– N’est-ce pas le sort de presque tous? Vous-m?me, ne vous d?pensez-vous pas en col?res et en luttes?
– Moi, ce n’est pas la m?me chose. Je suis n? pour cela. Regardez mes bras, mes mains. C’est ma sant?, de me battre. Mais vous, vous n’avez pas trop de force; cela se voit, du reste.
Olivier regarda m?lancoliquement ses poignets maigres, et dit:
– Oui, je suis faible, j’ai toujours ?t? ainsi. Mais qu’y faire? Il faut vivre.
– Comment vivez-vous?
– Je donne des le?ons.
– Des le?ons de quoi?
– De tout. Des r?p?titions de latin, de grec, d’histoire. Je pr?pare au baccalaur?at. J’ai aussi un cours morale dans une ?cole municipale.
– Un cours de quoi?
– De morale.
– Quelle diable de sottise est-ce l?? On enseigne la morale dans vos ?coles?
Olivier sourit:
– Sans doute.
– Et il y a de quoi parler pendant plus de dix minutes?
– J’ai douze heures de cours par semaine.
– Vous leur apprenez donc ? faire le mal?
– Pourquoi?
– Il ne faut pas tant parler pour savoir ce qu’est le bien.
– Ou pour ne le savoir point.
– Ma foi oui: pour ne le savoir point. Et ce n’est pas la plus mauvaise fa?on pour le faire. Le bien n’est pas une science, c’est une action. Il n’y a que les neurasth?niques, pour discutailler sur la morale; et la premi?re de toutes les lois morales est de ne pas ?tre neurasth?nique. Diables de p?dants! Ils sont comme des culs-de-jatte qui voudraient m’apprendre ? marcher.
– Ce n’est pas pour vous qu’ils parlent. Vous, vous savez; mais il y en a tant qui ne savent pas!
– Eh bien, laissez-les, comme les enfants, se tra?ner ? quatre pattes, jusqu’? ce qu’ils aient appris d’eux-m?mes. Mais sur deux pattes ou sur quatre, la premi?re chose, c’est qu’ils marchent.
Il marchait ? grands pas d’un bout ? l’autre de la chambre, que moins de quatre enjamb?es suffisaient ? mesurer. Il s’arr?ta devant le piano, l’ouvrit, feuilleta les morceaux de musique, toucha le clavier, et dit:
– Jouez-moi quelque chose.
Olivier eut un sursaut:
– Moi! fit-il, quelle id?e!
– Mme Roussin m’a dit que vous ?tiez bon musicien. Allons, jouez.
– Devant vous? Oh! dit-il, j’en mourrais.
Ce cri na?f, sorti du c?ur, fit rire Christophe, et Olivier lui-m?me, un peu confus.
– Eh bien! dit Christophe, est-ce que c’est une raison pour un Fran?ais?
Olivier se d?fendait toujours:
– Mais pourquoi? Pourquoi voulez-vous?
– Je vous le dirai tout ? l’heure. Jouez.
– Quoi?
– Tout ce que vous voudrez.
Olivier, avec un soupir, vint s’asseoir au piano, et, docile ? la volont? de l’imp?rieux ami qui l’avait choisi, il commen?a, apr?s une longue incertitude, ? jouer le bel Adagio en si mineur , de Mozart. D’abord, ses doigts tremblaient et n’avaient pas la force d’appuyer sur les touches; puis, peu ? peu, il s’enhardit; et, croyant ne faire que r?p?ter les paroles de Mozart, il d?voila, sans le savoir, son c?ur. La musique est une confidente indiscr?te: elle livre les plus secr?tes pens?es. Sous le divin dessin de l’Adagio de Mozart, Christophe d?couvrait les invisibles traits, non de Mozart, mais de l’ami inconnu qui jouait: la s?r?nit? m?lancolique, le sourire timide et tendre de cet ?tre nerveux, pur, aimant, rougissant. Mais arriv? presque ? la fin de l’air, au sommet o? la phrase de douloureux amour monte et se brise, une pudeur insurmontable emp?cha Olivier de poursuivre; ses doigts se turent, et la voix lui manqua. Il d?tacha ses mains du piano, et dit:
– Je ne peux plus…
Christophe debout derri?re lui, se pencha, ses deux bras l’entourant, acheva sur le piano la phrase interrompue; puis il dit:
– Maintenant, je connais le son de votre ?me.
Il lui tenait les deux mains, et le regarda en face longuement. Enfin, il dit:
– Comme c’est ?trange!… Je vous ai d?j? vu… Je vous connais si bien et depuis si longtemps!
