Jean-Christophe Tome I - Rolland Romain 3 стр.


Le hasard ?tait fertile en ressources. On n’imagine pas le parti qu’on peut tirer d’un simple morceau de bois, d’une branche cass?e, comme on en trouve le long des haies. (Quand on n’en trouve pas, on en casse.) C’?tait la baguette des f?es. Longue et droite, elle devenait une lance, ou peut-?tre une ?p?e; il suffisait de la brandir pour faire surgir des arm?es. Christophe en ?tait le g?n?ral, il marchait devant elles, il leur donnait l’exemple, il montait ? l’assaut des talus. Quand la branche ?tait flexible, elle se transformait en fouet. Christophe montait ? cheval, sautait des pr?cipices. Il arrivait que la monture gliss?t; et le cavalier se retrouvait au fond du foss?, regardant d’un air penaud ses mains salies et ses genoux ?corch?s. Si la baguette ?tait petite, Christophe se faisait chef d’orchestre; il ?tait le chef, et il ?tait l’orchestre; il dirigeait, et il chantait; et ensuite, il saluait les buissons, dont le vent agitait les petites t?tes vertes.

Il ?tait aussi magicien. Il marchait ? grands pas dans les champs, en regardant le ciel et en agitant les bras. Il commandait aux nuages: – «Je veux que vous alliez ? droite.» – Mais ils allaient ? gauche. Alors il les injuriait, et r?it?rait l’ordre. Il les guettait du coin de l’?il, avec un battement de c?ur, observant s’il n’y en aurait pas au moins un petit qui lui ob?irait; mais ils continuaient de courir tranquillement vers la gauche. Alors il tapait du pied, il les mena?ait de son b?ton, et il leur ordonnait avec col?re de s’en aller ? gauche: et en effet, cette fois, ils ob?issaient parfaitement. Il ?tait heureux et fier de son pouvoir. Il touchait les fleurs, en leur enjoignant de se changer en carrosses dor?s, comme on lui avait dit qu’elles faisaient dans les contes; et bien que cela n’arriv?t jamais, il ?tait persuad? que cela ne manquerait pas d’arriver, avec un peu de patience. Il cherchait un grillon pour en faire un cheval: il lui mettait doucement sa baguette sur le dos, et disait une formule. L’insecte se sauvait: il lui barrait le chemin. Apr?s quelques instants, il ?tait couch? ? plat ventre, pr?s de lui, et il le regardait. Il avait oubli? son r?le de magicien, et s’amusait ? retourner sur le dos la pauvre b?te, en riant de ses contorsions.

Il inventait d’attacher une vieille ficelle ? son b?ton magique, et il la jetait gravement dans le fleuve, attendant que le poisson v?nt mordre. Il savait bien que les poissons n’ont pas coutume de manger une ficelle sans app?t ni hame?on; mais il pensait que pour une fois, et pour lui, ils pourraient faire une exception; et il en vint, dans son in?puisable confiance, jusqu’? p?cher dans la rue avec un fouet, ? travers la fente d’une plaque d’?gout. Il retirait son fouet de temps en temps, tr?s ?mu, s’imaginant que la corde ?tait plus lourde cette fois, et qu’il allait ramener un tr?sor, ainsi que dans une histoire cont?e par grand-p?re…

Au milieu de ces jeux, il avait des instants de r?vasserie ?trange et de complet oubli. Tout ce qui l’entourait s’effa?ait, il ne savait plus ce qu’il faisait, il ne se souvenait m?me plus de lui-m?me. Cela le prenait ? l’improviste. En marchant, en montant l’escalier, un vide soudain s’ouvrait… Il semblait qu’il ne pens?t plus ? rien. Quand il revenait ? lui, il avait un ?tourdissement, en se retrouvant ? la m?me place, dans l’obscur escalier. C’?tait comme s’il avait v?cu toute une vie, – l’espace de quelques marches.

*

Grand-p?re le prenait souvent avec lui, dans ses promenades du soir. Le petit trottinait ? ses c?t?s, en lui donnant la main. Ils allaient par les chemins, au travers des champs labour?s, qui sentaient bon et fort. Les grillons cr?pitaient. Des corneilles ?normes, pos?es de profil en travers de la route, les regardaient venir de loin et s’envolaient lourdement ? leur approche.

