Sommet religieux-mais je ne savais pas le toucher.
Je commis pourtant alors le péché dont je me suis confessée, peut-être le seul péché concret de ma vie. André m'y poussa et je ne m'y opposai point. Il ôta de mon livre les pages où je disais mon amour pour Félix. Et je laissai ainsi amputer ce que je voulais, ce que je criais être oeuvre de vérité.
Comme n'importe quelle autre des coupures faites sur le manuscrit, comme sur un travail littéraire quelconque. Il mit dans les marges des mots de lui. Où était la petite gaillarde qui s'appelait Rina, qui seule, après tant d'humiliations, avait un jour agi avec intrépidité et s'était déliée? Rebaptisée, replantée. L'homme a un instinct si ingénu de cultivateur!
Et l'autre personne offensée? Que dirait Félix, à la publication du livre?
Larmes que je ne pleure plus, créatures perdues, forêts immobiles dans le temps…
Paroles à dire, mon âme. Paroles que tu dis quand la minute te surprend, parmi des myriades d'autres et tu sens alors que la mort n'aurait pas pu te fermer la bouche avant que tu les aies dites.
Pacte mystérieux entre la mort et la destinée. Elles t'aiment les deux soeurs, elles t'aiment à la même mesure.
Ailes autour de mon front, souffle méditatif, force, élément.
Champs labourés de ma passion, et eaux et rochers, certitudes, effrois, hymnes.
Images qui deviennent paroles.
Et silences, abîmes, distractions et, de là, retours, à la minute exacte, ô destinée certaine comme la mort!…
Félix ne lu pas mon livre.
Il mourut en me nommant encore Rina.
Il ne se tua pas. Il mourut en deux jours, de je ne sais quel mal foudroyant, sans personne auprès de lui, peut-être sans croire mourir.
M'a-t-il appelée? Je ne l'ai pas entendu, je ne l'ai pas revu, André m'a dit la chose un matin, doucement. Et doucement, j'ai murmuré non, non, j'ai murmuré que ce ne devait pas être vrai.
Non au Destin, Rina?
Mais j'avais différé, différé… Pour ne pas faire de peine à cet autre homme, je n'avais plus jamais écrit à l'abandonné; la force m'avait manqué d'aller au fond de mon espérance de créer, d'animer une fraternité amoureuse, après l'amour, après la dernière nuit, veillée sur l'amour. Misère de moi! Laisse-moi, toi André. Va-t'en si cela te fait mal. Laisse. Il m'était cher! Je ne pourrai jamais plus lui faire savoir combien il m'était cher. Le temps s'était arrêté; il y avait quelque chose de fixé; même après dix ans, en le revoyant, j'aurais pris entre mes mains cette tête où les cheveux étaient flamme, tendresse, spasme…
Et ne suis-je pas ici-et il y a si longtemps, Félix, que tu es blanche poussière en ton cimetière de montagne-ne suis-je pas ici, frisson encore, pensée de toi encore?
J'ai aimé d'autres hommes, après celui-là même auquel je t'ai sacrifié; d'autres, plus solidement, avec un plus sauvage désespoir. Mais pour aucun peut-être, je n'aurai jamais cet accent qui peut-être était à toi, coeur élégiaque, coeur qui, le premier avant les autres, tremblas et tressaillis en m'écoutant. Ce matin où j'appris ta mort m'apparut comme la fin de ma jeunesse. Eh non! elle finit seulement aujourd'hui, aujourd'hui que j'achève de t'évoquer, Félix. Pour qui? A partir d'aujourd'hui, tu ne m'appartiens plus, et tout ce que de toi je n'ai pas su fixer s'évanouit pour toujours; et ce qui est noté ici ne sera jamais plus qu'une chose rêvée et que nous avons donnée, ô notre jeunesse, à la vie.
Lointains, verts, azurés, brodés d'ombres d'argent, il y a des yeux qui ne vous verront plus.
O sortant de la mer, crêtes de glaciers incandescentes vers le soir, sillon des oiseaux dans le ciel: dans ce regard, jamais plus.
Ses yeux se seraient-ils lassés? Les apparences sont des adolescentes éternelles.
Ou bien la beauté de la terre ne se corrompt-elle jamais pour cela seulement que les miroirs humains ne se ternissent pas tous, que tel se brise quand il est plus clair?
Surprises dans le sommeil, surprises dans la bataille, inconscientes ou rebelles ou prêtes, les horizons sont pénétrés de jeunesse fauchées, de jeunesses qui ne mûrirent pas, ne se corrompirent pas, sans fruits, sans oeuvres, et ce n'est peut-être que pour cela que les couchants dans le ciel ont toujours des magies d'aurore.
Un peu de chanson, un peu de chanson, qui me dise d'essence sans nom, d'essence seulement, sans explication.
LES CARAVANES
Les saisons se suivent, reviennent identiques; il y a quelque chose qui croît, quelque chose, selon des lois qui paraissent contradictoires, obscures-et combien de temps vivra-t-elle, si, autour d'elle, tandis qu'elle se formait, il y eut des ciels si divers?
Les chairs de la femme savent la lenteur solitaire du temps qui gonfle un ventre et aux innombrables instants rythmés par le double coeur, il y a un terme fixé; mais qui pourra me dire si mon oeuvre sera terminée dans un an ou dans dix autres années, cette oeuvre qui devra ensuite rester immuable, oeuvre mienne, poussière d'étoile?
Et elle est traversée par le vent, par des odeurs de pain chaud, des odeurs de maçonneries mousseuses, des odeurs de copeaux sous le rabot.
Comme suspendue ainsi que des atomes désagrégés, elle est fouettée par un vent de volonté étranges.
Oeuvre commencée en croyant également lointaines la vie et la mort qui, au contraire, bourdonnent, bourdonnent, qui fulgurent, lacérant l'air. Création commencée comme on prie, instant frémissant de la conception, comme pour l'enfant, et tout le reste n'est seulement que besogne, destinée de travail.
La vie et la mort passent comme des éclairs.
Éclat du soleil, au coup de midi sur les murs, sur les terrasses, sur les jardins de tant de maisons qui m'eurent à midi. Vent du soir sur mes paupières, sur les cils de mes yeux qui viennent de pleurer, vent doux.
Travail, tourment, larmes, fraîches perles solitaires. Maisons fixes, nuages flottants.
Je vais écrire une page de bravoure: l'écrire comme elle fut vécue, avec une dure volonté et si peu pour moi! Moi qui ai dans le coeur tout autre chose qui semble déborder et que je ne puis encore réaliser.
Bravoure compacte, profondément gravée.
Fillette, je me séparais nettement du jeu, une fois qu´il était terminé, comme un corps ruisselant d'eau se jette sur le sable. Puis, parmi les ouvriers de mon père, des centaines dans le souffle énorme des fourneaux-est-il resté dans mon regard un peu de la flamme et de l´incandescence de la matière en fusion?-je me sentais sertie, palpitante, en cette activité défiant presque le cerveau qui la dirigeait et les muscles des autres. J´ai aligné des chiffres, debout j´ai surveillé des travaux manuels, j´ai porté pour m'amuser des poids sur les bras qui quelques années plus tard devaient porter mon enfant. Fille de patron. Tant de forces à dépenser, tant! pour arriver, exténuée, à comprendre la liberté douce d´une ligne de montagne bleue, là-haut…
Et, plus tard, de pauvres nécessités matérielles s´ajoutant à la douleur fidèle: la valeur du sou, la nourriture préparée de mes propres mains, la vaine tentation d´un fruit, d´un peu de parfum: le travail pour ce sou, la lourde fatigue de dépouiller des journaux, de feuilleter des revues, les yeux sur des épreuves étrangères, la plume qui traduit des volumes et des volumes, niaiseries, des mois, des années…
Les bouts de mes doigts sont comme des pétales, pourtant.
Apologie de Socrate, découverte un soir, compensation d´infinies biographies de torchons!
Je vis passer des caravanes.
Elles continuent leur marche, certainement.
Des femmes, dans des salles d´hôpitaux, me tendirent leurs petits, des milliers de femmes, pauvres traits durs, lèvres arides. En des heures matinales, qui étaient fraîches et parfumées, misérablement des milliers de petits membres nus avec leurs condamnations, me furent montrés.
Je vis, dans les faubourgs, de sales paquets d´indigence, qui avaient été enfants du peuple, avaient indifféremment travaillé et volé, et maintenant, sortis de prison, impassibles, s´entassaient.
Autour de la ville, l´espace s´ouvrait interminable pour la fuite. Terre de l´Agro romain, avec ses attentifs petits nuages dans le ciel d´or. Toutes les formes apparaissaient pour s´estamper ainsi grises à terre, nomades bas-reliefs. Et le gris et l´or, la rase campagne et le cave velum du temps chantaient.
Fut-ce un été ou un hiver? Je ne sais. Je vis cette majesté déserte se creuser comme certains regards, et inattendues, dans des champs d'ombre d´où toute humanité semblait écartée, remuer des vies. Choses d´argile encore ou déjà? Elles me demandaient: "D´où viens-tu? Comme tu es blanche!!!"
(Douleur, douleur d´aujourd´hui et de toujours, je ne te surmonte pas, tu es présente. Les images que j´évoque n´enlèvent ni n´ajoutent rien à la saveur de terre que j´ai dans la bouche. Mais, née dame et guerrière, j´écris de la même main qui, légère, a porté hier une branche de roses au jeune blessé qui ne me connaît pas. Il l´a baisée avec une sensation étrange, et belle était la branche, entre cet étonnement soumis et mon sourire distant.)
"D´où viens-tu?"
J'indiquai Rome qui, comme un jardin de cristal, apparaissait à peine surgissant au fond de cette immensité.
Une joie sanglotante, un instant, peut créer une rude loi pour des années.
Toute la terre romaine devint mon fief, devint mienne plus que si je l´avais, à partir de l´adolescence, parcourue à cheval, au galop. Possession auréolée et à côté de moi, on vit venir ceux que je traînais à ma suite avec André. Des villages de roseaux et de mottes de terre et des cavernes insoupçonnées, des êtres intrigués sortirent avec empressement à l´arrivée de nouveaux venus, d´instituteurs, de livres. Le sol se creusait de plus en plus vers la mer ou vers les monts, tout poussière ou tout marécage; il brillait, fébrile, étalait à ma vue de grands yeux de rosée, certains matins qu´une soudaine mélodie, dans la chevelure des pins, s´accordait au vol élevé de l´alouette.
Les plus vieux rirent et pleurèrent en apprenant à épeler-cela est le souvenir le plus sûr de ma longue oeuvre: il vaut que je ne regrette pas la force et la passion que je leur ai données.
Doigts terreux tremblants qui, désormais, apprenaient une science inutile pour eux, comme une musique seulement, désormais.
Et là était la justice: dans la réalité et la timidité de cette joie, à eux et à moi.
Je parus enrôlée pour toujours parmi ceux qui ont l´existence remplie ainsi, qui fondent des écoles et des hospices, échangent de pathétiques visites, ont foi en un avenir social ordonné.
Un fantôme surgit; il va nu-pieds, il a un geste charmant.
François, saint de "ma vallée".
Si cet esprit, le reçoit encore, les grises ironies sont encore toujours négligées.
Comme si j´étais à sa gauche, quand? qui le sait? et comme s´il eût mis avec ses bras en croix sa main droite sur ma tête, et m´eût dit, comme à son Bernard:
"Andando e stando" .
En allant et en demeurant, amour.
Joie de donner, joie de recevoir, sans savoir rien de demain, sans rien attendre.
Là où il y avait eu matière de roche grise, uniforme et toute brûlante, voici de frais ruisseaux, des jeux de couleurs.
Avec Saint François se sont rendus sensibles les printemps d´Italie. Les murs se sont peints. Par les landes, on a chanté.
O Sienne! O Ravenne!
Liberté mystique. Sagesse d´espace de ma terre, réalité inépuisable et universelle.
Andando e stando .
Ce fut en ce temps-là que mon livre courut par le monde.
Et il y a une zone trouble-ai-je dit que je le défendais?-détachée de moi, ma valeur, et le chiffre obscur débattu âprement: moi qui m´étais mise à nu pour me plonger neuve dans les eaux et dans le vent, je restais presque sans souffle. Zone trouble qu'on appela presque glorieuse, zone amère, saveur ingrate.
Les femmes, celles qui écrivent, pourquoi ne comprenaient-elles pas?
Je n´ai pas oublié, mais qu´elles soient pardonnées je pleurai sur elles.
Où j'arrivais sans date, là seulement je vivais.
Postérité. Pages lues avec certitude d´esprit, lointain message, le nom importe peu, puisqu´on ne l´avait jamais entendu auparavant, parole qui s´inscrivit pour toujours. Je suis peut-être ensevelie depuis des siècles. Et quand je suis rencontrée sur les chemins de la vie par ceux qui m´ont lue ainsi, on me trouve réelle et lointaine comme la figure d´une fresque ou d´un sarcophage, ou l´héroïne d´un poème, Calipso ou Antigone ou Iseult. Des vieillards et des enfants me regardent avec un identique abandon. Des mères s´informent de mon enfant comme s´il devait avoir éternellement sept ans. Elles ont veillé avec mon livre sur les genoux. Elles ont cru. Combien t´ont bercé, mon fils?
Des hommes passaient, des hommes fiers, des hommes dégourdis, des hommes simples.
Ils me considéraient en silence dans ma fidélité inouïe à mon ami pauvre et difforme.
Un seul, une fois-il avait une voix qui vibrait intense et très belle, je n´en entendis jamais de pareille, suspendue dans l´air du soir, palpitante puissance-osa me dire: "Le bonheur que vous donnez ne vous fait-il pas peur? C´est un don terrible, et celui qui l´a obtenu ne le sait pas."
Où est-il? Comment est aujourd´hui sa voix, que je n´ai plus jamais entendue? Qu´est-ce que cette lucidité de mon souvenir, cette brise que je soulève si je veux à tant de temps de distance, paroles qui devant moi seule, alors, s´élevèrent dans le soir, et celui qui les prononça, s´il doit les retrouver ici, ne saura peut-être plus qu´elles furent de lui.
Tant de caravanes!
Longues lignes équivalentes.
Elles vont et il n´est pas vrai que la terre tourne: tout est rectiligne, il n´y a pas de tourbillon, tout est séparé, bien que tout s´équivaille, caravanes, tant de caravanes, sourd trépignement de pieds, magnétisme pesant, et seulement la nuit, quand s´allument les torches, dans l´ondoiement momentané semblable au sirocco confondant les îles et les mers, moi, menue, éperdue, je retrouve vertigineusement le sens des sphères, libre, lancée en prière; que demain ma danse s'enlace, entre mon tourment serré et l'âme joyeuse du soleil, ô silence, silence qui attend!
Comme il était attentif, paupières baissées, le regard de Psyché, le jour où je l´interrogeai!
J´avais navigué de longues heures avec le souci unique de la revoir. M´émerveillant en moi-même d´être secourue par le souvenir d´un marbre à mon retour des pays détruits, les yeux lourds de tant d´épouvantes d´autrui, épuisée dans tous mes membres et dans mon coeur.
Le bateau qui me ramenait traînait pour toujours, pour moi, sur le rivage, des visions de ruines. Une route de fer et de cailloux bouleversée, interminable, parcourue sous la lune, avec les pieds blessés parmi les remous d´écume autour des écueils d´âpre enchantement, et l´aboi des chiens à 1´approche de chaque village effondré, avec le parfum des fleurs d´orangers et la puanteur des cadavres. Une soif atroce, une autre nuit; nous-mêmes, sur le plancher d´un wagon à bestiaux dans une gare, et des voix à l´agonie sortant des baraques et des ambulances, implorant quelque goutte à boire; le visage des enfouis vivants, le visage d´un petit, déterré au bout d´une semaine, qui semblait devoir tomber en poussière, si l´on soufflait dessus; les éclats de rire puissants de ceux qui avaient déjà oublié la catastrophe, les taches de soleil sur les ruines, et encore le doux et amer ondoiement de l´azur, et encore des noms doux et amers, Scylla, Palmi, et les ombres touffues des vergers d´orangers et les antiques bois d´oliviers et la haute blancheur de l'Aspromonte, solide image d´éternité.
Paupières abaissées, le sein brillant, Psyché écoutait. J´étais devant elle et l´angoisse continuait. J´étais devant elle comme une chose venue d´une plus grande distance que je ne croyais. Déjà j´oubliais le navire et les terres bouleversées-et l´angoisse augmentait. Une passion, une désolation plus secrètes. Je sentais le calme revenir sur les mers, les ruines sur le rivage se recouvrir déjà de verdure, et de nouvelles catastrophes se préparer, des guerres descendre sur la race humaine provisoire… Psyché, Psyché! Son torse brisé et parfait, comme je l´avais convoité, resplendissait. Évanouie, toute mémoire de mythe. Mais forme de conscience ineffaçable, voici, la statue récréait pour moi l´atmosphère de spasme concentré d´où elle était sortie.
Ainsi elle me répondait.
Un invisible surgeon d´eau vive nous transformait l´une en l´autre. Matière taillée au ciseau, elle redevint pendant quelques instants animée; moi, je me sentis composée en lignes souveraines, vertu et génie exprimés musicalement, hors de l´histoire et de toute espérance…
(Je dois mourir. Tant que je saurai garder en moi seule le souvenir de cet instant, je serai immortelle. La divinité nous touche; elle n´hésite pas à entrer en nous, parce qu´elle connaît que nous ne pouvons pas nous détacher de ce qui nous fut donné de plus grand. Poids insupportable de ce qui fut plus léger et nous enleva tout fardeau, poids à jeter puisque je dois mourir, âme, beauté révélée).
