Jean-Christophe Tome VI - Rolland Romain 4 стр.


– Ah! cher papa, comme nous allons souffrir!

Le brouillard s’obscurcissait, l’humidit? les p?n?trait. Mais Mme Jeannin ne pouvait se d?cider ? partir. Antoinette vit Olivier qui frissonnait, et elle dit ? sa m?re:

– Maman, j’ai froid.

Ils se lev?rent. Au moment de s’en aller, Mme Jeannin se retourna, une derni?re fois, vers la tombe:

– Mon pauvre ami! fit-elle.

Ils sortirent du cimeti?re, dans la nuit qui tombait. Antoinette tenait dans sa main la main glac?e d’Olivier.

Ils rentr?rent dans la vieille maison. C’?tait leur derni?re nuit dans le nid, o? ils avaient toujours dormi, o? leur vie s’?tait pass?e, et la vie de leurs parents, – ces murs, ce foyer, ce petit carr? de terre, auxquels s’?taient li?es si indissolublement toutes les joies et les douleurs de la famille qu’il semblait qu’ils fussent aussi de la famille, qu’ils fissent partie de leur vie, et qu’on ne p?t les quitter que pour mourir.

Leurs malles ?taient faites. Ils devaient prendre le premier train du lendemain, avant que les boutiques des voisins fussent ouvertes: ils voulaient ?viter la curiosit? et les commentaires malveillants. – Ils avaient besoin de se serrer l’un contre l’autre; et pourtant, chacun alla d’instinct dans sa chambre, et s’y attarda: ils restaient debout, sans bouger, ne pensant m?me pas ? ?ter leur chapeau et leur manteau, touchant les murs, les meubles, tout ce qu’ils allaient quitter, appuyant leur front contre les vitres, essayant de prendre et de garder en eux le contact des choses aim?es. Enfin, chacun fit effort pour s’arracher ? l’?go?sme de ses pens?es douloureuses, et ils se r?unirent dans la chambre de Mme Jeannin, – la chambre familiale, avec une grande alc?ve au fond: c’?tait l? qu’autrefois ils se r?unissaient le soir, apr?s d?ner, quand il n’y avait pas de visites. Autrefois!… Cela leur semblait si lointain, d?j?! – Ils rest?rent sans parler, autour du maigre feu; puis, ils dirent la pri?re ensemble, agenouill?s devant le lit; et ils se couch?rent tr?s t?t, car il fallait ?tre lev?s avant l’aube. Mais ils furent longtemps, avant que le sommeil v?nt.

Vers quatre heures du matin, Mme Jeannin, qui, toutes les heures, avait regard? ? sa montre s’il n’?tait pas temps de se pr?parer, alluma sa bougie et se leva. Antoinette, qui n’avait gu?re dormi, l’entendit et se leva aussi. Olivier ?tait plong? dans un profond sommeil. Mme Jeannin le regarda avec ?motion, et ne put se d?cider ? le r?veiller. Elle s’?loigna sur la pointe des pieds, et dit ? Antoinette:

– Ne faisons pas de bruit: que le pauvre petit jouisse de ses derni?res minutes ici!

Les deux femmes achev?rent de s’habiller et de finir les paquets. Autour de la maison, planait le grand silence des nuits o? il fait froid, et o? tout ce qui vit, les hommes et les b?tes, s’enfonce plus avidement dans le ti?de sommeil. Antoinette claquait des dents: son c?ur et son corps ?taient glac?s.

La porte d’entr?e r?sonna dans l’air gel?. La vieille bonne, qui avait la clef de la maison, venait une derni?re fois servir ses ma?tres. Petite et grosse, le souffle court, et g?n?e par son embonpoint, mais singuli?rement leste pour son ?ge, elle se montra, avec sa bonne figure emmitoufl?e, le nez rouge, et les yeux larmoyants. Elle fut d?sol?e de voir que Mme Jeannin s’?tait lev?e sans l’attendre, et qu’elle avait allum? le fourneau de la cuisine. – Olivier s’?veilla, comme elle entrait. Son premier mouvement fut de refermer les yeux, et de se retourner dans ses couvertures, pour se rendormir. Antoinette vint poser doucement sa main sur l’?paule de son fr?re, et elle l’appela ? mi-voix:

– Olivier, mon petit, il est temps.