Grand-p?re toussotait. Christophe savait bien ce que cela voulait dire. Le vieux br?lait d’envie de raconter une histoire; mais il voulait que l’enfant la lui demand?t. Christophe n’y manquait pas. Ils s’entendaient ensemble. Le vieux avait une immense affection pour son petit-fils; et ce lui ?tait une joie de trouver en lui un public complaisant. Il aimait ? conter des ?pisodes de sa vie, ou l’histoire des grands hommes antiques et modernes. Sa voix devenait alors emphatique et ?mue; elle tremblait d’un plaisir enfantin, qu’il t?chait de refouler. On sentait qu’il s’?coutait avec ravissement. Par malheur, les mots lui manquaient, au moment de parler. C’?tait un d?sappointement qui lui ?tait coutumier: car il se renouvelait aussi souvent que ses ?lans d’?loquence. Et comme il l’oubliait apr?s chaque tentative, il ne parvenait pas ? en prendre son parti.

Il parlait de R?gulus, d’Arminius, des chasseurs de L?tzow, de K?rner et de Fr?d?ric Stabs, celui qui voulait tuer l’empereur Napol?on. Sa figure rayonnait, en rapportant des traits d’h?ro?sme inou?s. Il disait des mots historiques, d’un ton si solennel qu’il devenait impossible de les comprendre; et il croyait d’un grand art de faire languir l’auditoire aux moments palpitants: il s’arr?tait, feignait de s’?trangler, se mouchait bruyamment; et son c?ur jubilait, quand le petit demandait, d’une voix ?trangl?e d’impatience: «Et puis, grand-p?re?»

Un jour vint, quand Christophe fut plus grand, o? il saisit le proc?d? de grand-p?re; et il s’appliqua alors m?chamment ? prendre un air indiff?rent ? la suite de l’histoire: ce qui peinait le pauvre vieux. – Mais pour l’instant, il est tout livr? au pouvoir du conteur. Son sang battait plus fort aux passages dramatiques. Il ne savait pas trop de qui il s’agissait, ni o?, ni quand ces exploits se passaient, si grand-p?re connaissait Arminius, et si R?gulus n’?tait pas, – Dieu sait pourquoi? – quelqu’un qu’il avait vu ? l’?glise, dimanche pass?. Mais son c?ur et celui du vieux se dilataient d’orgueil au r?cit des actes h?ro?ques, comme si c’?taient eux-m?mes qui les avaient accomplis: car le vieux et l’enfant ?taient aussi enfants l’un que l’autre.

Christophe ?tait moins heureux, quand grand-p?re pla?ait au moment path?tique un de ses discours rentr?s qui lui tenaient ? c?ur. C’?taient des consid?rations morales, pouvant se ramener d’ordinaire ? une pens?e honn?te, mais un peu connue, telle que: «Mieux vaut douceur que violence», – ou: «L’honneur est plus cher que la vie», – ou: «Il vaut mieux ?tre bon que m?chant»; – seulement, elles ?taient beaucoup plus embrouill?es. Grand-p?re ne redoutait pas la critique de son jeune public, et il s’abandonnait ? son emphase ordinaire; il ne craignait pas de r?p?ter les m?mes termes, de ne pas finir les phrases, ou m?me, quand il ?tait perdu au milieu de son discours, de dire tout ce qui lui passait par la t?te, pour boucher les trous de sa pens?e; et il ponctuait ses mots, afin de leur donner plus de force, par des gestes ? contresens. Le petit ?coutait avec un profond respect; et il pensait que grand-p?re ?tait tr?s ?loquent, mais un peu ennuyeux.

Ils aimaient l’un et l’autre ? revenir souvent sur la l?gende fabuleuse de ce conqu?rant corse qui avait pris l’Europe. Grand-p?re l’avait connu. Il avait failli se battre contre lui. Mais il savait reconna?tre la grandeur de ses adversaires; il l’avait dit vingt fois: il e?t donn? un de ses bras, pour qu’un tel homme f?t n? de ce c?t? du Rhin. Le sort l’avait voulu autrement: il l’admirait, et il l’avait combattu, – c’est-?-dire qu’il avait ?t? sur le point de le combattre. Mais comme Napol?on n’?tait plus qu’? dix lieues, et qu’ils marchaient ? sa rencontre, une subite panique avait dispers? la petite troupe dans une for?t, et chacun s’?tait enfui en criant: «Nous sommes trahis!» En vain, racontait grand-p?re, avait-il t?ch? de rallier les fuyards; il s’?tait jet? devant eux, mena?ant et pleurant; il avait ?t? entra?n? par leur flot, et il s’?tait retrouv? le lendemain ? une distance surprenante du champ de bataille: – c’est ainsi qu’il appelait le lieu de d?route. – Mais Christophe le rappelait impatiemment aux exploits du h?ros; et il ?tait dans l’extase de ces chevauch?es merveilleuses par le monde. Il le voyait suivi de peuples innombrables, qui poussaient des cris d’amour, et qu’un geste de lui lan?ait en tourbillons sur les ennemis toujours en fuite. C’?tait un conte de f?es. