Deux appartements par ?tage, l’un de trois pi?ces, l’autre de deux seulement. Pas de chambres de domestiques: chaque m?nage faisait son propre service, sauf les locataires du rez-de-chauss?e et du premier, qui occupaient les deux appartements r?unis.
Au cinqui?me, Christophe et Olivier avaient comme voisin de palier l’abb? Corneille, un pr?tre d’une quarantaine d’ann?es, fort instruit, d’esprit libre, de large intelligence, ancien professeur d’ex?g?se dans un grand s?minaire, et r?cemment censur? par Rome, pour son esprit moderniste. Il avait accept? le bl?me, sans se soumettre au fond, mais en silence, n’essayant point de lutter, refusant les moyens qui lui ?taient offerts d’exposer publiquement ses doctrines, fuyant le bruit, et pr?f?rant la ruine de ses pens?es ? l’apparence du scandale. Christophe n’arrivait pas ? comprendre ce type de r?volt? r?sign?. Il avait essay? de causer avec lui; mais le pr?tre, tr?s poli, restait froid, ne parlait de rien de ce qui l’int?ressait le plus, mettait sa dignit? ? se murer vivant.
? l’?tage au-dessous, dans l’appartement identique ? celui des deux amis, habitait une famille ?lie Elsberger: un ing?nieur, sa femme, et leurs deux petites filles de sept ? dix ans: gens distingu?s, sympathiques, vivant renferm?s chez eux, surtout par fausse honte de leur situation g?n?e. La jeune femme, qui faisait vaillamment son m?nage, en ?tait mortifi?e; elle e?t accept? le double de fatigue pour que personne n’en s?t rien: c’?tait encore l? un sentiment qui ?chappait ? Christophe. Ils ?taient de famille protestante, et de l’Est de la France. Tous deux avaient ?t?, quelques ann?es avant, emport?s par l’ouragan de l’Affaire Dreyfus; ils s’?taient passionn?s pour cette cause, jusqu’? la fr?n?sie, comme des milliers de Fran?ais sur qui, pendant sept ans, passa le vent furieux de cette sainte hyst?rie. Ils y avaient sacrifi? leur repos, leur situation, leurs relations; ils y avaient bris? de ch?res amiti?s; ils avaient failli y ruiner leur sant?. Pendant des mois, ils n’en dormaient plus, ils n’en mangeaient plus, ils ressassaient ind?finiment les m?mes arguments, avec un acharnement de maniaques; ils s’exaltaient l’un l’autre; malgr? leur timidit? et leur peur du ridicule, ils avaient pris part ? des manifestations, parl? dans des meetings; ils en revenaient, la t?te hallucin?e, le c?ur malade; et ils pleuraient ensemble, la nuit. Ils avaient d?pens? dans le combat une telle force d’enthousiasme et de passions que, lorsque la victoire ?tait venue, il ne leur en restait plus assez pour se r?jouir; ils en ?taient demeur?s vid?s d’?nergie, fourbus, pour la vie. Si hautes avaient ?t? les esp?rances, si pure l’ardeur du sacrifice que le triomphe avait paru d?risoire, au prix de ce qu’on avait r?v?. Pour ces ?mes tout d’une pi?ce, o? il n’y avait place que pour une seule v?rit?, les transactions de la politique, les compromis de leurs h?ros avaient ?t? une d?ception am?re. Ils avaient vu leurs compagnons de luttes, ces gens qu’ils avaient crus anim?s de la m?me passion unique pour la justice, – uns fois l’ennemi vaincu, se ruer ? la cur?e, s’emparer du pouvoir, rafler les honneurs et les places, et pi?tiner la justice: chacun son tour!… Seule, une poign?e d’hommes rest?s fid?les ? leur foi, pauvres, isol?s, rejet?s par tous les partis, et les rejetant tous, se tenaient dans l’ombre, ? l’?cart les uns des autres, rong?s de tristesse et de neurasth?nie, n’esp?rant plus en rien, avec le d?go?t des hommes et la lassitude ?crasante de la vie. L’ing?nieur et sa femme ?taient de ces vaincus.
Ils ne faisaient aucun bruit dans la maison; ils avaient une peur maladive de g?ner leurs voisins, d’autant plus qu’ils souffraient d’?tre g?n?s par eux, et qu’ils mettaient leur orgueil ? ne pas s’en plaindre. Christophe avait piti? des deux petites filles, dont les ?lans de gaiet?, le besoin de crier, de sauter et de rire, ?taient, ? tout instant, comprim?s. Il adorait les enfants, et il faisait mille amiti?s ? ses petites voisines, quand il les rencontrait dans l’escalier. Les fillettes, d’abord intimid?es, n’avaient pas tard? ? se familiariser avec Christophe, qui avait toujours pour elles quelque dr?lerie ? raconter, ou quelque friandise; elles parlaient de lui ? leurs parents; et ceux-ci, qui avaient commenc? par voir ces avances, d’un assez mauvais ?il, se laiss?rent gagner par l’air de franchise de leur bruyant voisin, dont ils avaient maudit plus d’une fois le piano et le remue-m?nage endiabl?, au-dessus de leurs t?tes: – (car Christophe, qui ?touffait dans sa chambre, tournait comme un ours en cage.) – Ce ne fut pas sans peine qu’ils li?rent conversation. Les mani?res un peu rustres de Christophe donnaient parfois un haut-le-corps ? ?lie Elsberger. Vainement, l’ing?nieur voulut maintenir le mur de r?serve, derri?re lequel il s’abritait: impossible de r?sister ? l’imp?tueuse bonne humeur de cet homme qui vous regardait avec de braves yeux affectueux. Christophe arrachait de loin en loin quelques confidences ? son voisin. Elsberger ?tait un curieux esprit, courageux et apathique, chagrin et r?sign?. Il avait l’?nergie de porter avec dignit? une vie difficile, mais non pas de la changer. On e?t dit qu’il lui savait gr? de justifier son pessimisme. On venait de lui offrir au Br?sil une situation avantageuse, une entreprise ? diriger; mais il avait refus?, par crainte des risques du climat pour la sant? des siens.
– Eh bien, laissez-les, dit Christophe. Allez seul, et faites fortune pour eux.
– Les laisser! s’?tait ?cri? l’ing?nieur. On voit bien que vous n’avez pas d’enfants.
– Si j’en avais, je penserais de m?me.
– Jamais! Jamais!… Et puis, laisser le pays!… Non. J’aime mieux souffrir ici.
Christophe trouvait singuli?re cette fa?on d’aimer son pays et les siens, qui consistait ? v?g?ter ensemble. Olivier la comprenait:
– Pense donc! disait-il, risquer de mourir l?-bas, sur une terre qui ne vous conna?t pas, loin de ceux qu’on aime! Tout vaut mieux que cette horreur. Et puis, pour quelques ann?es qu’on a ? vivre, cela ne vaut pas la peine de tant s’agiter!…
– Comme s’il fallait penser toujours ? mourir! disait Christophe, en haussant les ?paules. Et m?me si cela arrive, est-ce que ce n’est pas mieux de mourir en luttant pour le bonheur de ceux qu’on aime, que de s’?teindre dans l’apathie?
Sur le m?me palier, dans le petit appartement du quatri?me ?tage, logeait un ouvrier ?lectricien, nomm? Aubert. – Si celui-l? vivait isol? du reste de la maison, ce n’?tait point tout ? fait sa faute. Cet homme, sorti du peuple, avait le d?sir passionn? de n’y plus jamais rentrer. Petit, l’air souffreteux, il avait le front dur, une barre au-dessus des yeux, dont le regard vif et droit s’enfon?ait comme une vrille; la moustache blonde, la bouche persifleuse, un parler sifflotant, la voix voil?e, un foulard autour du cou, la gorge toujours malade, irrit?e encore par sa manie perp?tuelle de fumer, une activit? f?brile, un temp?rament de phtisique. M?lange de fatuit?, d’ironie, d’amertume, qui recouvraient un esprit enthousiaste, emphatique, na?f, mais constamment d??u par la vie. B?tard de quelque bourgeois qu’il n’avait pas connu, ?lev? par une m?re qu’il ?tait impossible de respecter, il avait vu bien des choses tristes et sales dans sa petite enfance. Il avait fait toutes sortes de m?tiers, voyag? beaucoup en France. Avec une volont? admirable de s’instruire, il s’?tait form? seul, au prix d’efforts inou?s; il lisait tout: histoire, philosophie, po?tes d?cadents; il ?tait au courant de tout: th??tre, expositions, concerts; il avait un culte attendrissant de la litt?rature et de la pens?e bourgeoise: elles le fascinaient. Il ?tait imbib? de l’id?ologie vague et br?lante qui faisait d?lirer les bourgeois des premiers temps de la R?volution. Il croyait avec certitude ? l’infaillibilit? de la raison, au progr?s illimit?, – quo non ascendam? – ? l’av?nement prochain du bonheur sur la terre, ? la science omnipotente, ? l’Humanit?-Dieu, et ? la France, fille a?n?e de l’Humanit?. Il avait un anticl?ricalisme enthousiaste et cr?dule qui traitait toute religion, – surtout le catholicisme, – d’obscurantisme, et voyait dans le pr?tre l’ennemi-n? de la lumi?re. Socialisme, individualisme, chauvinisme, se heurtaient dans sa t?te. Il ?tait humanitaire d’esprit, despotique de temp?rament, et anarchiste de fait. Orgueilleux, il savait les manques de son ?ducation, et, dans la conversation, il ?tait tr?s prudent; il faisait son profit de ce qu’on disait devant lui, mais il ne voulait pas demander conseil: cela l’humiliait; or, quelles que fussent son intelligence et son adresse, elles ne pouvaient pas tout ? fait suppl?er ? l’?ducation. Il s’?tait mis en t?te d’?crire. Comme nombre de gens en France qui n’ont pas appris, il avait le don du style, et il voyait bien; mais il pensait confus?ment. Il avait montr? quelques pages de ses ?lucubrations ? un grand homme de journal en qui il croyait, et qui s’?tait moqu? de lui. Profond?ment humili?, depuis lors, il ne parlait plus ? personne de ce qu’il faisait. Mais il continuait d’?crire: ce lui ?tait un besoin de se r?pandre et une joie orgueilleuse. Il ?tait tr?s satisfait de ses pages ?loquentes et de ses pens?es philosophiques, qui ne valaient pas un liard. Et il ne faisait nul cas de ses notations de la vie r?elle qui ?taient excellentes. Il avait la marotte de se croire philosophe et de vouloir composer du th??tre social, des romans ? id?es. Il r?solvait sans peine les questions insolubles, et il d?couvrait l’Am?rique, ? chaque pas. Quand il s’apercevait ensuite qu’elle ?tait d?couverte, il en ?tait d??u, un peu amer; il n’?tait pas loin d’en accuser l’intrigue. Il br?lait d’un amour de la gloire et d’une ardeur de d?vouement, qui souffrait de ne pas trouver comment s’employer. Son r?ve e?t ?t? d’?tre un grand homme de lettres, de faire partie de cette ?lite ?crivassi?re, qui lui apparaissait rev?tue d’un prestige surnaturel. Malgr? son d?sir de se faire illusion, il avait trop de bon sens et d’ironie pour ne pas savoir qu’il n’avait aucune chance pour cela. Mais il e?t voulu vivre au moins dans cette atmosph?re de pens?e bourgeoise, qui de loin lui semblait lumineuse. Ce d?sir, bien innocent, avait le tort de lui rendre p?nible la soci?t? des gens avec qui sa condition l’obligeait ? vivre. Et comme la soci?t? bourgeoise, dont il cherchait ? se rapprocher, lui tenait porte close, il en r?sultait qu’il ne voyait personne. Aussi Christophe n’eut-il aucun effort ? faire pour entrer en relations avec lui. Il dut plut?t, tr?s vite, s’en garer: sans quoi, Aubert e?t ?t? plus souvent chez Christophe que chez lui. Il ?tait trop heureux de trouver un artiste ? qui parler musique, th??tre, etc. Mais Christophe, comme on l’imagine, n’y trouvait pas le m?me int?r?t: avec un homme du peuple, il e?t pr?f?r? causer du peuple. Or c’?tait ce que l’autre ne voulait, ne savait plus.
? mesure qu’on descendait aux ?tages inf?rieurs, les rapports devenaient naturellement plus lointains entre Christophe et les autres locataires. Au reste, il e?t fallu avoir je ne sais quel secret magique, un S?same , ouvre -toi , pour p?n?trer chez les gens du troisi?me. – D’un c?t?, habitaient deux dames, qui s’hypnotisaient dans un deuil d?j? ancien: Mme Germain, femme de trente-cinq ans, qui avait perdu son mari et sa petite fille, et vivait en recluse, avec sa belle-m?re, ?g?e et d?vote. – De l’autre c?t? du palier, ?tait install? un personnage ?nigmatique, d’?ge ind?cis, entre cinquante et soixante ans, avec une fillette d’une dizaine d’ann?es. Il ?tait chauve, avait une belle barbe bien soign?e, une fa?on de parler douce, des mani?res distingu?es, des mains aristocratiques. On le nommait: M. Watelet. On le disait anarchiste, r?volutionnaire, ?tranger, on ne savait trop de quel pays, Russe ou Belge. En r?alit? il ?tait Fran?ais du Nord, et il n’?tait plus gu?re r?volutionnaire; mais il vivait sur sa r?putation pass?e. M?l? ? la Commune de 71, condamn? ? mort, il avait ?chapp?, il ne savait lui-m?me comment; et pendant une dizaine d’ann?es, il avait v?cu un peu partout en Europe. Il avait ?t? le t?moin de tant de vilenies pendant la tourmente parisienne, et apr?s, et aussi dans l’exil, et aussi depuis son retour, parmi ses anciens compagnons ralli?s au pouvoir, et aussi dans les rangs de tous les partis r?volutionnaires, qu’il s’?tait retir? d’eux, gardant pacifiquement ses convictions pour lui-m?me, sans tache, et inutiles. Il lisait beaucoup, ?crivait un peu des livres doucement incendiaires, tenait – (? ce qu’on pr?tendait) – les fils de mouvements anarchistes tr?s lointains, dans l’Inde, ou dans l’Extr?me-Orient, s’occupait de la r?volution universelle, et, en m?me temps, de recherches non moins universelles, mais d’aspect plus d?bonnaire: une langue mondiale, une m?thode nouvelle pour l’enseignement populaire de la musique. Il ne frayait avec personne dans la maison; il se contentait d’?changer avec ceux qu’il rencontrait des saluts excessivement polis. Il consentit pourtant ? dire ? Christophe quelques mots de sa m?thode musicale. C’?tait ce qui pouvait le moins int?resser Christophe: les signes de sa pens?e ne lui importaient gu?re; en quelque langue que ce f?t, il f?t toujours parvenu ? l’exprimer. Mais l’autre n’en d?mordait point et continuait d’expliquer son syst?me, avec un doux ent?tement; du reste de sa vie, Christophe ne put rien savoir. Aussi, quand il le croisait dans l’escalier, ne s’arr?tait-il plus que pour regarder la fillette qui, toujours l’accompagnait: une petite enfant blonde, p?lotte, de sang pauvre, les yeux bleus, le profil d’un dessin un peu sec, le corps fr?le, l’air souffreteux et pas tr?s expressif. Il croyait, comme tout le monde, qu’elle ?tait la fille de Watelet. Elle ?tait orpheline, fille d’ouvriers; Watelet l’avait adopt?e, ? l’?ge de quatre ou cinq ans, apr?s la mort des parents dans une ?pid?mie. Il s’?tait pris d’un amour presque sans bornes pour les enfants pauvres. C’?tait chez lui une tendresse mystique, ? la Vincent de Paul. Comme il se m?fiait de toute charit? officielle et qu’il savait que penser des associations philanthropiques, il faisait la charit? seul; il s’en cachait: il y trouvait une jouissance secr?te. Il avait appris la m?decine, afin de se rendre utile. Un jour qu’il ?tait entr? chez un ouvrier du quartier, il avait trouv? des malades, il s’?tait mis ? les soigner; il avait quelques connaissances m?dicales, il entreprit de les compl?ter. Il ne pouvait voir un enfant souffrir: cela le d?chirait. Mais aussi, quelle joie exquise, quand il ?tait parvenu ? arracher au mal un de ces pauvres petits ?tres, quand un p?le sourire reparaissait, sur le visage maigriot! Le c?ur de Watelet se fondait. Minutes de paradis… Elles lui faisaient oublier les ennuis qu’il avait trop souvent avec ses oblig?s. Car il ?tait rare qu’ils lui t?moignassent de la reconnaissance. La concierge ?tait furieuse de voir tant d’individus aux pieds sales monter son escalier: elle se plaignait aigrement. Le propri?taire, inquiet de ces r?unions d’anarchistes, faisait des observations. Watelet songeait ? quitter l’appartement; mais il lui en co?tait: il avait ses petites manies; il ?tait doux et tenace, il laissait dire.
