Jean-Christophe Tome VI - Rolland Romain 6 стр.


Antoinette avait aussi la religion qui continuait de la soutenir. Elle ?tait tr?s pieuse, elle ne manquait jamais de faire, chaque jour, de longues et ardentes pri?res, ni d’aller, chaque dimanche, ? la messe. Dans l’injuste mis?re de sa vie, elle ne pouvait s’emp?cher de croire ? l’amour de l’Ami divin, qui souffre avec vous, et qui, un jour, vous consolera. Plus encore qu’avec Dieu, elle ?tait en communion intime avec ses morts, et elle les associait en secret ? toutes ses ?preuves. Mais elle ?tait ind?pendante d’esprit, et de ferme raison; elle restait ? part des autres catholiques, et n’?tait pas tr?s bien vue d’eux; ils trouvaient en elle un mauvais esprit, ils n’?taient pas loin de la regarder comme une libre penseuse, ou sur le chemin de l’?tre, parce qu’en bonne petite Fran?aise, elle n’entendait pas renoncer ? son libre jugement: elle croyait, non par ob?issance, comme le vil b?tail, mais par amour.

Olivier ne croyait plus. Le lent travail de d?sagr?gation de sa foi, commenc? d?s les premiers mois ? Paris, l’avait d?truite tout enti?re. Il en avait cruellement souffert, car il n’?tait pas de ceux qui sont assez forts, ou assez m?diocres, pour se passer de la foi: aussi avait-il travers? des crises d’angoisse mortelle. Mais il gardait le c?ur mystique; et, si incroyant qu’il f?t devenu, nulle pens?e n’?tait plus pr?s de lui que celle de sa s?ur. Ils vivaient l’un et l’autre dans une atmosph?re religieuse. Quand ils rentraient, chacun de son c?t?, le soir, apr?s avoir ?t? s?par?s tout le jour, leur petit appartement ?tait pour eux le port, l’asile inviolable, pauvre, glac?, mais pur. Comme ils s’y sentaient loin des pens?es corrompues de Paris!…

Ils ne causaient pas beaucoup de ce qu’ils avaient fait: car, lorsqu’on revient fatigu?, on n’a gu?re le c?ur ? revivre, en la racontant, une p?nible journ?e. Ils s’appliquaient instinctivement ? l’oublier ensemble. Surtout pendant la premi?re heure, o? ils se retrouvaient au d?ner du soir, ils prenaient garde de ne pas se questionner. Ils se disaient bonsoir, des yeux; et parfois, ils ne pronon?aient pas une parole, de tout le repas. Antoinette regardait son fr?re, qui restait ? r?vasser devant son assiette, comme autrefois, quand il ?tait petit. Elle lui caressait doucement la main:

– Allons! disait-elle en souriant. Courage!

Il souriait aussi, et se remettait ? manger. Le d?ner se passait, sans qu’ils fissent un effort pour causer. Ils ?taient affam?s de silence… ? la fin seulement, leur langue se d?liait un peu, lorsqu’ils se sentaient repos?s, et que chacun, entour? de l’amour discret de l’autre, avait effac? de son ?tre les traces impures de la journ?e.

Olivier se mettait au piano. Antoinette se d?shabituait d’en jouer, afin de le laisser jouer: car c’?tait l’unique distraction qu’il e?t: et il s’y donnait de toutes ses forces. Il ?tait tr?s bien dou? pour la musique: sa nature f?minine, mieux faite pour aimer que pour agir, ?pousait les pens?es des musiciens qu’il jouait, se fondait avec elles, rendait leurs moindres nuances avec une fid?lit? passionn?e, – autant que le lui permettait, du moins, ses bras et son souffle d?biles, que brisait l’effort titanique de Tristan , ou des derni?res sonates de Beethoven. Aussi se r?fugiait-il de pr?f?rence en Mozart et en Gluck; et c’?tait ?galement la musique qu’elle pr?f?rait.

Parfois, elle chantait aussi, mais des chansons tr?s simples, de vieilles m?lodies. Elle avait une voix de mezzo voil?e, grave et fragile. Si timide qu’elle ne pouvait chanter devant personne; ? peine devant Olivier: sa gorge se serrait. Il y avait un air de Beethoven sur des paroles ?cossaises, qu’elle aimait particuli?rement: Le fid?le Johnie : il ?tait calme, calme… et une tendresse au fond!… Il lui ressemblait. Olivier ne pouvait le lui entendre chanter, sans des larmes aux yeux.

Elle pr?f?rait ?couter son fr?re. Elle se h?tait de terminer le m?nage, et elle laissait la porte de la cuisine ouverte, afin de mieux entendre Olivier; mais, malgr? les pr?cautions qu’elle prenait, il se plaignait impatiemment qu’elle f?t du bruit en rangeant la vaisselle. Alors, elle fermait la porte; et, quand elle avait fini, elle venait s’installer dans une chaise basse, non pas pr?s du piano, – (car il ne pouvait souffrir d’avoir quelqu’un aupr?s de lui, quand il jouait), – mais pr?s de la chemin?e; et l?, comme un petit chat, pelotonn?e sur elle-m?me, le dos tourn? au piano, et les yeux attach?s aux yeux d’or du foyer, o? se consumait en silence une briquette de charbon, elle s’engourdissait dans les images du pass?. Quand neuf heures sonnaient, il lui fallait un effort pour rappeler ? Olivier qu’il ?tait temps de finir. Il ?tait p?nible de l’arracher, de s’arracher ? ces r?veries; mais Olivier avait encore du travail pour le soir, et il ne fallait pas qu’il se couch?t trop tard. Il n’ob?issait pas tout de suite; il avait besoin d’un certain temps pour pouvoir, au sortir de la musique, se remettre ? la t?che. Sa pens?e flottait ailleurs. La demie sonnait souvent, avant qu’il f?t d?gag? des brouillards. Antoinette, pench?e sur son ouvrage, de l’autre c?t? de la table, savait qu’il ne faisait rien; mais elle n’osait pas trop regarder de son c?t?, de peur de l’impatienter, en ayant l’air de le surveiller.

Il ?tait ? l’?ge ingrat, – l’?ge heureux, – o? les journ?es se passent ? fl?ner. Il avait un front pur, des yeux de fille, rou?s et na?fs, souvent cern?s, une grande bouche, aux l?vres gonfl?es, comme t?teuses, au sourire un peu de travers, vague, distrait, polisson; trop de cheveux, qui descendaient jusqu’aux yeux et formaient presque un chignon sur la nuque, avec une m?che rebelle qui se dressait par derri?re; une cravate l?che autour du cou – (sa s?ur la lui nouait soigneusement, chaque matin); – un veston, dont les boutons ne tenaient jamais, bien qu’elle pass?t son temps ? les recoudre; pas de manchettes; les mains grandes aux poignets osseux. L’air narquois, ensommeill?, voluptueux, il restait ind?finiment ? bayer aux corneilles. Ses yeux, qui baguenaudaient, faisaient tout le tour de la chambre d’Antoinette – (c’?tait chez elle qu’?tait la table de travail); – ils se promenaient sur le petit lit de fer, au-dessus duquel ?tait suspendu un crucifix d’ivoire avec une branche de buis, – sur les portraits de son p?re et de sa m?re, – sur une vieille photographie, qui repr?sentait la petite ville de province avec sa tour et le miroir de ses eaux. Lorsqu’ils arrivaient ? la figure p?lotte de sa s?ur, qui travaillait silencieusement, il ?tait pris d’une immense piti? pour elle et d’une col?re contre lui-m?me: il se secouait, irrit? de sa fl?nerie; et il travaillait avec ?nergie, pour rattraper le temps perdu.

Les jours de cong?, il lisait. Ils lisaient, chacun de son c?t?. Malgr? tout leur amour l’un pour l’autre, ils ne pouvaient pas lire ensemble le m?me livre tout haut. Cela les blessait comme un manque de pudeur. Un beau livre leur semblait un secret, qui ne devait ?tre murmur? que dans le silence du c?ur. Quand une page les ravissait, au lieu de la lire ? l’autre, ils se passaient le livre, le doigt sur le passage; et ils se disaient:

– Lis.