Il soupira, ouvrit les yeux, vit le visage de sa s?ur pench? vers le sien: elle lui sourit m?lancoliquement, et lui caressa le front avec sa main. Elle r?p?tait:

– Allons!

Il se leva.

Ils sortirent de la maison, sans bruit, comme des voleurs. Chacun d’eux avait des paquets ? la main. La vieille bonne les pr?c?dait, roulant leur malle sur une brouette. Ils laissaient presque tout ce qu’ils avaient; ils n’emportaient, pour ainsi dire, que ce qu’ils avaient sur le corps, et quelques v?tements. De pauvres souvenirs devaient leur ?tre exp?di?s plus tard, par la petite vitesse: quelques livres, des portraits, l’antique pendule, dont le battement leur semblait le battement m?me de leur vie… L’air ?tait aigre. Personne n’?tait encore lev? dans la ville; les volets ?taient clos, les rues vides. Ils se taisaient. La domestique seule parlait. Mme Jeannin cherchait ? graver en elle, pour la derni?re fois, ces images qui lui rappelaient tout son pass?.

? la gare, Mme Jeannin, par amour-propre, prit des secondes classes, bien qu’elle se f?t promis de prendre des troisi?mes; mais elle n’eut pas le courage de cette humiliation, en pr?sence des deux ou trois employ?s du chemin de fer, qui la connaissaient. Elle se faufila pr?cipitamment dans un compartiment vide, et s’y enferma, avec les petits. Cach?s derri?re les rideaux, ils tremblaient de voir appara?tre une figure de connaissance. Mais personne ne se montra: la ville s’?veillait ? peine, ? l’heure o? ils partaient; le train ?tait d?sert; il n’y avait que trois ou quatre paysans, et des b?ufs, qui, la t?te pass?e par-dessus la barri?re du wagon, mugissaient avec m?lancolie. Apr?s une longue attente, la locomotive siffla longuement, et le train s’?branla dans le brouillard. Les trois ?migrants ?cart?rent les rideaux, et, le visage coll? contre la vitre, regard?rent une derni?re fois la petite ville, dont la tour gothique se voyait ? peine au travers du voile de brume, la colline couverte de chaumes, les prairies blanches de givre et fumantes: c’?tait d?j? un paysage de r?ve, lointain, ? peine existant. Et quand il eut disparu, ? un d?tour de la voie, qui s’engageait dans une tranch?e, s?rs de n’?tre plus observ?s, ils ne se contraignirent plus. Mme Jeannin, son mouchoir appuy? sur sa bouche, sanglotait. Olivier s’?tait jet? sur elle, et, la t?te sur les genoux de sa m?re, il lui couvrait les mains de larmes et de baisers. Antoinette, assise ? l’autre coin du compartiment et tourn?e vers la fen?tre, pleurait silencieusement. Ils ne pleuraient pas tous trois pour la m?me raison. Mme Jeannin et Olivier ne pensaient qu’? ce qu’ils laissaient derri?re eux. Antoinette pensait bien davantage ? ce qu’ils allaient trouver: elle se le reprochait; elle e?t voulu s’absorber dans ses souvenirs… – Elle avait raison de songer ? l’avenir: elle avait une vue plus exacte des choses que sa m?re et son fr?re. Ils se faisaient des illusions sur Paris. Antoinette elle-m?me ?tait loin de se douter de ce qui les y attendait. Ils n’y ?taient jamais venus. Mme Jeannin avait ? Paris une s?ur richement mari?e avec un magistrat; et elle comptait sur son aide. Elle ?tait convaincue d’ailleurs que ses enfants, avec l’?ducation qu’ils avaient re?ue, et leurs dons naturels, sur lesquels elle se trompait, comme toutes les m?res, n’auraient point de peine ? gagner honorablement leur vie.

*

L’impression d’arriv?e fut sinistre. D?s la gare, ils furent constern?s par la bousculade des gens dans la salle des bagages, et le tumulte des voitures enchev?tr?es devant la sortie. Il pleuvait. On ne pouvait trouver de fiacre. Il fallut courir loin, les bras cass?s par les paquets trop lourds, qui les for?aient ? s’arr?ter au milieu de la rue, au risque d’?tre ?cras?s ou ?clabouss?s par les voitures. Aucun cocher ne r?pondait ? leurs appels. Enfin, ils r?ussirent ? en arr?ter un, qui menait une vieille patache d’une salet? repoussante. En hissant leurs paquets, ils laiss?rent tomber un rouleau de couvertures dans la boue. Le facteur de la gare, qui portait leur malle, et le cocher abus?rent de leur ignorance, pour se faire payer double. Mme Jeannin avait donn? l’adresse d’un de ces h?tels m?diocres et chers, achaland?s par les provinciaux, qui, parce qu’un de leurs grands-p?res y alla trente ans auparavant, continuent d’y aller, malgr? les inconv?nients. On les y ?corcha. L’h?tel ?tait plein, disait-on: on les empila tous ensemble dans un ?troit local, en leur comptant le prix de trois chambres. Au d?ner, ils voulurent faire des ?conomies, en ?vitant la table d’h?te; ils se command?rent un modeste menu, qui leur co?ta aussi cher, et qui les affama. D?s les premi?res minutes de l’arriv?e, leurs illusions ?taient tomb?es. Et, dans cette premi?re nuit d’h?tel, o?, entass?s dans une chambre sans air, ils n’arrivaient pas ? dormir, ayant froid, ayant chaud, ne pouvant respirer, tressautant au bruit des pas dans le corridor, des portes qu’on fermait, des sonneries ?lectriques, le cerveau meurtri par le roulement incessant des voitures et des lourds camions, ils eurent l’impression terrifi?e de cette ville monstrueuse, o? ils ?taient venus se jeter, et o? ils ?taient perdus.

Le lendemain, Mme Jeannin courut chez sa s?ur, qui habitait un luxueux appartement, boulevard Haussmann. Elle esp?rait, sans le dire, qu’on leur offrirait de les loger dans la maison, jusqu’? ce qu’ils fussent hors d’affaire. Le premier accueil suffit ? la d?sabuser. Les Poyet-Delorme ?taient furieux de la faillite de leur parent. La femme surtout, qui craignait qu’on ne la leur jet?t ? la t?te et que cela ne nuis?t ? l’avancement de son mari, trouvait de la derni?re ind?cence que la famille ruin?e vint s’accrocher ? eux et les compromettre encore plus. Le magistrat pensait de m?me; mais il ?tait assez brave homme; il e?t ?t? plus secourable, si sa femme n’y e?t veill?, – ce dont il ?tait bien aise. Mme Poyet-Delorme re?ut sa s?ur avec une froideur glaciale. Mme Jeannin en fut saisie; elle se for?a ? d?poser sa fiert?: elle laissa entendre ? mots couverts les difficult?s o? elle se trouvait, et ce qu’elle e?t souhait? des Poyet. On fit comme si on n’avait pas entendu. On ne les retint m?me pas ? d?ner pour le soir; on les invita c?r?monieusement pour la fin de la semaine. Encore l’invitation ne vint-elle pas de Mme Poyet, mais du magistrat, qui, un peu g?n? lui-m?me de l’accueil de sa femme, t?cha d’en att?nuer la s?cheresse: il affectait de la bonhomie, mais on sentait qu’il n’?tait pas tr?s franc, et qu’il ?tait tr?s ?go?ste. – Les malheureux Jeannin revinrent ? l’h?tel, sans oser ?changer leurs impressions sur cette premi?re visite.

Ils pass?rent les jours suivants ? errer dans Paris, cherchant un appartement, harass?s de monter les ?tages, ?c?ur?s de voir ces casernes o? s’entassent les corps, ces escaliers malpropres, ces chambres sans lumi?re, si tristes apr?s la grande maison de province. Ils ?taient de plus en plus oppress?s. Et c’?tait toujours le m?me ahurissement dans les rues, dans les magasins, dans les restaurants, qui les faisait duper par tous. Tout ce qu’ils demandaient co?tait un prix exorbitant; on e?t dit qu’ils avaient la facult? de transformer en or tout ce qu’ils touchaient: en or, qu’ils devaient payer. Ils ?taient d’une maladresse inimaginable, et sans force pour se d?fendre.

Si peu qu’il lui rest?t d’esp?rances ? l’?gard de sa s?ur, Mme Jeannin se forgeait encore des illusions sur le d?ner, o? ils ?taient invit?s. Ils s’y pr?par?rent, avec des battements de c?ur. Ils furent re?us en invit?s, et non pas en parents, – sans qu’on e?t fait d’ailleurs d’autres frais pour le d?ner, que ce ton c?r?monieux. Les enfants virent leurs cousins, ? peu pr?s de leur ?ge, qui ne furent pas plus accueillants que le p?re et la m?re. La fillette, ?l?gante et coquette, leur parlait, en z?zayant, d’un air de sup?riorit? polie, avec des mani?res affect?es et sucr?es, qui les d?concertaient. Le gar?on ?tait assomm? de cette corv?e du d?ner avec les parents pauvres; et il fut aussi maussade que possible. Mme Poyet-Delorme, droite et raide sur sa chaise, semblait toujours, m?me quand elle offrait d’un plat, faire la le?on ? sa s?ur. M. Poyet-Delorme parlait de niaiseries, pour ?viter qu’on parl?t de choses s?rieuses. L’insipide conversation ne sortait pas de ce qu’on mange, par crainte de tout sujet intime et dangereux. Mme Jeannin fit un effort pour amener l’entretien sur ce qui lui tenait ? c?ur: Mme Poyet-Delorme l’interrompit net, par une parole insignifiante. Elle n’eut plus le courage de recommencer.

Apr?s le d?ner, elle obligea sa fille ? jouer un morceau de piano, pour montrer son talent. La petite, g?n?e, m?contente, joua horriblement. Les Poyet, ennuy?s, attendaient qu’elle e?t fini. Mme Poyet regardait sa fille avec un plissement de l?vres ironique; et, comme la musique durait trop, elle se remit ? causer de choses indiff?rentes avec Mme Jeannin. Enfin, Antoinette, qui avait compl?tement perdu pied dans son morceau, et qui s’apercevait avec terreur qu’? un certain passage, au lieu de continuer, elle avait repris au commencement, et qu’il n’y avait pas de raison pour qu’elle en sort?t jamais, coupa court, et termina par deux accords qui n’?taient pas justes, et un troisi?me qui ?tait faux. M. Poyet dit:

– Bravo!

Et il demanda le caf?.

Mme Poyet dit que sa fille prenait des le?ons avec Pugno. La demoiselle, «qui prenait des le?ons avec Pugno», dit:

– Tr?s joli, ma petite…

et elle demanda o? Antoinette avait ?tudi?.

La conversation se tra?nait. Elle avait ?puis? l’int?r?t des bibelots du salon et des toilettes des dames Poyet. Mme Jeannin se r?p?tait:

– C’est le moment de parler, il faut que je parle…

Et elle se crispait. Comme elle faisait un grand effort et allait se d?cider enfin, Mme Poyet glissa incidemment, d’un ton qui ne cherchait pas ? s’excuser, qu’ils ?taient bien f?ch?s, mais qu’ils devaient sortir vers neuf heures et demie: une invitation, qu’ils n’avaient pu remettre… Les Jeannin, froiss?s, se lev?rent aussit?t pour partir. On fit mine de les retenir. Mais un quart d’heure apr?s, quelqu’un sonna ? la porte: le domestique annon?a des amis des Poyet, des voisins, qui habitaient ? l’?tage au-dessous. Il y eut des coups d’?il ?chang?s entre Poyet et sa femme, et des chuchotements pr?cipit?s avec les domestiques. Poyet, bredouillant un pr?texte quelconque, fit passer les Jeannin dans une chambre ? c?t?. (Il voulait cacher ? ses amis l’existence, et surtout la pr?sence chez lui de la famille compromettante.) On laissa les Jeannin seuls, dans la chambre sans feu. Les enfants ?taient hors d’eux, de ces humiliations. Antoinette avait les larmes aux yeux; elle voulait qu’on part?t. Sa m?re lui r?sista d’abord: puis, l’attente se prolongeant, elle se d?cida. Ils sortirent. Dans l’antichambre, Poyet, averti par un domestique, les rattrapa, s’excusant par quelques paroles banales; il feignit de vouloir les retenir; mais on voyait qu’il avait h?te qu’ils fussent partis. Il les aida ? passer leurs manteaux, les poussa vers la porte, avec des sourires, des poign?es de main, des amabilit?s ? voix basse, et il les mit dehors. – Rentr?s dans leur h?tel, les enfants pleur?rent de rage. Antoinette tr?pignait, jurait qu’elle ne mettrait plus les pieds jamais chez ces gens.