Christophe gagna un peu sa confiance, par l’amour qu’il t?moignait aux enfants. Ce fut le lien commun. Christophe ne pouvait rencontrer la fillette, sans un serrement de c?ur: par une de ces myst?rieuses analogies de formes, que l’instinct per?oit en dehors de la conscience, l’enfant lui rappelait la petite fille de Sabine, son premier et lointain amour, l’ombre ?ph?m?re, dont la gr?ce silencieuse ne s’effa?ait pas de son c?ur. Aussi s’int?ressait-il ? la petite p?lotte, qu’on ne voyait jamais ni sauter, ni courir, dont on entendait ? peine la voix, qui n’avait aucune amie de son ?ge, qui ?tait toujours seule, muette, s’amusant ? des jeux immobiles et sans bruit, avec une poup?e ou un morceau de bois, remuant les l?vres, tout bas, pour se raconter une histoire. Elle ?tait affectueuse et indiff?rente; il y avait en elle quelque chose d’?tranger, d’incertain; mais le p?re adoptif ne le voyait pas: il aimait. H?las! cet incertain, cet ?tranger n’existe-t-il pas toujours, m?me dans les enfants de notre chair?… – Christophe essaya de faire conna?tre ? la petite solitaire les fillettes de l’ing?nieur. Mais de la part de Elsberger comme de Watelet, il se heurta ? une fin de non-recevoir, polie, cat?gorique. Ces gens-l? semblaient mettre leur point d’honneur ? s’enterrer vivants, chacun dans une case ? part. ? la rigueur, ils eussent consenti, chacun, ? aider l’autre; mais chacun avait peur qu’on ne cr?t que c’?tait lui qui avait besoin d’aide; et comme, des deux c?t?s, l’amour-propre ?tait le m?me, – la m?me aussi, la situation pr?caire, – il n’y avait pas d’espoir qu’aucun d’eux se d?cid?t le premier ? tendre la main ? l’autre.
Le grand appartement du second ?tage restait presque toujours vide. Le propri?taire de la maison se l’?tait r?serv?; et il n’?tait jamais l?. C’?tait un ancien commer?ant, qui avait arr?t? net ses affaires, aussit?t qu’il avait r?alis? un certain chiffre de fortune, qu’il s’?tait fix?. Il passait la majeure partie de l’ann?e hors de Paris: l’hiver, dans un h?tel de la C?te d’Azur; l’?t?, sur une plage de Normandie, vivant en petit rentier, qui se donne ? peu de frais l’illusion du luxe, en regardant le luxe des autres, et en menant, comme eux, une vie inutile.
Le petit appartement ?tait lou? ? un couple sans enfants: M. et Mme Arnaud. Le mari, qui avait quarante ? quarante-cinq ans, ?tait professeur dans un lyc?e. Accabl? d’heures de cours, de copies, de r?p?titions, il n’avait pu arriver ? ?crire sa th?se; il avait fini par y renoncer. La femme, de dix ans plus jeune, ?tait gentille, excessivement timide. Intelligents tous deux, instruits, s’aimant bien, ils ne connaissaient personne et ne sortaient jamais de chez eux. Le mari n’avait pas le temps. La femme avait trop de temps; mais c’?tait une brave petite, qui combattait ses acc?s de m?lancolie, et qui surtout les cachait, s’occupant du mieux qu’elle pouvait, lisant, prenant des notes pour son mari, recopiant les notes de son mari, raccommodant les habits de son mari, se faisant elle-m?me ses robes, ses chapeaux. Elle e?t bien voulu aller de temps en temps au th??tre; mais Arnaud n’y tenait gu?re: il ?tait trop fatigu?, le soir. Et elle se r?signait.