Alors, pendant que l’autre lisait, celui qui avait d?j? lu suivait, les yeux brillants, sur le visage de son ami, les ?motions; et il en jouissait avec lui.

Mais souvent, accoud?s devant leur livre, ils ne lisaient pas: ils causaient. ? mesure que la soir?e avan?ait, ils avaient plus besoin de se confier, et ils avaient moins de peine ? parler. Olivier avait des pens?es tristes; et il fallait toujours que cet ?tre faible se d?charge?t de ses tourments, en les versant dans le sein d’un autre. Il ?tait rong? par des doutes. Antoinette devait lui rendre courage, le d?fendre contre lui-m?me: c’?tait une lutte incessante, qui recommen?ait chaque jour. Olivier disait des choses am?res et lugubres; et quand il les avait dites, il ?tait soulag?: mais il ne s’inqui?tait pas de savoir si maintenant elles n’accablaient pas sa s?ur. Il s’aper?ut bien tard combien il l’?puisait: il lui prenait sa force, et infiltrait en elle ses propres doutes. Antoinette n’en montrait rien. Vaillante et gaie de nature, elle s’obligeait ? rester gaie en apparence, alors que sa gaiet? ?tait depuis longtemps perdue. Elle avait des moments de lassitude profonde, de r?volte contre la vie de sacrifice, ? laquelle elle s’?tait vou?e. Mais elle condamnait ces pens?es, elle ne voulait pas les analyser; elle les subissait, elle ne les acceptait pas. La pri?re lui venait en aide, sauf quand le c?ur ne pouvait prier – (cela arrive), – quand il ?tait dess?ch?. Alors il n’y avait qu’? attendre en silence, tout fi?vreux et honteux, que la gr?ce revint. Jamais Olivier ne se doutait de ces angoisses. Dans ces moments, Antoinette trouvait un pr?texte pour s’?loigner, ou se renfermer dans sa chambre; et elle ne reparaissait que quand la crise ?tait pass?e; alors, elle ?tait souriante, endolorie, plus tendre qu’avant, ayant comme le remords d’avoir souffert.

Leurs chambres se touchaient. Leurs lits ?taient appliqu?s des deux c?t?s du m?me mur: ils pouvaient se parler ? mi-voix au travers; et, quand ils avaient des insomnies, de petits coups frapp?s tout doucement au mur disaient:

– Dors-tu? Je ne dors pas.

Si mince ?tait la cloison qu’ils ?taient comme deux amis chastement couch?s c?te ? c?te dans le m?me lit. Mais la porte entre leurs chambres ?tait toujours ferm?e, la nuit, par une pudeur instinctive et profonde, – un sentiment sacr?; – elle ne restait ouverte que lorsque Olivier ?tait malade: ce qui arrivait trop souvent.

Sa d?bile sant? ne se r?tablissait pas. Elle semblait plut?t s’alt?rer davantage. Il souffrait constamment: de la gorge, de la poitrine, de la t?te, du c?ur; le moindre rhume chez lui risquait de d?g?n?rer en bronchite; il prit la scarlatine, et faillit en mourir; m?me sans ?tre malade, il pr?sentait de bizarres sympt?mes de maladies graves, qui heureusement n’?clataient pas: il avait des points douloureux au poumon, ou au c?ur. Un jour, le m?decin qui l’auscultait diagnostiqua une p?ricardite, ou une p?ripneumonie; et le grand docteur sp?cialiste, que l’on consulta ensuite, confirma ces appr?hensions. Cependant, il n’en fut rien. C’?taient surtout les nerfs, qui ?taient malades chez lui; et l’on sait que ce genre de souffrances prend les formes les plus inattendues; on en est quitte pour des journ?es d’inqui?tudes. Mais qu’elles ?taient cruelles pour Antoinette! Que de nuits sans sommeil! Dans son lit, d’o? elle se levait souvent pour ?pier ? la porte la respiration de son fr?re, elle ?tait prise de terreurs. Elle pensait qu’il allait mourir, elle le savait, elle en ?tait s?re: elle se dressait, fr?missante, et elle joignait les mains, elle les serrait, elle les crispait contre sa bouche, pour ne pas crier:

– Mon Dieu! mon Dieu! suppliait-elle, ne me l’enlevez pas! Non, cela… cela, vous n’en avez pas le droit!… Je vous en prie, je vous en prie!… ? ma ch?re maman! Viens ? mon secours! Sauve-le, fais qu’il vive!…

Elle se tendait de tout son corps.

– Ah! mourir en chemin, quand on avait tant fait d?j?, quand on ?tait sur le point d’arriver, quand il allait ?tre heureux… non, cela ne se pouvait pas, ce serait trop cruel!…

*

Olivier ne tarda pas ? lui donner d’autres inqui?tudes.

Il ?tait profond?ment honn?te, comme elle, mais de volont? faible et d’intelligence trop libre et trop complexe pour n’?tre pas un peu trouble, sceptique, indulgente ? ce qu’il savait mal, et attir?e par le plaisir. Antoinette ?tait si pure qu’elle fut longtemps avant de comprendre ce qui se passait dans l’esprit de son fr?re. Elle le d?couvrit brusquement, un jour.

Olivier la croyait sortie. Elle avait une le?on, d’ordinaire, ? cette heure; mais, au dernier moment, elle avait re?u un mot de son ?l?ve, l’avertissant qu’on se passerait d’elle aujourd’hui. Elle en avait eu un secret plaisir, bien que ce fussent quelques francs supprim?s de son maigre budget; elle ?tait tr?s lasse, et elle s’?tendit sur son lit: elle jouissait de pouvoir se reposer un jour sans remords. Olivier rentra du lyc?e; un camarade l’accompagnait. Ils s’install?rent dans la chambre ? c?t?, et se mirent ? causer. On entendait tout ce qu’ils disaient: ils ne se g?naient point, croyant qu’ils ?taient seuls. Antoinette ?coutait en souriant la voix joyeuse de son fr?re. Mais bient?t, elle cessa de sourire, et son sang s’arr?ta. Ils parlaient de choses brutales, avec une crudit? d’expressions abominable: ils semblaient s’y complaire. Elle entendait rire Olivier, son petit Olivier; et de ses l?vres, qu’elle croyait innocentes, sortaient d’obsc?nes paroles, qui la gla?aient d’horreur. Une douleur aigu? la per?ait jusqu’au fond de son ?tre. Cela dura longtemps: ils ne pouvaient se lasser de parler, et elle ne pouvait s’emp?cher d’?couter. Enfin, ils sortirent; et Antoinette resta seule. Alors, elle pleura: quelque chose ?tait mort en elle; l’image id?ale qu’elle se faisait de son fr?re, de son enfant, – ?tait souill?e: c’?tait une souffrance mortelle. Elle ne lui en dit rien, quand ils se retrouv?rent, le soir. Il vit qu’elle avait pleur?, et il ne put savoir pourquoi. Il ne comprit pas pourquoi elle avait chang? de mani?res ? son ?gard. Il fallut quelque temps, avant qu’elle se ressais?t.

Mais le coup le plus douloureux qu’il lui porta, ce fut un soir qu’il ne rentra pas. Elle l’attendit toute la nuit, sans se coucher. Elle ne souffrait pas seulement dans sa puret? morale; elle souffrait jusque dans les retraites les plus myst?rieuses de son c?ur, – ces retraites profondes, o? s’agitent des sentiments redoutables, sur lesquels elle jetait, pour ne pas voir, un voile, qu’il n’est pas permis d’?carter.

Olivier avait voulu surtout affirmer son ind?pendance. Il revint, au matin, se composant une attitude, pr?t ? r?pondre insolemment ? sa s?ur, si elle lui faisait une observation. Il se glissa dans l’appartement, sur la pointe des pieds, pour ne pas l’?veiller. Mais, quand il la vit, debout, l’attendant, p?le, les yeux rouges, ayant pleur?, quand il vit qu’au lieu de lui faire un reproche, elle s’occupait de lui en silence, pr?parait son d?jeuner, avant son d?part pour le lyc?e, et qu’elle ne lui disait rien, mais semblait accabl?e, et que tout son ?tre ?tait un reproche vivant, il n’y r?sista pas: il se jeta ? ses genoux, il se cacha la t?te dans sa robe; et ils pleur?rent tous deux. Il ?tait honteux de lui, d?go?t? de la nuit qu’il venait de passer; il se sentait avili. Il voulut parler: elle l’emp?cha de parler, lui mettant la main sur la bouche; et il baisa cette main. Ils ne dirent rien de plus: ils se comprenaient. Olivier se jura d’?tre celui qu’Antoinette attendait qu’il f?t. Mais elle ne put oublier de sit?t sa blessure: elle ?tait comme une convalescente. Il y avait une g?ne entre eux. Son amour ?tait toujours aussi fort; mais elle avait vu dans l’?me de son fr?re quelque chose qui lui ?tait maintenant ?tranger, et qu’elle redoutait.

*

Elle ?tait d’autant plus boulevers?e par ce qu’elle entrevoyait dans le c?ur d’Olivier qu’? la m?me ?poque elle avait ? souffrir des poursuites de certains hommes. Quand elle rentrait, le soir, ? la nuit tombante, surtout quand il lui fallait sortir apr?s d?ner pour chercher ou rapporter un travail de copie, ce lui ?tait une angoisse insupportable d’?tre accost?e, suivie, et d’entendre des propositions grossi?res. Toutes les fois qu’elle pouvait emmener son fr?re avec elle, elle le faisait, sous pr?texte de le forcer ? se promener; mais il ne s’y pr?tait pas volontiers, et elle n’osait insister; elle ne voulait pas troubler son travail. Son ?me virginale et provinciale ne pouvait se faire ? ces m?urs. Paris, la nuit, ?tait pour elle une for?t o? elle se sentait traqu?e par des b?tes immondes; elle tremblait de sortir du g?te. Cependant, il fallait sortir. Elle fut longtemps avant d’en prendre son parti; et elle en souffrit toujours. Et quand elle pensait que son petit Olivier serait – ?tait peut-?tre – comme un de ces hommes qui lui faisaient la chasse, elle avait peine, en rentrant, ? lui donner la main pour lui dire bonsoir. Il n’imaginait pas ce qu’elle pouvait avoir contre lui…

Sans ?tre tr?s jolie, elle avait un grand charme, et attirait les regards, quoiqu’elle ne f?t rien pour cela. Tr?s simplement v?tue, presque toujours en deuil, pas tr?s grande, fluette, l’air d?licat, ne parlant gu?re, glissant silencieusement au travers de la foule, en fuyant l’attention, elle la retenait par l’expression de suavit? profonde de ses doux yeux fatigu?s et de sa petite bouche pure. Elle s’apercevait quelquefois qu’elle plaisait: elle en ?tait confuse, – contente tout de m?me… Qui dira ce qui peut entrer, ? son insu, de gentiment, de chastement coquet, dans une ?me tranquille, qui sent le contact sympathique d’autres ?mes? Cela se traduisait par une l?g?re gaucherie dans les gestes, un regard timide, jet? de c?t?; et c’?tait ? la fois plaisant et touchant. Ce trouble ?tait un attrait de plus. Elle excitait les d?sirs; et, comme elle ?tait une fille pauvre et sans protecteur dans la vie, on ne se g?nait pas pour les lui dire.

