Jean-Christophe Tome VI - Rolland Romain


Antoinette

? MA M?RE

Les Jeannin ?taient une de ces vieilles familles fran?aises, qui, depuis des si?cles, restent fix?es au m?me coin de province, et pures de tout alliage ?tranger. Il y en a encore plus qu’on ne croit en France, malgr? tous les changements survenus dans la soci?t?; il faut un bouleversement bien fort pour les arracher au sol o? elles tiennent par tant de liens profonds, qu’elles ignorent elles-m?mes. La raison n’est pour rien dans leur attachement, et l’int?r?t pour peu; quant au sentimentalisme ?rudit des souvenirs historiques, il ne compte que pour quelques litt?rateurs. Ce qui lie d’une ?treinte invincible, c’est l’obscure et puissante sensation, commune aux plus grossiers et aux plus intelligents, d’?tre depuis des si?cles un morceau de cette terre, de vivre de sa vie, de respirer son souffle, d’entendre battre son c?ur contre le n?tre, comme deux ?tres couch?s dans le m?me lit, c?te ? c?te, de saisir ses frissons imperceptibles, les mille nuances des heures, des saisons, des jours clairs ou voil?s, la voix et le silence des choses. Et ce ne sont pas les pays les plus beaux, ni ceux o? la vie est la plus douce, qui prennent le c?ur davantage, mais ceux o? la terre est le plus simple, le plus humble, pr?s de l’homme, et lui parle une langue intime et famili?re.

Telle la province du centre de la France, o? vivaient les Jeannin. Pays plat et humide, vieille petite ville endormie, qui mire son visage ennuy? dans l’eau trouble d’un canal immobile; autour, champs monotones, terres labour?es, prairies, petits cours d’eau, grands bois, champs monotones… Nul site, nul monument, nul souvenir. Rien n’est fait pour attirer. Tout est fait pour retenir. Il y a dans cette torpeur et cet engourdissement une secr?te force. L’esprit qui les go?te pour la premi?re fois en souffre et se r?volte. Mais celui qui, depuis des g?n?rations, en a subi l’empreinte, ne saurait plus s’en d?prendre; il en est p?n?tr?; cette immobilit? des choses, cet ennui harmonieux, cette monotonie, ont un charme pour lui, une douceur profonde, dont il ne se rend pas compte, qu’il d?nigre, qu’il aime, qu’il ne saurait oublier.

*

Dans ce pays, les Jeannin avaient toujours v?cu. On pouvait suivre les traces de la famille jusqu’au XVIe si?cle, dans la ville et aux environs: car il y avait naturellement un grand-oncle, dont la vie fut consacr?e ? dresser la g?n?alogie de cette lign?e d’obscures et laborieuses petites gens: paysans, fermiers, artisans de village, puis clercs, notaires de campagne, venus enfin s’installer dans la sous-pr?fecture de l’arrondissement, o? Augustin Jeannin, le p?re du Jeannin actuel, avait fort adroitement fait ses affaires, comme banquier: habile homme, rus? et tenace comme un paysan, au demeurant honn?te, mais sans scrupule exag?r?, grand travailleur et bon vivant, qui s’?tait fait consid?rer et redouter, ? dix lieues ? la ronde, par sa malicieuse bonhomie, son franc parler, et sa fortune. Courtaud, ramass?, vigoureux, avec de petits yeux vifs dans une grosse figure rouge, marqu?e de la petite v?role, il avait fait parler de lui jadis comme coureur de cotillons; et il n’avait pas tout ? fait perdu ce go?t. Il aimait les gauloiseries et les bons repas. Il fallait le voir ? table, o? son fils Antoine lui tenait t?te, avec quelques vieux amis de leur esp?ce: le juge de paix, le notaire, l’archipr?tre de la cath?drale: – (le vieux Jeannin mangeait volontiers du pr?tre, mais il savait aussi manger avec le pr?tre, quand le pr?tre mangeait bien): – de solides gaillards, b?tis sur le m?me mod?le des pays Rabelaisiens. C’?tait un feu roulant de plaisanteries ?normes, des coups de poing sur la table, des hurlements de rires. Les convulsions de cette gaiet? gagnaient les domestiques dans la cuisine, et les voisins dans la rue.

Puis, le vieil Augustin avait pris une fluxion de poitrine, un jour d’?t? tr?s chaud qu’il s’?tait avis? de descendre dans sa cave, en bras de chemise, pour mettre son vin en bouteilles. En vingt-quatre heures, il ?tait parti pour l’autre monde, auquel il ne croyait gu?re, muni de tous les sacrements de l’?glise, en bon bourgeois voltairien de province, qui se laisse faire au dernier moment, pour que les femmes le laissent tranquille, et parce que cela lui est bien ?gal… Et puis, on ne sait jamais…

Son fils Antoine lui avait succ?d? dans ses affaires. C’?tait un petit homme gros, rubicond et ?panoui, la face ras?e, des favoris en c?telettes, une parole pr?cipit?e et bredouillante, – qui faisait beaucoup de bruit, et s’agitait avec de petits gestes vifs et courts. Il n’avait pas l’intelligence financi?re du p?re; mais il ?tait assez bon administrateur. Il n’avait qu’? continuer tranquillement les entreprises commenc?es, qui allaient en s’agrandissant, par le seul fait de leur dur?e. Il b?n?ficiait dans le pays d’une r?putation d’affaires, bien qu’il f?t pour peu de chose dans leur succ?s. Il n’y apportait que de la r?gularit? et de l’application. Parfaitement honorable, d’ailleurs il inspirait partout une estime m?rit?e. Ses mani?res affables, toutes rondes, un peu trop famili?res peut-?tre pour certains, un peu trop expansives, un peu peuple, lui avaient acquis dans sa petite ville et dans les campagnes alentour une popularit? de bon aloi. Sans ?tre prodigue de son argent, il l’?tait de sa sensibilit?; il avait facilement la larme ? l’?il; et le spectacle d’une mis?re l’?mouvait sinc?rement, d’une fa?on qui ne manquait pas de toucher la victime.

Comme la plupart des hommes de la petite ville, la politique tenait une grande place dans sa pens?e. Il ?tait r?publicain ardemment mod?r?, lib?ral avec intol?rance, patriote, et, ? l’exemple de son p?re, extr?mement anti-cl?rical. Il faisait partie du conseil municipal; et un plaisir pour lui, comme pour ses coll?gues, ?tait de jouer quelque bon tour au cur? de la paroisse, ou au pr?dicateur du car?me, qui excitait tant d’enthousiasmes parmi les dames de la ville. Il ne faut pas oublier que cet anticl?ricalisme des petites villes fran?aises est toujours, plus ou moins, un ?pisode de la guerre des m?nages, une forme sournoise de cette lutte sourde et ?pre entre maris et femmes, qui se retrouve dans presque toutes les maisons.

Antoine Jeannin avait aussi des pr?tentions litt?raires. Comme les provinciaux de sa g?n?ration, il ?tait nourri de classiques latins, dont il savait par c?ur quelques pages et une quantit? de proverbes, de La Fontaine, de Boileau, – le Boileau de l’Art Po?tique , et surtout du Lutrin , – de l’auteur de la Pucelle , et des poet? minores du XVIIIe si?cle fran?ais, dans le go?t desquels il s’effor?ait de rimer. Il n’?tait pas le seul dans son cercle de connaissances, qui e?t cette manie; et elle ajoutait ? sa r?putation. On se r?p?tait de lui des fac?ties en vers, des quatrains, des bouts-rim?s, des acrostiches, des ?pigrammes et des chansons, parfois assez risqu?es, qui ne manquaient pas d’un certain esprit, bien en chair. Les myst?res de la digestion n’y ?taient pas oubli?s: la Muse des pays de la Loire embouche volontiers sa trompette, ? la fa?on du diable fameux de Dante:

«… Ed egli avea del cul fatto trombetta…»

Ce petit homme robuste, jovial et actif, avait pris femme d’un tout autre caract?re, – la fille d’un magistrat du pays, Lucie de Villiers. Les de Villiers – ou plut?t, Devilliers: car leur nom s’?tait scind?, en cours de route, comme un caillou qui se fend en deux, en d?valant, – ?taient magistrats de p?re en fils, de cette vieille race parlementaire fran?aise, qui avait une haute id?e de la loi, du devoir, des convenances sociales, de la dignit? personnelle et, surtout, professionnelle, fortifi?e par une honn?tet? parfaite, avec une nuance prudhommesque. Au si?cle pr?c?dent, ils avaient ?t? frott?s de jans?nisme frondeur, et il leur en ?tait rest?, en m?me temps que le m?pris de l’esprit j?suite, quelque chose de pessimiste et d’un peu grognon. Ils ne voyaient pas la vie en beau; et, loin d’aplanir les difficult?s qu’elle pr?sentait, ils en eussent ajout? plut?t, pour avoir le droit de se plaindre. Lucie de Villiers avait quelques-uns de ces traits, qui s’opposaient ? l’optimisme pas tr?s raffin? de son mari. Grande, plus grande que lui de toute la t?te, maigre, bien faite, sachant s’habiller, mais d’une ?l?gance un peu compass?e, qui la faisait toujours para?tre – comme ? dessein – plus ?g?e qu’elle n’?tait, elle avait une tr?s haute valeur morale; mais elle ?tait s?v?re pour les autres; elle n’admettait aucune faute, ni presque aucun travers; elle passait pour froide et d?daigneuse. Elle ?tait tr?s pieuse; et c’?tait une occasion d’?ternelles discussions entre ?poux. D’ailleurs, ils s’aimaient beaucoup; et, tout en se disputant, ils n’auraient pu se passer l’un de l’autre. Ils n’?taient pas beaucoup plus pratiques l’un que l’autre: lui, par manque de psychologie – (il risquait toujours d’?tre la dupe des bonnes figures et des belles paroles), – elle, par inexp?rience totale des affaires – (en ayant toujours ?t? tenue ? l’?cart, elle ne s’y int?ressait point).

*

Ils avaient deux enfants: une fille, Antoinette, qui ?tait l’a?n?e de cinq ans, et un gar?on, Olivier.

Antoinette ?tait une jolie brunette, qui avait une gracieuse et honn?te petite figure ? la fran?aise, ronde, avec des yeux vifs, le front bomb?, le menton fin, un petit nez droit, – «un de ces nez fins et nobles au plus joly», (comme dit gentiment un vieux portraitiste fran?ais), «et dans lequel il se passoit certain petit jeu imperceptible qui animoit la physionomie et indiquoit la finesse des mouvements qui se faisoient au dedans d’elle, ? mesure qu’elle parloit ou qu’elle ?coutoit.» Elle tenait de son p?re la gaiet? et l’insouciance.

Olivier ?tait un blondin d?licat, de petite taille, comme son p?re, mais de nature tout autre. Sa sant? avait ?t? gravement ?prouv?e par des maladies continuelles pendant son enfance; et, bien qu’il en e?t ?t? d’autant plus choy? par tous les siens, sa faiblesse physique l’avait rendu de bonne heure un petit gar?on m?lancolique, r?vasseur, qui avait peur de la mort, et qui ?tait tr?s mal arm? pour la vie. Il restait seul, par sauvagerie et par go?t; il fuyait la soci?t? des autres enfants: il y ?tait mal ? l’aise; il r?pugnait ? leurs jeux, ? leurs batailles; leur brutalit? lui faisait horreur. Il se laissait battre par eux, non par manque de courage, mais par timidit?, parce qu’il avait peur de se d?fendre, de faire du mal; il e?t ?t? martyris? par ses camarades, s’il n’e?t ?t? prot?g? par la situation de son p?re. Il ?tait tendre, et d’une sensibilit? maladive: un mot, une marque de sympathie, un reproche, le faisaient fondre en larmes. Sa s?ur, beaucoup plus saine, se moquait de lui, et l’appelait: petite fontaine.

Les deux enfants s’aimaient de tout c?ur; mais ils ?taient trop diff?rents pour vivre ensemble. Chacun allait de son c?t?, et poursuivait ses chim?res. ? mesure qu’Antoinette grandissait, elle devenait plus jolie; on le lui disait, et elle le savait: elle en ?tait heureuse, elle se forgeait des romans pour l’avenir. Olivier, malingre et triste, se sentait constamment froiss? par tous ses contacts avec le monde ext?rieur; et il se r?fugiait dans son absurde petit cerveau: il se contait des histoires. Il avait un besoin ardent et f?minin d’aimer et d’?tre aim?; et, vivant seul, en dehors de tous ceux de son ?ge, il s’?tait fait deux ou trois amis imaginaires: l’un s’appelait Jean, l’autre ?tienne, l’autre Fran?ois; il ?tait toujours avec eux. Aussi, n’?tait-il jamais avec ceux qui l’entouraient. Il ne dormait pas beaucoup, et r?vassait sans cesse. Le matin, quand on l’avait arrach? de son lit, il s’oubliait, ses deux petites jambes nues pendant hors de son lit, ou, bien souvent, deux bas enfil?s sur la m?me jambe. Il s’oubliait, ses deux mains dans sa cuvette. Il s’oubliait ? sa table de travail, en ?crivant une ligne, en apprenant sa le?on: il r?vait pendant des heures; et apr?s il s’apercevait soudain, avec terreur, qu’il n’avait rien appris. ? d?ner, il ?tait ahuri quand on lui adressait la parole; il r?pondait, deux minutes apr?s qu’on l’avait interrog?; il ne savait plus ce qu’il voulait dire, au milieu de sa phrase. Il s’engourdissait dans le murmure de sa pens?e et dans les sensations famili?res des jours de province monotones, qui s’?coulaient avec lenteur: la grande maison, ? moiti? vide, dont on n’habitait qu’une partie; les caves et les greniers immenses et redoutables; les chambres myst?rieusement closes, volets ferm?s, meubles v?tus de housses, glaces voil?es, flambeaux envelopp?s; les vieux portraits de famille, au sourire obs?dant; les gravures Empire, d’un h?ro?sme vertueux et polisson: Alcibiade et Socrate chez la courtisane, Antiochus et Stratonice, l’histoire d’Epaminondas, Belisaire mendiant… Au dehors, le bruit du mar?chal ferrant dans la forge d’en face, la danse boiteuse des marteaux sur l’enclume, le hal?tement du soufflet poussif, l’odeur de la corne grill?e, les battoirs des laveuses accroupies au bord de l’eau, les coups sourds du couperet du boucher dans la maison voisine, le pas d’un cheval sonnant sur le pav? de la rue, le grincement d’une pompe, le pont tournant sur le canal, les lourds bateaux, charg?s de piles de bois, lentement d?filant, hal?s au bout d’une corde, devant le jardin suspendu, la petite cour dall?e, avec un carr? de terre, o? poussaient deux lilas, au milieu d’un massif de g?raniums et de p?tunias, les caisses de lauriers et de grenadiers en fleurs sur la terrasse au-dessus du canal; parfois, le vacarme d’une foire sur la place voisine, les paysans en blouses bleues luisantes, et les cochons braillants… Et le dimanche, ? l’?glise, le chantre qui chantait faux, le vieux cur? qui s’endormait en disant la messe; la promenade en famille sur l’avenue de la gare, o? l’on passait son temps ? ?changer des coups de chapeau c?r?monieux avec d’autres malheureux, qui se croyaient ?galement oblig?s ? se promener ensemble, – jusqu’? ce qu’enfin on arriv?t dans les champs ensoleill?s, au-dessus desquels, invisibles, se balan?aient les alouettes, – ou le long du canal miroitant et mort, des deux c?t?s duquel les peupliers align?s frissonnaient… Et puis, c’?taient les grands d?ners, les mangeries interminables, o? l’on parlait de mangeaille, avec science et volupt?: car il n’y avait l? que des connaisseurs; et la gourmandise est, en province, la grande occupation, l’Art par excellence. Et l’on parlait aussi d’affaires, et de gauloiseries et, ??, et l?, de maladies, avec des d?tails sans fin… – Et le petit gar?on, assis dans son coin, ne faisait pas plus de bruit qu’une petite souris, grignotait, ne mangeait gu?re, et ?coutait de toutes ses oreilles. Rien ne lui ?chappait; ce qu’il entendait mal, son imagination y suppl?ait. Il avait ce don singulier, qu’on observe souvent chez les enfants des vieilles familles, o? l’empreinte des si?cles est trop fortement marqu?e, de deviner des pens?es, qu’il n’avait jamais eues encore, et qu’il comprenait ? peine. – Il y avait aussi la cuisine, o? s’?laboraient des myst?res sanglants et succulents; et la vieille bonne, qui racontait des contes burlesques et effrayants… Enfin, c’?tait, le soir, le vol silencieux des chauves-souris, la terreur des vies monstrueuses, que l’on savait grouiller dans les entrailles de la vieille maison; les gros rats, les araign?es ?normes et velues; la pri?re au pied du lit, o? l’on n’?coutait gu?re ce que l’on disait – la petite cloche saccad?e de l’hospice voisin, qui sonnait le coucher des religieuses; – le lit blanc, l’?le des r?ves…

Les meilleurs moments de l’ann?e ?taient ceux qu’on passait dans une propri?t? de famille, ? quelques lieues de la ville, au printemps et ? l’automne. L?, on pouvait r?ver tout ? son aise: on ne voyait personne. Comme la plupart des petits bourgeois, les deux enfants ?taient tenus ? l’?cart des gens du peuple: domestiques, fermiers, qui leur inspiraient au fond un peu de crainte et de d?go?t. Ils tenaient de leur m?re un d?dain aristocratique – ou plut?t, essentiellement bourgeois, – pour les travailleurs manuels. Olivier passait les journ?es, perch? dans les branches d’un fr?ne, et lisant des histoires merveilleuses: la d?licieuse mythologie, les Contes de Mus?us, ou de Mme d’Aulnoy, ou les Mille et une Nuits , ou des romans de voyage. Car il avait cette ?trange nostalgie des terres lointaines, «ces r?ves oc?aniques», qui tourmentent parfois les jeunes gar?ons des petites villes de provinces fran?aises. Un fourr? lui cachait la maison; et il pouvait se croire tr?s loin. Mais il se savait tout pr?s; et il en ?tait bien aise: car il n’aimait pas trop ? s’?loigner tout seul; il se sentait perdu dans la nature. Les arbres houlaient autour. ? travers le nid de feuillage il voyait au loin les vignes jaunissantes, les prairies o? paissaient les vaches bigarr?es, dont les meuglements lents remplissaient le silence de la campagne assoupie. Les coqs ? la voix per?ante se r?pondaient d’une ferme ? l’autre. On entendait le rythme in?gal des fl?aux dans les granges. Dans cette paix des choses, la vie fi?vreuse des myriades d’?tres coulait ? pleins bords. Olivier surveillait d’un ?il inquiet les colonnes des fourmis perp?tuellement press?es, et les abeilles lourdes de butin, qui ronflent comme des tuyaux d’orgues, et les gu?pes superbes et stupides, qui ne savent ce qu’elles veulent, – tout ce monde de b?tes affair?es, qui semblent d?vor?es du d?sir d’arriver quelque part… O? cela? Elles l’ignorent. N’importe o?! Quelque part… Olivier avait un frisson, au milieu de cet univers aveugle et ennemi. Il tressaillait, comme un levraut, au bruit d’une pomme de pin qui tombait, ou d’une branche s?che qui se cassait… Il se rassurait, en entendant, ? l’autre bout du jardin, tinter les anneaux de la balan?oire, o? Antoinette se ber?ait, avec rage.

Elle r?vait aussi; mais c’?tait ? sa fa?on. Elle passait la journ?e ? fureter dans le jardin, gourmande, curieuse, et rieuse, picorant les raisins des vignes comme une grive, d?tachant en cachette une p?che de l’espalier, grimpant sur un prunier, ou lui donnant en passant de petites tapes sournoises, pour faire tomber la pluie des mirabelles d’or, qui fondent dans la bouche comme un miel parfum?. Ou elle cueillait des fleurs, bien que ce f?t d?fendu: vite, elle arrachait une rose qu’elle convoitait depuis le matin, et elle se sauvait avec, dans la charmille au fond du jardin. Alors, elle enfouissait son petit nez voluptueusement dans la fleur enivrante, elle la baisait, la mordait, la su?ait; et puis, elle cachait son larcin, elle l’enfon?ait dans son cou, contre sa gorge, entre ses deux petits seins, qu’elle regardait curieusement se gonfler sous sa chemisette entre-b?ill?e… Une volupt? aussi, exquise et d?fendue, ?tait d’enlever ses chaussures et ses bas, et de s’en aller, pieds nus, sur le sablon frais des all?es, et sur l’herbe mouill?e des pelouses, et sur les pierres glac?es d’ombre, ou br?lantes de soleil, et dans le petit ruisseau qui coulait ? la lisi?re du bois, de baiser avec ses pieds, ses jambes, ses genoux, l’eau, la terre et la lumi?re. Couch?e ? l’ombre des sapins, elle regardait ses mains transparentes au soleil, et elle promenait machinalement ses l?vres sur le tissu satin? de ses bras fins et dodus. Elle se faisait des couronnes, des colliers, des robes de feuilles de lierre et de feuilles de ch?ne; elle y piquait des chardons bleus, et de la rouge ?pine-vinette et de petites branches de sapin avec leurs fruits verts: elle avait l’air d’une petite princesse barbare. Et elle dansait, toute seule, autour du jet d’eau; et, les bras ?tendus, elle tournait, elle tournait, jusqu’? ce que la t?te lui tourn?t, et qu’elle se laiss?t choir sur la pelouse, la figure enfouie dans l’herbe, et riant aux ?clats, pendant plusieurs minutes, sans pouvoir s’arr?ter, et sans savoir pourquoi.

Ainsi coulaient les jours des deux enfants, ? quelques pas l’un de l’autre, sans s’occuper l’un de l’autre, – sauf lorsque Antoinette s’avisait, en passant, de jouer une niche ? son fr?re, de lui lancer au nez une poign?e d’aiguilles de pin, ou de secouer son arbre, en mena?ant de le faire tomber, ou de lui faire peur, en se lan?ant sur lui et criant brusquement:

– Hou! Hou!…

Elle ?tait prise parfois d’une fureur de le taquiner. Elle le faisait descendre de son arbre, en pr?tendant que sa m?re l’appelait. Puis, quand il ?tait descendu, elle montait ? sa place, et n’en voulait plus bouger. Alors Olivier geignait, et mena?ait de se plaindre. Mais il n’y avait pas de danger qu’Antoinette s’?ternis?t sur l’arbre: elle ne pouvait rester deux minutes en repos. Quand elle s’?tait bien moqu?e d’Olivier, du haut de la branche, quand elle l’avait fait enrager ? son aise, et qu’il ?tait pr?s de pleurer, elle d?gringolait en bas, se jetait sur lui, le secouait en riant, l’appelait «petit serin», et le roulait par terre, en lui frottant le nez avec des poign?es d’herbe. Il essayait de lutter; mais il n’?tait pas de force. Alors, il ne bougeait plus, couch? sur le dos, comme un hanneton, ses bras maigres clou?s sur le gazon par les robustes menottes d’Antoinette; et il prenait un air lamentable et r?sign?. Antoinette n’y r?sistait pas: elle le regardait vaincu et soumis; elle ?clatait de rire, l’embrassait brusquement, et elle le laissait, – non sans lui avoir, en guise d’adieu, enfonc? un petit tapon d’herbe fra?che dans la bouche: ce qu’il d?testait par-dessus tout, parce qu’il ?tait extr?mement d?go?t?. Et il crachait, il s’essuyait la bouche, il protestait avec indignation, tandis qu’elle se sauvait ? toutes jambes, en riant.

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