Les l?vres d’Olivier trembl?rent; il fut sur le point de parler. Mais il se tut.
Christophe le contempla, un instant encore. Puis, il lui sourit en silence, et sortit.
Le c?ur rayonnant, il descendit l’escalier. Il croisa deux morveux tr?s laids, qui montaient l’un une miche, l’autre une bouteille d’huile. Il leur pin?a les joues amicalement. Il sourit au concierge renfrogn?. Dans la rue, il marchait en chantant ? mi-voix. Il se trouva au Luxembourg. Il s’?tendit sur un banc ? l’ombre, et ferma les yeux. L’air ?tait immobile; il y avait peu de promeneurs. On entendait, affaibli, le bruit in?gal d’un jet d’eau, et parfois le gr?sillement du sable sous un pas. Christophe se sentait une fain?antise irr?sistible, il s’engourdissait comme un l?zard au soleil; l’ombre ?tait depuis longtemps partie de dessus son visage, mais il ne se d?cidait pas ? faire un mouvement. Ses pens?es tournaient en rond; il n’essayait pas de les fixer; elles ?taient toutes baign?es dans une lumi?re de bonheur. L’horloge du Luxembourg sonna; il ne l’?couta pas; mais, un instant apr?s, il lui sembla qu’elle avait sonn? midi. Il se releva d’un bond, constata qu’il avait fl?n? deux heures, manqu? un rendez-vous chez Hecht, perdu sa matin?e. Il rit, et regagna sa maison en sifflant. Il fit un Rondo en canon sur le cri d’un marchand. M?me les m?lodies tristes prenaient en lui une allure r?jouie. En passant devant la blanchisserie de sa rue, il jeta, comme d’habitude, un coup d’?il dans la boutique, et vit la petite rousotte, au teint mat, ros? par la chaleur, qui repassait, ses bras gr?les nus jusqu’? l’?paule, son corsage ouvert; elle lui lan?a, comme d’habitude, une ?illade effront?e; pour la premi?re fois, ce regard glissa sur le sien, sans l’irriter. Il rit encore. Dans sa chambre, il ne retrouva aucune des pr?occupations qu’il y avait laiss?es. Il jeta ? droite, ? gauche, chapeau, veste et gilet; et il se mit au travail, avec un entrain ? conqu?rir le monde. Il reprit les brouillons musicaux, ?parpill?s de tous c?t?s. Sa pens?e n’y ?tait pas; il les lisait des yeux seulement; au bout de quelques minutes, il retombait dans la somnolence heureuse du Luxembourg, la t?te ivre. Il s’en aper?ut deux ou trois fois, essaya de se secouer; mais en vain. Il jura gaiement, et, se levant, il se plongea la t?te dans sa cuvette d’eau froide. Cela le d?grisa un peu. Il revint s’asseoir ? sa table, silencieux, avec un vague sourire. Il songeait:
– Quelle diff?rence y a-t-il entre cela et l’amour?
Instinctivement, il s’?tait mis ? penser bas, comme s’il avait eu honte. Il haussa les ?paules:
– Il n’y a pas deux fa?ons d’aimer… Ou plut?t, si, il y en a deux: il y a la fa?on de ceux qui aiment avec tout eux-m?mes, et la fa?on de ceux qui ne donnent ? l’amour qu’une part de leur superflu. Dieu me pr?serve de cette ladrerie de c?ur!
Il s’arr?ta de penser, par une pudeur ? poursuivre plus avant. Longtemps, il resta ? sourire ? son r?ve int?rieur. Son c?ur chantait dans le silence:
– Du bist mein, und nun ist das Meine meiner als jemals…
(«Tu es ? moi, et maintenant je suis ? moi, comme je ne l’ai jamais ?t?…»)
Il prit une feuille, et, tranquille, ?crivit ce que son c?ur chantait.
