Mon père me parlait. S'il avait été un autre homme, si lui aussi avait poussé autrement? Il pouvait avoir cette même forme d'esprit et ne pas réussir à me l'imposer s'il n'avait raisonné avec sa puissante passion, s'il n'y avait pas eu tant de fraîche spontanéité dans toutes ses impressions et, dans son caractère, cette ardeur souriante au fond de laquelle j'avais l'intuition de quelque chose que je peux aujourd'hui dire stoïque. J'admirais son tempérament, comme j'admirais sa haute taille. Il aurait pu, tel qu'il était, me signifier tout un monde de théories opposées, m'exalter Dieu et le mystère au lieu de la volonté et de la puissance de l'homme, et je l'aurais écouté, également tendue toute pour comprendre, pour me pénétrer de sa faculté de foi, et convaincue déjà au timbre et à l'accent de sa voix, comme au bruissement d'un grand arbre, comme au murmure d'une eau pure.
Mais si je n'avais jamais connu mon père?
Ou si l'épouvante m'avait saisie, un soir de mon enfance, altérant pour toujours dans leurs claires orbites, mes prunelles étoilées?
Voir le monde avec un regard autre…
Le voir avec les yeux de celui auprès de qui, dès l'enfance, passa la foudre. De grands yeux verts comme l'Arno qui lui a donné son nom: et si je lui parlais seulement d'un vol d'hirondelles sur son fleuve au printemps, il les roulait en tressaillant comme à un appel désespéré.
Et celui qui dans son enfance souffrit tant du froid, qui dans son enfance ne joua jamais… je l'ai rencontré alors qu'il avait déjà le visage ombré de fines rides, et qu'il n'espérait plus aucun bien pour lui sur la terre. Durant des années je l'ai senti heureux. Il posait la nuit sa main sur mon coeur. Une fois, en rêve, il lui sembla que ce coeur ne battait plus; il se réveilla en hurlant: "Ce n'est pas juste, ce n'est pas juste!" Oh! qu'il m'entende, si ma voix lui parvient! Qu'il entende que je suis la petite Rina qui le regarde lui enfant, que nos âmes enfantines sont à se regarder étonnées, venues de si loin l'une vers l'autre… Elles se sont étreintes avec un si grand émoi, mais elles ne pouvaient pas changer. Et encore à présent, encore en cet instant, si je lui dis que jamais, souffrant pour sa douleur, je ne l'ai inculpé d'être différent de moi, et si je pense qu'il n'en a pas été ainsi de lui, si je pense qu'il a pu avoir pitié de lui seulement et non pas de nous deux, je baisse la tête, je baisse la tête.
Également loin de la vie et de la mort? J'ai dans la bouche une saveur de terre. Je ne compte plus les soirs; je regarde le bois qui brûle, le reflet des flammes blanchit les plis de ma robe et fait trembler sur la paroi l'ombre d'une branche fleurie où l'on sent déjà le printemps, branche achetée presque furtivement, comme l'homme achète une heure d'ivresse, emportée ici dans mes bras en rougissant; oh! parfum doux, pétales légers que je ne veux pas baiser! J'ai dans la bouche une saveur de terre.
Sur l'autre paroi, je sais que tremble mon profil. C'est ainsi que le vit, peut-être seulement ainsi que se le rappelle, celui qui me dit un jour que cette ombre chinoise resterait pour toujours l'image la plus charmante qu'il eût vue de sa vie.
Chose de grâce sertie, chose reflétée, obscur contour, âme murée. C'est ainsi qu'il m'aimait.
Lui à qui j'avais murmuré: "Joie de mes yeux, ris", quand la première fois je lui plus sous la lumière solitaire.
Fuyant, son rêve, et pourtant, comme ces flammes, il avait vigueur d'élément, semblance d'éternité.
Comme le satin des eaux quand le soleil se couche parmi des nuages jamais pareils.
J'étouffe. Semblables à de noires ondes compactes qui se gonflent et retombent et remontent, les visions de mon esprit m'environnant me font défaillir de vertige. Qu'est ce que ce grondement, ce bruyant battement de mon coeur, ce monstrueux et invisible piston qui fait marcher le bateau alors que j'implore pour qu'il s'arrête?
Satiété de cette mer en furie, de ces innombrables crêtes d'écume uniforme, baveuses-abîmes.
Combien d'autres fois tournerai-je ainsi comme en cage entre quatre murs?
Dans le monde et sous le soleil et sous les brumes. Aucune maison n'est mienne, bien que toute chambre où je passe s'impreigne pour toujours de moi.
Et les arrêts nocturnes sous les toitures de fer, noms divers, nord ou sud, une même fuite de fumées rougeâtres, un même grincement de chaînes!
Les bords des champs-combien d'autres hivers? Humides sous des nuées mouvantes, avec des chênes jaunes sur un fil d'horizon ou sous l'ombre épaisse des vergers d'orangers. La terre est partout noire, de novembre.
J'appuie mes poignets à mes tempes.
Ma raison, es-tu là encore? Oui, tu domines encore toute pulsation et tout bourdonnement, merveilleuse!
Ce geste que je fais souvent d'appuyer mes poignets à mes tempes pour m'assurer que je ne suis pas folle, un temps viendrait-il jamais où je l'oublierai? Le jour où la ruine viendrait derrière mon front, je n'aurais plus ces torturants instants de doute. Mais peut-être referais-je encore, sans plus en savoir le sens, ce geste qui, depuis l'enfance, m'appartient, depuis que j'ai vu la folie détruire ma mère.
Au delà, au delà de ma raison, de ma raison opiniâtre, m'attend peut-être mon fantôme. Sur une plage errera peut-être un jour une femme qui rappellera aux autres celle que je fus, et ne saura plus son nom, rêvera et ne se sentira jamais seule, rêvera la petite tête blonde de son enfant sous sa caresse, rêvera de blondes lumières enamourées et de blondes ombres de forêts, et peut-être sourira doucement, et les paumes de ses mains et ses doigts s'agiteront sur sa tête comme des ailes d'or.
S'il est vrai que cette plage m'attend au bout de mon destin, pourrai-je prévoir le moment où j'y serai jetée?
Je suis encore, c'est cela, la fillette qui, tant de fois, restait le soir éveillée dans l'obscurité pour tâcher de surprendre le moment où elle entrerait dans le sommeil…
LA LETTRE
Parmi tant de routes que j'ai parcourues, ouvertes à mon courage, il en est une que je n'ai pas cherchée, qui m'est apparue à l'improviste, une route entre toutes tracée pour que j'apprisse ce que veut dire cheminer. Cheminer, aller de l'avant, après avoir laissé tout derrière soi, tout ce qu'il y a de plus amer, mais aussi tout ce qu'il y a de plus cher-et personne ne vous attend, et personne ne vous défend. La route monte, elle fait des lacets; de chaque côté, il y a le désert ondulé; au bas, une grande ville apparaît et disparaît. J'avais vingt-cinq ans. Détachée de toute mon existence antérieure, ma nouvelle destinée m'était inconnue. Le monde allait peut-être secouer ses poussiéreuses toiles d'araignée, entièrement recréé pour que je le comprisse. Tout autour, le printemps. Et la sensation inexprimable que tout ce qui avait été se transformait, oh! très lentement, en souvenir, tandis que mes veines battaient rapides; et rapide et léger était mon pas. La sensation qu'un jour le souvenir aussi se ferait léger, soumis. Comme si le passé n'avait été que cauchemar, sombre imagination. Et avec la même volonté fatale du vent qui féconde la fleur, je le résumerais dans un livre, précisément comme une frémissante fiction, j'accomplirais le terrible effort d'interpréter à la manière d'un rêve mon long malheur et toutes mes larmes…
O mon enfant, mais de ce sombre rêve, tu étais pourtant sorti, vivante réalité de chair, mon enfant, passion profonde de mon sang…
Pourquoi t'ont-ils arraché de moi?
Tu étais à moi, tu étais avec mon âme la seule chose vivante de ma sombre jeunesse; je t'avais fait grandir comme je grandissais moi-même, non pour ce jour-là, mais pour d'autres qui devaient venir… Mon enfant, et j'ai pu sauver mon âme de ce cauchemar, et toi, je n'ai pas pu te sauver! Ils ne t'ont pas rendu à moi, bien que je te réclamasse en hurlant… Ils n'ont pas voulu, tu es resté loin de moi, loin de moi. Resté pour toujours le petit qui avait déjà presque sept ans. J'ai essayé, ma créature, j'ai essayé de te deviner autre, d'imaginer comment pouvaient être tes yeux quand tu avais huit ans, quand tu avais dix ans et douze ans… Je cherchais à me représenter ta taille, mois par mois, et ton sourire et tes cheveux… Mais ta voix, mon fils, je ne la pouvais savoir! Tu venais dans mon sommeil, rêve d'un rêve. Et rien d'autre, plus jamais.