Leur grande joie ?tait la musique. Ils l’adoraient. Il ne savait pas jouer; et elle n’osait pas, bien qu’elle s?t; quand elle jouait devant quelqu’un, m?me devant son mari, on e?t dit un enfant qui pianotait. Cela leur suffisait pourtant; et Gluck, Mozart, Beethoven, qu’ils balbutiaient, ?taient pour eux des amis; ils savaient leur vie en d?tail, et leurs souffrances les p?n?traient d’amour. Les beaux livres aussi, les bons livres, lus en commun, ?taient un bonheur. Mais il n’y en a gu?re dans la litt?rature d’aujourd’hui: les ?crivains ne s’occupent pas de ceux qui ne peuvent leur apporter ni r?putation, ni plaisir, ni argent, comme ces humbles lecteurs, qu’on ne voit jamais dans le monde, qui n’?crivent nulle part, qui ne savent qu’aimer et se taire. Cette lumi?re silencieuse de l’art, qui prenait en ces c?urs honn?tes et religieux un caract?re presque surnaturel, suffisait, avec leur affection commune, ? les faire vivre en paix, assez heureux, quoique assez tristes – (cela ne se contredit point), – bien seuls, un peu meurtris. Ils ?taient l’un et l’autre tr?s sup?rieurs ? leur position. M. Arnaud ?tait plein d’id?es; mais il n’avait ni le temps, ni le courage maintenant de les ?crire. Il fallait trop se remuer pour faire para?tre des articles, des livres: cela n’en valait pas la peine; vanit? inutile! Il se jugeait si peu de chose aupr?s des penseurs qu’il aimait! Il aimait trop les belles ?uvres d’art pour vouloir «faire de l’art»: il e?t estim? cette pr?tention impertinente et ridicule. Son lot lui semblait de les r?pandre. Il faisait donc profiter ses ?l?ves de ses id?es: ils en feraient des livres plus tard, – sans le nommer, bien entendu. – Nul ne d?pensait autant d’argent que lui, pour souscrire ? des publications. Les pauvres sont toujours les plus g?n?reux: ils ach?tent leurs livres; les autres se croiraient d?shonor?s, s’ils ne r?ussissaient ? les avoir pour rien. Arnaud se ruinait en livres: c’?tait l? son faible, son vice. Il en ?tait honteux, il s’en cachait ? sa femme. Elle ne le lui reprochait pourtant pas, elle en e?t fait autant. – Ils formaient toujours de beaux projets d’?conomies, en vue d’un voyage en Italie, – qu’ils ne feraient jamais, ils le savaient trop bien; et ils riaient de leur incapacit? ? garder de l’argent. Arnaud se consolait. Sa ch?re femme lui suffisait, et sa vie de travail et de joies int?rieures. Est-ce que cela ne lui suffisait pas aussi, ? elle? – Elle disait: oui. Elle n’osait pas dire qu’il lui serait doux que son mari e?t quelque r?putation, qui rejaillirait un peu sur elle, qui ?clairerait sa vie, qui y apporterait du bien-?tre: c’est beau, la joie int?rieure; mais un peu de lumi?re du dehors fait tant de bien aussi!… Mais elle ne disait rien, parce qu’elle ?tait timide; et puis, elle savait que m?me s’il voulait parvenir ? la r?putation, il ne serait pas s?r de pouvoir: trop tard, maintenant!… Leur plus gros regret ?tait de ne pas avoir d’enfant. Ils se le cachaient mutuellement; et ils n’en avaient que plus de tendresse l’un pour l’autre: c’?tait comme si ces pauvres gens avaient eu ? se faire pardonner. Mme Arnaud ?tait bonne, affectueuse; elle e?t aim? ? se lier avec Mme Elsberger. Mais elle n’osait pas: on ne lui faisait aucune avance. Quant ? Christophe, mari et femme n’eussent pas demand? mieux que de le conna?tre: ils ?taient fascin?s par sa lointaine musique. Mais, pour rien au monde, ils n’eussent fait les premiers pas: cela leur e?t paru indiscret.