Ils d?cid?rent de prendre un appartement en commun. Christophe voulait qu’on s’install?t tout de suite, sans s’inqui?ter de perdre un demi-terme. Olivier, plus prudent, quoiqu’il n’aim?t pas moins, conseillait d’attendre l’expiration de leurs loyers. Christophe ne comprenait pas ces calculs. Comme beaucoup de gens qui n’ont pas d’argent, il ne s’inqui?tait pas d’en perdre. Il se figura qu’Olivier ?tait encore plus g?n? que lui. Un jour que le d?nuement de son ami l’avait frapp?, il le quitta brusquement, et revint deux heures apr?s, ?talant triomphant quelques pi?ces de cent sous qu’il s’?tait fait avancer par Hecht. Olivier rougit, et refusa. Christophe, m?content, voulut les jeter ? un Italien, qui jouait dans la cour. Olivier l’en emp?cha. Christophe repartit, bless? en apparence, en r?alit? furieux contre lui-m?me de sa maladresse ? laquelle il attribuait le refus d’Olivier. Une lettre de son ami vint mettre un baume sur sa blessure. Olivier lui ?crivait ce qu’il ne pouvait lui exprimer de vive voix: son bonheur de le conna?tre et son ?motion de ce que Christophe avait voulu faire pour lui. Christophe riposta par une lettre d?bordante et folle, qui rappelait celles qu’il ?crivait, ? quinze ans, ? son ami Otto; elle ?tait pleine de Gem?t [2] et de coq-?-l’?ne; il y faisait des calembours en fran?ais et en allemand; et m?me, il le mettait en musique.
Ils s’install?rent enfin. Ils avaient trouv? dans le quartier Montparnasse, pr?s de la place Denfert, au cinqui?me d’une vieille maison, un logement de trois pi?ces, et une cuisine, fort petites, qui donnaient sur un jardin minuscule, enclos entre quatre murs. De l’?tage o? ils ?taient, la vue s’?tendait, par-dessus le mur d’en face, moins ?lev? que les autres, sur un de ces grands jardins de couvents, comme il y en a encore tant ? Paris, qui se cachent, ignor?s. On ne voyait personne dans les all?es d?sertes. Les vieux arbres, plus hauts et plus touffus que ceux du Luxembourg, frissonnaient au soleil; des bandes d’oiseaux chantaient d?s l’aube, c’?taient les fl?tes des merles, et puis le choral tumultueux et rythm? des moineaux; et le soir, en ?t?, les cris d?lirants des martinets, qui fendaient l’air lumineux et patinaient dans le ciel. Et la nuit, sous la lune, telles les bulles d’air qui montent ? la surface d’un ?tang, les notes perl?es des crapauds. On e?t oubli? que Paris ?tait l?, si la vieille maison n’e?t constamment trembl? du grondement des lourdes voitures, comme si la terre avait ?t? remu?e par un frisson de fi?vre.
L’une des chambres ?tait plus large et plus belle que les autres. Ce fut un d?bat entre les deux amis ? qui ne l’aurait pas. Il fallut la tirer au sort; et Christophe, qui en avait sugg?r? l’id?e, sut, avec une mauvaise foi et une dext?rit? dont il ne se serait pas cru capable, faire en sorte qu’il ne gagn?t point.
Alors, commen?a pour eux une p?riode de bonheur absolu. Le bonheur n’?tait pas dans une chose pr?cise, il ?tait dans toutes ? la fois; il baignait tous leurs actes et toutes leurs pens?es, il ne pouvait se d?tacher d’eux, un seul instant.
Durant cette lune de miel de leur amiti?, ces premiers temps de jubilation profonde et muette, que conna?t seul «celui qui peut, dans l’univers, nommer une ?me sienne»…
… Ja, wer auch nur eine Seele sein nenni auf dem Erdenrund…
ils se parlaient ? peine, ? peine ils osaient parler; il leur suffisait de se sentir l’un ? c?t? de l’autre, d’?changer un regard, un mot qui leur prouvait que leur pens?e, apr?s de longs silences, suivait le m?me cours. Sans se faire de question, m?me sans se regarder, ils se voyaient sans cesse. Celui qui aime se mod?le inconsciemment sur l’?me de celui qu’il aime; il a si grand d?sir de ne pas le blesser, d’?tre tout ce qu’il est, que, par une intuition myst?rieuse et soudaine, il lit au fond de lui les mouvements imperceptibles. L’ami est transparent ? l’ami; ils ?changent leur ?tre. Les traits imitent les traits. L’?me imite l’?me, – jusqu’au jour o? la force profonde, le d?mon de la race, se d?livre brusquement et d?chire l’enveloppe de l’amour, qui le lie.
Christophe parlait ? mi-voix, il marchait doucement, il prenait garde de faire du bruit dans la chambre voisine du silencieux Olivier; il ?tait transfigur? par l’amiti?; il avait une expression de bonheur, de confiance, de jeunesse, qu’on ne lui avait jamais vue. Il adorait Olivier. Il e?t ?t? bien facile ? celui-ci d’abuser de son pouvoir, s’il n’en avait rougi, comme d’un bonheur qu’il ne m?ritait pas: car il se regardait comme tr?s inf?rieur ? Christophe, qui n’?tait pas moins humble. Cette humilit? mutuelle, qui venait de leur grand amour, ?tait une douceur de plus. Il ?tait d?licieux – m?me avec la conscience qu’on ne le m?ritait pas – de sentir qu’on tenait tant de place dans le c?ur de l’ami. Ils en avaient l’un pour l’autre une reconnaissance attendrie.
Olivier avait r?uni ses livres ? ceux de Christophe; il ne les distinguait plus. Quand il parlait de l’un d’eux, il ne disait pas: «mon livre». Il disait: «notre livre». Il n’y avait qu’un petit nombre d’objets qu’il r?servait sans les fondre dans le tr?sor commun: c’?taient ceux qui avaient appartenu ? sa s?ur, ou qui ?taient associ?s ? son souvenir. Christophe, avec la finesse de tact que l’amour lui avait donn?e, ne tarda pas ? le remarquer; mais il ignorait pourquoi. Jamais il n’avait os? interroger Olivier sur ses parents; il savait seulement qu’Oliver les avait perdus; et ? la r?serve un peu fi?re de son affection, qui ?vitait de s’enqu?rir des secrets de son ami, s’ajoutait la peur de r?veiller en lui les douleurs pass?es. Quelque d?sir qu’il en e?t, une timidit? singuli?re l’avait m?me emp?ch? d’examiner de pr?s les photographies qui ?taient sur la table d’Olivier, et qui repr?sentaient un monsieur et une dame en des poses c?r?monieuses, et une petite fille d’une douzaine d’ann?es, avec un grand chien ?pagneul ? ses pieds.
Deux ou trois mois apr?s leur installation, Olivier prit un refroidissement; il lui fallut s’aliter. Christophe, qui s’?tait d?couvert une ?me maternelle, veillait sur lui, avec une affection inqui?te; et le m?decin, qui avait, en ?coutant Olivier, trouv? un peu d’inflammation au sommet du poumon, avait charg? Christophe de badigeonner le dos du malade avec de la teinture d’iode. Comme Christophe s’acquittait de la t?che avec beaucoup de gravit?, il vit autour du cou d’Olivier une m?daille de saintet?. Il connaissait assez Olivier pour savoir que, plus encore que lui-m?me, il ?tait affranchi de toute foi religieuse. Il ne put s’emp?cher de montrer son ?tonnement. Olivier rougit. Il dit:
– C’est un souvenir. Ma pauvre petite Antoinette la portait, en mourant.
Christophe tressaillit. Le nom d’Antoinette fut un ?clair pour lui.
– Antoinette? dit-il.
– Ma s?ur, dit Olivier.
Christophe r?p?tait:
– Antoinette… Antoinette Jeannin… Elle ?tait votre s?ur?… Mais, dit-il, regardant la photographie qui ?tait sur la table, elle ?tait tout enfant, quand vous l’avez perdue?
Olivier sourit tristement:
– C’est une photographie d’enfance, dit-il. H?las; je n’en ai pas d’autres… Elle avait vingt-cinq ans, lorsqu’elle m’a quitt?.
– Ah! fit Christophe, ?mu. Et elle a ?t? en Allemagne, n’est-ce pas?
Olivier fit signe de la t?te que oui.
Christophe saisit les mains d’Olivier:
– Mais je la connaissais! dit-il.
– Je le sais bien, dit Olivier.
Il se jeta au cou de Christophe.
– Pauvre petite! Pauvre petite! r?p?tait Christophe.
Ils pleur?rent tous deux.
Christophe se ressouvint qu’Olivier ?tait souffrant. Il t?cha de le calmer, l’obligea ? rentrer ses bras dans le lit, lui ramena les draps sur les ?paules, et, lui essuyant maternellement les yeux, il s’assit ? son chevet; et il le regarda.
– Voil? donc, dit-il, pourquoi je te connaissais. D?s le premier soir, je t’avais reconnu.
(On ne savait s’il parlait ? l’ami qui ?tait l?, ou ? celle qui n’?tait plus.)
– Mais toi, continua-t-il, apr?s un moment, tu le savais?… Pourquoi ne me le disais-tu pas?
Par les yeux d’Olivier, Antoinette r?pondit:
– Je ne pouvais pas le dire. C’?tait ? toi de le lire.
Ils se turent, quelque temps; puis, dans le silence la nuit, Olivier, immobile, ?tendu dans son lit, ? voix basse raconta ? Christophe, qui lui tenait la main, l’histoire d’Antoinette; – mais il ne lui dit pas ce qu’il ne devait pas dire: le secret qu’elle avait tu, – et que Christophe savait peut-?tre.
D?s lors, l’?me d’Antoinette les enveloppa tous deux. Quand ils ?taient ensemble, elle ?tait avec eux. Il n’?tait pas n?cessaire qu’ils pensassent ? elle: tout ce qu’ils pensaient ensemble, ils le pensaient en elle. Son amour ?tait le lieu o? leurs c?urs s’unissaient.
Olivier ?voquait son image, souvent. C’?tait des souvenirs d?cousus, de br?ves anecdotes. Ils faisaient repara?tre dans une lueur passag?re un de ses gestes timides et gentils, son jeune sourire s?rieux, la gr?ce pensive de son ?tre ?vanoui. Christophe ?coutait, se taisant, et il se p?n?trait des reflets de l’invisible amie. Par la loi de sa nature qui buvait plus avidement que toute autre la vie, il entendait parfois dans les paroles d’Olivier des r?sonances profondes, qu’Olivier n’entendait pas; et il s’assimilait mieux, qu’Olivier m?me, l’?tre de la jeune morte.
D’instinct, il la rempla?ait aupr?s d’Olivier; et c’?tait un spectacle touchant de voir le gauche Allemand retrouver, sans le savoir, certaines des attentions d?licates, des pr?venances d’Antoinette. Il ne savait plus, par moments si c’?tait Olivier qu’il aimait dans Antoinette, ou Antoinette dans Olivier. Par une inspiration de tendresse, il allait, sans le dire, faire visite ? la tombe d’Antoinette; et il y apportait des fleurs. Olivier fut longtemps avant de s’en douter. Il ne l’apprit qu’un jour o? il trouva sur la tombe des fleurs fra?ches; mais ce ne fut pas sans peine qu’il parvint ? avoir la preuve que Christophe ?tait venu. Quand il essaya timidement de lui en parler, Christophe d?tourna l’entretien, avec une rudesse bourrue. Il ne voulait pas permettre qu’Olivier le s?t; et il s’y ent?ta jusqu’au jour o?, au cimeti?re d’Ivry, ils se rencontr?rent.
De son c?t?, Olivier ?crivait ? la m?re de Christophe, ? l’insu de celui-ci. Il donnait ? Louisa des nouvelles de son fils; il lui disait l’affection qu’il avait pour lui, et combien il l’admirait. Louisa r?pondait ? Olivier des lettres maladroites et humbles, o? elle se confondait en remerciements; elle parlait toujours de son fils, comme d’un petit gar?on.
Apr?s une p?riode de demi-silence amoureux, «un calme ravissant, jouissant sans savoir pourquoi» – leur langue s’?tait d?li?e. Ils passaient des heures ? voguer ? la d?couverte dans l’?me de l’ami.
Ils ?taient bien diff?rents l’un de l’autre, mais tous deux d’un pur m?tal. Ils s’aimaient parce qu’ils ?taient si diff?rents, tout en ?tant les m?mes.
Olivier ?tait faible, d?bile, incapable de lutter contre les difficult?s. Quand il se heurtait ? un obstacle, il se repliait, non par peur, mais un peu par timidit?, et beaucoup par d?go?t des moyens brutaux et grossiers qu’il fallait employer pour vaincre. Il gagnait sa vie en donnant des r?p?titions, en ?crivant des livres d’art honteusement pay?s, suivant l’habitude, des articles de revues, rares, jamais libres, et sur des sujets qui l’int?ressaient m?diocrement: – on ne voulait pas de ceux qui l’int?ressaient; jamais on ne lui demanda ce qu’il pouvait faire le mieux: il ?tait po?te, on lui demandait des articles de critique; il connaissait la musique, on voulait qu’il parl?t de peinture; il savait qu’il n’en pouvait rien dire que de m?diocre: c’?tait justement cela qui plaisait; ainsi, il parlait aux m?diocres la langue qu’ils pouvaient entendre. Il finissait par se d?go?ter et refuser d’?crire. Il n’avait de plaisir ? travailler que pour de petites revues, qui ne payaient pas, et auxquelles il se d?vouait, comme tant d’autres jeunes gens, parce qu’il y ?tait libre. L? seulement, il pouvait faire para?tre tout ce qui, en lui, valait de livre.