insaisissable, au fond des prunelles pailletées. Ils se reconnurent tous les deux.

– Après la visite du papa, la foudre suspendue sur ma tête – à une heure du matin chez moi – tu mériterais d’être battue!

– Dieu! que je suis fatiguée! fit-elle. Il y a une ornière dans l’avenue; je suis tombée deux fois dedans. Je suis mouillée jusqu’aux genoux… Donne-moi à boire, veux-tu?

Jusqu’alors, une parfaite intimité, et même quelque chose de plus, n’avait rien changé au ton habituel de leur conversation. «Monsieur», disait-elle encore. Et parfois «monsieur le marquis». Mais cette nuit elle le tutoyait pour la première fois.

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