LA FABLE
Ai-je peur? Je n´eus pas peur, alors.
J´invoque, pour qu´elles continuent à m'aimer, les femmes douces et pures que j´ai sur la terre: le visage rose et mélancolique de ma soeur, la dernière-née de mon père et de ma mère, qui a maintenant des fillettes semblables à ce qu´était celle qu´encore en de certains songes heureux je revois et caresse, chère tendresse: le visage d´une jeune amie qui fait, quand il m´apparaît, que les harmonies reviennent, même aux heures les plus dures, tant elle est image et essence de Muse, tant elle entend et soulève la vie: et d´autres visages encore, attentifs et fidèles; femmes, mystères que je ne tente pas de déchiffrer, les plus saintes comme les plus séduisantes…
Cela commença puérilement comme commençait le printemps: des voix d´oiseaux sur la colline me réveillaient à l'aube, vibraient neuves; jamais les variations du ciel de mars ne m´avaient autant émue; ingénue et docile, une force dans l´air semblait à toute heure me prier et se cacher.
La fable était blonde. Une couleur chaude se mouvait sur toutes choses. Quelqu´un, arrivant chaque jour, me couvrait de fleurs, disait: "Viens", me conduisait en courant à la digue verdoyante et silencieuse, chantait. Deux points d´or dans les yeux, un pli violent et lumineux dans ses cheveux.
Amour, voix au lent essor!
Long rayonnement des regards, et sans qu´une seule de ses boucles touchât mon front, si je fermais les yeux une fête resplendissante demeurait sur mes cils.
Baisers sur mes mains, prolongés. Et ses doigts plongés dans ma chevelure, profondément, comme le vent dans les racines.
Plus près, plus près!
Le monde est transfiguré. Les sylphes règnent. Quelqu´un me presse la bouche avec sa bouche, en ce vaste frisson d´innocence, oh! lumières d´or, quelqu´un qui est femme comme moi, et enfant.
"Femme"!
Dieu ne mit pas la peur en moi.
Dieu a toujours voulu, dans son terrible coeur, m´appeler loyale.
Dieu qui seul supporte mes larmes, mes cris déchirants, la misère et la dévastation qui sur mon visage se montrent parfois comme sur une lande battue par sa colère nocturne -, lui seul aussi sait si j´ai été, si je suis digne d´avoir accepté son pacte pour l´éternité.
Ma voix ne suffit pas-que ne puis-je l´accorder sur des cymbales résonnantes, sur des cymbales éclatantes, sur la harpe ou sur le cistre-pour attester que dans chacune de mes audaces, j'eus autant de gloire et de félicité que j´eus de peine. Par contre, ce visage même quand il est séché de larmes, mon aspect, suffit pour que je connaisse le soleil et que j´en sois pénétrée et sache les grands bonheurs, elle suffit, cette pointe de rose sous l´aile d´argent de mes cheveux lourds. Qui me voit éprouve un plaisir fort, de haute prairie. Les années lointaines et hier encore tacitement m´ont recouverte d´un brillant émail. Pour ce pouvoir matinal qui resplendit sur moi, comme sur une gentiane poudrée de frimas, je m´aime pour cela, ce pouvoir matinal, illimité, entre toutes les fantaisies de la création la plus magique. J´aime ma nature féminine, puissante et reconnaissante. Mais heureux le mâle! Portant sous le ciel son masque méprisant, l´homme me rencontre, m'abat, jouit de moi renversée, de moi, noblesse douce de formes, bonté douce de pétales. Heures de fête parmi les blés mûrs et les abeilles joyeuses de miel. Qui des deux s´approche le plus de l´infini? La femme dans l´étreinte, couchée sur le dos, n´a presque plus de regard et, si elle l´a tout de même ouvert en une attente profonde (la mort, la mort peut venir, elle nous trouvera attentifs et beaux et nous ne fuirons pas), l´homme est toujours plus fortuné, qui la contemple faite à la semblance de suaves nuées pour lui sertie en terre. La joie rit dans ses yeux. Par les blés mûrs ou les chênes et les pierres et les eaux, sous les roses de l´aurore, une épaule de blanche nymphe secrète est parole impérissable.