Une seconde destinée.
Route montante, parcourue tant de fois ce printemps-là, blanche sous le soleil, sans un bruit sous les étoiles, et je cheminais seule, je descendais à la ville, je remontais à la maison près de la pinède, et je me parlais à moi-même pendant toute une bonne heure.
Moi seule pour me répondre.
Seule avec quelque chose de ferme et de rude, mais que je ne savais pas, qui restait sans représentation, sans aucun rapport avec l'immensité et la majesté environnantes. J'allais. Brûlant de certitude, brûlant de volonté. Parfois, le gazon vert semblait m'inciter à me jeter à plat ventre en sanglotant, et je ne cédais pas.
Printemps lointain et sacré! Je le revis de temps en temps dans mon coeur avec un étonnement toujours plus profond, mais je ne peux prendre par la main la jeune pensive que j'étais alors et la montrer dans son miracle.
Quelle était véritablement ma nouvelle destinée? Qu'attendais-je de ma résistance?
Mais je ne me demandais pas cela. Je m'étais soustraite à une existence vile, je m'étais libérée saignante après un combat qui avait duré dix ans en moi. Pour moi, oui. Pour apporter plus tard à mon fils une conscience sauve, oui. Mais déjà il me semblait que j'allais par le monde comme une innomée: une femme entre tant de femmes, un créature humaine dans le grand flot de l'humanité. J'avais voulu être moi, non pour me distinguer, mais pour me sentir digne de me confondre dans le tout: non en croyant orgueilleusement en moi, mais pour pouvoir croire en la vie.
Et ce que maintenant je veux écrire ici s'agite sournoisement, essaie de m'échapper…
Mon âme, sois forte. Il y a des cimes de glaces étincelantes sous le soleil que mes yeux pourront revoir quand tu te seras purifiée.
J'ai dit à cette époque que je n'avais obéi qu'à un ordre intérieur en quittant la maison où j'étais épouse et mère. Comme on va au martyre. Et c'était vrai. J'ai dit que personne ne me poussait à mon acte terrible et que ce n'était pas par amour d'un autre homme que je m'exposais ainsi à perdre pour toujours mon enfant: cela aussi était vrai.
Mais une chose fut passée sous silence; alors et plus tard dans mon livre.
Ce n'était pas par amour d'un autre homme que je me libérais; mais j'aimais un autre homme.
Je l'avais choisi de loin, en cette dernière année de ma vie de là-bas, comme témoin de ce qui fermentait en moi, soif lucide d'une existence libre et sincère, frémissante sensation de possibilités infinies pour mon esprit et pour ma chair, et déchirement et déchirement pour ce que je n'avais pas le courage de briser. Choisi de loin, par lettre, me le rappelant à peine tel que je l'avais entrevu en deux ou trois rencontres, avec le sourire constant des timides, une grâce un peu féminine dans sa haute figure, et des yeux clairs. Poète nostalgique de sentiments et de rythme. Il m'avait dit sa mélancolie vagabonde, l'hésitation de son esprit entre le monde de sa culture et celui de sa pensée et la retraite déjà lasse de ses rêves de gloire. Je savais être restée pour lui une image de gentillesse, un visage de soeur grave, suave dans son souvenir indéterminé, et j'avais vaguement l'idée qu'autour de mon front il voyait une couronne des fleurs étoilées et argentées de son alpe. Quelque chose de ma mère s'émouvait en moi quand je pensais à lui, de ma mère romanesque et douce dans sa beauté blanche, au temps de sa jeunesse. Mais un soir, je me surpris à l'évoquer avec une intensité plus grande: haletante, de ma sombre solitude, je le vis exilé sur le rivage d'une mer empourprée, exilé et seul lui aussi, et de loin, les yeux éblouis, je lui tendis les bras. Ah! Ce n'était pas ma mère, ce soir-là, qui parlait par ma gorge! Je lui criai que je le voulais mien, que je voulais l'aimer, je l'enveloppai de tout mon désir multiple; violente, le regard ébloui, je criai, ivre de moi, de cette mienne voix qu'enfin quelqu'un entendrait tout entière. Il m'écouterait, il me regarderait! J'ôtais de mon front les étoiles de ses glaciers, je le rejoignais, courant pieds-nus sur le rivage en feu, en cette heure du couchant, et ainsi je voulais qu'il m'aimât, et, dans ma réalité demeurée jusqu'à ce soir-là inconnue à moi-même, ainsi je voulais qu'il me prît…
Et de loin était venue sa réponse, un soupir mélancolique, un craintif étonnement devant ces accents de vie jamais entendus jusqu'alors. "Parle encore, parle encore…" et c'était comme s'il avait renversé son beau visage pâle, les yeux mi-clos, épuisé comme après un de ces baisers qui semblent devoir palpiter éternellement dans les veines.
Il y a une branche d'amandier en fleurs sur ma table: et son parfum de miel, la plus inexprimable douceur que mes sens aient éprouvée à travers le printemps, et sa grâce miraculeuse donnent peut-être en ce moment à ma mémoire des lumières que dans la réalité de ce temps-là je ne percevais pas.
Je me vois comme j'étais, pénétrée de soleil, et j'oublie que je ne le savais pas.
Après ce premier cri où mon instinct s'était manifesté, j'avais fait de ce jeune homme lointain et presque inconnu mon amant. Un amant tel qu'il était nécessaire en cette heure-là à mon esprit. Je sentais bien qu'en réalité il était resté seulement surpris, puisqu'il ne venait pas à moi, après cet appel.
J'avais confusément l'intuition qu'il vivait et pleurait pour une femme qui depuis peu l'avait quitté. Et pourtant, de même qu'il ne se dérobait pas à la séduction de ma voix et assistait à cette création de moi-même qui avait quelque chose de fantastique dans sa troublante spontanéité, je continuais par lettre à lui parler comme si, malgré tout, il était mien, comme à celui que le Destin me donnait…
Amour, espoir du miracle! Puissance en toi dormante, perpétuelle attente de son éveil!
Amour, c'est de toi que je m'inspirais et non de la mesquine créature: de ton image à toi, mystérieusement sortie du fond de ma substance: amour, je te regardais, toi que je ne connaissais pas, et qui pourtant croissais dans mon âme comme autrefois mon enfant dans mon ventre: tu me voulais pour te servir, active et en même temps extatique, pour te servir et t'adorer…
Amour, et je t'appris.
J'appris à tendre les mains à la braise enflammée de l'extrême horizon.
J'appris à désirer, à renoncer, à me prodiguer sans demander de compensation, sans jamais recevoir de don qui valût le mien.
Amour, mais tu me trouvais belle, je le savais.
Tu me persuadais que je te méritais.
Avais-je été femme, jusqu'alors! Non, pas même en enfantant, pas même en allaitant mon enfant, je n'étais parvenue à sentir en moi la raison de mon existence et celle du monde. Mon enfant, je l'avais adoré, mais comme une partie de moi, plus arcane, qui m'attachait, oui, encore plus à la terre; mais, m'interrogeant encore, sans mon consentement, sans l'accord de ma volonté avec la volonté de la vie: mon enfant n'était pas un fruit de l'amour, il n'était pas non plus, pauvre petit coeur palpitant de mon coeur, il n'était pas fils de moi toute, il était né de moi avant que je fusse moi-même, née toute, avant que j'eusse vraiment fleuri.
Comme une grande rose au soleil, la femme s'ouvrait, maintenant, et son parfum s'en allait là-bas.
Je mettais dans ma lettre ma journée chaque soir, dans la blanche enveloppe, mon essence.
L'homme éloigné la recevait, la respirait.