Elle allait quelquefois dans un salon de riches Isra?lites, les Nathan, qui s’int?ressaient ? elle pour l’avoir rencontr?e chez une famille amie, o? elle donnait des le?ons; et m?me, elle n’avait pu se dispenser, malgr? sa sauvagerie, d’assister une ou deux fois, ? leurs soir?es. M. Alfred Nathan ?tait un professeur connu ? Paris, savant ?minent, en m?me temps tr?s mondain, avec ce m?lange baroque de science et de frivolit?, si commun dans la soci?t? juive. Chez Mme Nathan se m?laient dans d’?gales proportions une bienfaisance r?elle et une mondanit? excessive. Tous deux avaient ?t? prodigues envers Antoinette de d?monstrations de sympathie bruyante, sinc?re, d’ailleurs intermittente. – Antoinette avait trouv? plus de bont? parmi les juifs que parmi ses coreligionnaires. Ils ont bien des d?fauts; mais ils ont une grande qualit?, la premi?re de toutes: ils sont vivants, ils sont humains; rien d’humain ne leur est ?tranger, ils s’int?ressent ? ceux qui vivent. M?me quand il leur manque une vraie et chaude sympathie, ils ont une curiosit? perp?tuelle qui leur fait rechercher les ?mes et les pens?es de quelque prix, fussent-elles les plus diff?rentes des leurs. Ce n’est pas qu’ils fassent, en g?n?ral, grand’chose pour les aider: car ils sont sollicit?s par trop d’int?r?ts ? la fois, et plus livr?s que quiconque aux vanit?s mondaines, tout en s’en disant libres. Du moins, ils font quelque chose; et c’est beaucoup dans l’apathie de la soci?t? contemporaine. Ils y sont un ferment d’action, un levain de vie. – Antoinette, qui s’?tait heurt?e, chez les catholiques, ? un mur d’indiff?rence glaciale, sentait le prix de l’int?r?t, si superficiel f?t-il, que lui t?moignaient les Nathan. Mme Nathan avait entrevu la vie de d?vouement d’Antoinette; elle ?tait sensible ? son charme physique et moral; elle avait pr?tendu la prendre sous sa protection. Elle n’avait pas d’enfants; mais elle aimait la jeunesse, et elle en r?unissait souvent chez elle; elle avait insist? pour qu’Antoinette v?nt aussi, qu’elle sort?t de son isolement, qu’elle pr?t quelque distraction. Et comme il lui ?tait facile de deviner que la sauvagerie d’Antoinette tenait en partie ? la g?ne o? elle se trouvait, elle avait voulu lui offrir de jolies toilettes, que l’orgueil d’Antoinette avait refus?es; mais l’aimable protectrice s’y ?tait prise de telle sorte qu’elle avait trouv? moyen de la forcer ? accepter quelques-uns de ces petits cadeaux, qui sont si chers ? l’innocente vanit? f?minine. Antoinette en ?tait ? la fois reconnaissante et confuse. Elle se for?ait ? venir, de loin en loin, aux soir?es de Mme Nathan; et, comme elle ?tait jeune, elle y trouvait, malgr? tout, du plaisir.

Mais dans ce monde un peu m?l?, o? venaient beaucoup de jeunes gens, la petite prot?g?e de Mme Nathan, pauvre et jolie, fut aussit?t le point de mire de deux ou trois polissons, qui jet?rent leur d?volu sur elle, avec une parfaite assurance. Ils sp?culaient d’avance sur sa timidit?. Elle fut m?me l’enjeu de paris entre eux.

Elle re?ut, un jour, des lettres anonymes, – ou, plus exactement, sign?es d’un noble pseudonyme, – qui lui faisaient une d?claration: lettres d’amour, d’abord flatteuses, pressantes, fixant un rendez-vous; puis, tr?s vite, plus hardies, essayant de la menace, et bient?t de l’injure, de basses calomnies: elles la d?shabillaient, d?taillaient les secrets de son corps, le salissaient de leur grossi?re convoitise; elles t?chaient de jouer de la na?vet? d’Antoinette, en lui faisant redouter un outrage public, si elle ne venait pas au rendez-vous assign?. Elle pleurait de douleur d’avoir pu s’?tre attir? de telles propositions; ces injures br?laient l’orgueil de son corps et de son c?ur. Elle ne savait comment sortir de l?. Elle ne voulait pas en parler ? son fr?re: elle savait qu’il en souffrirait trop, et qu’il donnerait ? l’affaire un caract?re plus grave. Elle n’avait pas d’amis. Recourir ? la police? Elle s’y refusait, par crainte du scandale. Il fallait en finir, pourtant. Elle sentait que son silence ne suffirait pas ? la d?fendre, que le dr?le qui la poursuivait serait tenace, et qu’il irait jusqu’? l’extr?me limite o? il verrait du danger pour lui.

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