Mme Jeannin prit un appartement au quatri?me, dans le voisinage du jardin des Plantes. Les chambres donnaient sur les murs l?preux d’une cour obscure; la salle ? manger, et le salon – (car Mme Jeannin tenait ? avoir un salon) – sur une rue populeuse. Tout le jour, passaient des tramways ? vapeur, et des corbillards, dont la file allait s’engouffrer dans le cimeti?re d’Ivry. Des Italiens pouilleux, avec une racaille d’enfants, fl?naient sur les bancs, ou se disputaient aigrement. On ne pouvait laisser les fen?tres ouvertes, ? cause du bruit; et, le soir, quand on revenait chez soi, il fallait fendre le flot d’une populace affair?e et puante, traverser les rues encombr?es, aux pav?s boueux, passer devant une r?pugnante brasserie, install?e au rez-de-chauss?e de la maison voisine, et ? la porte de laquelle des filles ?normes et bouffies, aux cheveux jaunes, pl?tr?es et grasses de fard, d?visageaient les passants avec de sales regards.

Le maigre argent des Jeannin s’en allait rapidement. Ils constataient, chaque soir, avec un serrement de c?ur, la br?che plus large qui s’ouvrait ? leur bourse. Ils essayaient de se priver; mais ils ne savaient pas: c’est une science, qu’il faut bien des ann?es d’?preuves pour apprendre, quand on ne l’a point pratiqu?e depuis l’enfance. Ceux qui ne sont pas ?conomes, de nature, perdent leur temps ? vouloir l’?tre: d?s qu’une nouvelle occasion de d?penser se pr?sente, ils y c?dent; l’?conomie est toujours pour la prochaine fois; et quand par hasard ils gagnent ou croient avoir gagn? la plus petite chose, ils se h?tent de faire servir le gain ? des d?penses, dont le total finit par le d?passer dix fois.

Au bout de quelques semaines, les ressources des Jeannin se trouvaient ?puis?es. Mme Jeannin dut abdiquer tout reste d’amour-propre, et elle alla, ? l’insu de ses enfants, faire une demande d’argent ? Poyet. Elle s’arrangea de fa?on ? le voir seul, dans son cabinet, et elle le supplia de lui avancer une petite somme, en attendant qu’ils eussent trouv? une situation qui leur perm?t de vivre. L’autre, qui ?tait faible et assez humain, apr?s avoir essay? de remettre sa r?ponse ? plus tard, c?da. Il avan?a deux cents francs, dans un moment d’?motion, dont il ne fut pas le ma?tre; il s’en repentit d’ailleurs aussit?t apr?s, – surtout quand il lui fallut en convenir avec Mme Poyet, qui fut exasp?r?e contre la faiblesse de son mari et contre son intrigante de s?ur.