Si je regarde et caresse un visage aimé, la vie se suspend en nous et autour de nous. Si je prends dans mes bras celui que j'aime et si je me fonds en lui, la vie qui crie dans notre sang n'est déjà plus de l'un ni de l'autre. Mais si je parle, seule à seul, si j'écris sur une page que verront seulement deux yeux autres que les miens, vraiment je me transmets; quelque chose de moi pour toujours passe en toi, que je ne récupérerai jamais plus, que tu emporteras avec toi dans la mort…
"Aimé, tu es loin, toutes tes heures je ne puis les imaginer, pour ma soif. Regarde, c'est le matin, et je suis dans le jardin, mes nattes sur les épaules, je semble être la soeur de mon enfant; mais dans mes yeux, la nuit ne m'a laissé qu'horreur. Pourtant je ris au petit, je rentre avec lui à la maison, les bras chargés de fleurs et de branches, et dans l'ombre silencieuse, je l'embrasse puis je le fais lire, syllabe par syllabe, je guide ses doigts pour écrire. Les heures passent, l'enfant est las, il va jouer, je reste seule. La poste ne m'apporte rien de toi, aujourd'hui encore. Depuis tant de jours… Pourquoi t'aimé-je? Je me rappelle à peine le timbre de ta voix telle que je l'entendis derrière moi un soir que tu surgis dans le vestibule d'un théâtre et que tu me saluas joyeusement…
"Pourquoi t'aimé-je? J'ignore ton baiser, je n'ai jamais vu au fond de ton regard. Et tu ne 'as jamais dit une parole qui ait pénétré, révélatrice, féconde, dans mon esprit. Mais, vois-tu, tu es libre, tu es jeune, tu as tremblé à mes accents: et j'ai senti, à peine avais-je commencé à te parler, que je pouvais te faire la vie plus forte et plus grande, et peut-être te rendre heureux. Avant, je ne savais pas cela. Je ne savais pas que mon instinct était de donner le bonheur, et de m'aimer dans un être heureux, heureux par moi. Que le froid, malgré mes vingt ans et mon enfant, et ma passion et l'orgueil de mon effort et de tout l'effort humain! Je ne savais pas quelle chose me manquait: une âme où mon âme se reflétât. Amour, intime miroir, amour qui me trouves belle! Et lorsque tu me vois, tu es bienheureux, ne fuis pas, ne fuis pas! La vie commence à présent pour toi comme pour moi. Je t'aime, vois-tu, pour ton hésitation à vaincre, pour ta lassitude à guérir, pour tes mélancoliques et vaines nostalgies à quoi j'oppose la ferveur de mes pressentiments: je t'aime pour ton craintif étonnement quand je te parle et que j'exalte la vie. J'aime celui que tu peux devenir si tu crois en moi. As-tu confiance? Je suis une petite femme, éloignée et inconnue, mais ma volonté de connaître et de créer est plus vaste et plus intense que la tienne. Si tu me donnes la main, même de si loin, ma volonté passera en toi. C'est cela que je désire, même si rien d'autre n'arrive. Que tu croies à mon coeur comme à une chose qui brûle plus que le soleil, et que tu saches que, jour et nuit, à tout instant, mes yeux, même dans le sommeil, ont la vision de ton sourire, ton sourire qui peut-être ne fleurira jamais près de mon visage, un sourire fier, ô mon amour."
Amour, espoir du miracle! Puissance en toi dormante, perpétuelle attente de son éveil!
Les oliviers, sous le soleil, sont d'argent et frémissent et brillent: de grandes eaux d'azur s'étalent derrière les branches brunies et un frisson les effleure. Le visage du monde n'a pas changé depuis le temps où j'avais quinze ans et n'aura pas changé dans mille ans: radieux et silencieux, il me regarde plus que je ne le regarde, il me regarde, petite, mais seule, vivante, pour peu d'instants, mais neuve toujours.
J'évoquais pour l'amour la belle adolescente que j'avais été. Et soudain, ma nécessité fut de dire pour la première fois comme cette mienne adolescence avait été tuée. Les rêves de vierge que je n'eus pas le temps de rêver, la nubilité que je ne connus pas, ma vie violée. L'amour devait venir pour qu'enfin je comprisse. Mais sans honte et sans rancoeur. Et ce n'était pas non plus pour faire naître la compassion chez l'aimé que je lui confiais la féroce tristesse du sort que j'avais subi pendant tant d'années. Je ne voulais pas être plainte. Ce sort ne m'avait pas détruite et ne m'empêchait pas, maintenant, de me mettre nue, idéalement, d'accomplir mes vraies noces avec l'époux digne de savoir tous mes secrets.
Lettre nuptiale écrite une nuit de mai, en une chambre d'auberge solitaire; et après qu'elle fut écrite, un vertige m'abattit le front contre la table, je sentis une étrange saveur dans ma bouche et réellement, un filet rouge me sortit des lèvres, tacha le bord des pages… Sang mystérieusement fleuri avec le jet de mon âme, lettre consacrée…
Quand j'eus repris connaissance, j'allai à la fenêtre. D'une ligne douce de collines boisées de cyprès, l'aube surgissait, argentée: un fleuve glissait, vert, sous de légères voiles! L'Arno! L'Arno! Le vent passait frais, à travers mes cils, dissipant toute impression de malheur. J'étais à Florence, pour la première fois seule, par hasard. Je devais repartir le lendemain, anxieuse de revoir mon enfant. Pourtant, tout à l'heure, la mort m'avait frôlée, en cette chambre d'auberge, penchée sur une page où, si la mort m'avait prise, des yeux étrangers auraient découvert, en le raillant et profanant, tout ce que j'avais été… Pourquoi ne tremblai-je pas?