*

Les Jeannin pass?rent leurs journ?es ? courir dans Paris, pour trouver une place. Mme Jeannin, avec ses pr?jug?s de bourgeoise riche de province, ne pouvait admettre, pour elle et pour ses enfants, d’autre profession que celles qu’on nomme «lib?rales», – sans doute parce qu’on y meurt de faim. M?me, elle n’e?t point permis que sa fille se pla??t comme institutrice dans une famille. Il n’y avait que les professions officielles, au service de l’?tat, qui ne lui parussent pas d?shonorantes. Il fallait trouver moyen qu’Olivier achev?t son ?ducation, pour devenir professeur. ? l’?gard d’Antoinette, Mme Jeannin e?t voulu qu’elle entr?t dans une institution d’enseignement, pour y donner des le?ons, ou au Conservatoire, pour avoir un prix de piano. Mais les institutions auxquelles elle s’adressa ?taient toutes pourvues de professeurs, qui avaient de bien autres titres que sa fille, avec son pauvre petit brevet ?l?mentaire; et quant ? la musique, il fallut reconna?tre que le talent d’Antoinette ?tait des plus ordinaires, compar? ? celui de tant d’autres, qui ne r?ussissaient m?me pas ? percer. Ils d?couvrirent l’effroyable lutte pour la vie et la consommation insens?e que Paris fait de talents petits et grands, dont elle n’a que faire.

Les deux enfants prirent un d?couragement, une d?fiance exag?r?e de leur valeur: ils se crurent m?diocres; ils s’acharnaient ? se le prouver, ? le prouver ? leur m?re. Olivier, qui, dans son coll?ge de province, n’avait point de peine ? passer pour un aigle, ?tait an?anti par ces ?preuves: il semblait avoir perdu possession de tous ses dons. Au lyc?e o? on le mit, et o? il avait r?ussi ? obtenir une bourse, son classement fut si d?sastreux dans les premiers temps qu’on lui enleva sa bourse. Il se crut tout ? fait stupide. En m?me temps, il avait l’horreur de Paris, de ce grouillement d’?tres, de l’immoralit? d?go?tante de ses camarades, de leurs conversations ignobles, de la bestialit? de quelques-uns d’entre eux, qui ne lui ?pargnaient pas d’abominables propositions. Il n’avait m?me pas la force de leur dire son m?pris. Il se sentait avili par la seule pens?e de leur avilissement. Il se r?fugiait avec sa m?re et sa s?ur dans les pri?res passionn?es qu’ils faisaient ensemble, chaque soir, apr?s chaque journ?e nouvelle de d?ceptions et d’humiliations intimes, qui semblaient une souillure ? ces c?urs innocents, et qu’ils n’osaient m?me pas se raconter. Mais, au contact de l’esprit d’ath?isme latent, qu’on respire ? Paris, la foi d’Olivier commen?ait ? s’effriter, sans qu’il s’en aper??t, comme une chaux trop fra?che tombe des murs, au souffle de la pluie. Il continuait de croire; mais autour de lui, Dieu mourait.

Sa m?re et sa s?ur poursuivaient leurs courses inutiles. Mme Jeannin ?tait retourn?e voir les Poyet, qui, d?sireux de se d?barrasser d’eux, leur offrirent des places. Il s’agissait pour Mme Jeannin d’entrer comme lectrice chez une vieille dame, qui passait l’hiver dans le Midi. Pour Antoinette, on lui trouvait un poste d’institutrice chez une famille de l’Ouest de la France, qui vivait toute l’ann?e ? la campagne. Les conditions n’?taient pas trop mauvaises; mais Mme Jeannin refusa. Plus encore qu’? l’humiliation de servir elle-m?me, elle s’opposait ? ce que sa fille y f?t r?duite, et surtout ? ce qu’Antoinette f?t ?loign?e d’elle. Si malheureux qu’ils fussent, et justement parce qu’ils ?taient malheureux, ils voulaient rester ensemble. – Mme Poyet le prit tr?s mal. Elle dit que, quand on n’avait pas les moyens de vivre, il ne fallait pas faire les orgueilleux. Mme Jeannin ne put s’emp?cher de lui reprocher son manque de c?ur. Mme Poyet dit des paroles blessantes sur la faillite, et sur l’argent que Mme Jeannin lui devait. Elles se s?par?rent, brouill?es ? mort. Toutes relations furent cass?es. Mme Jeannin n’eut plus qu’un d?sir: rendre l’argent qu’elle avait emprunt?. Mais elle ne le pouvait pas.

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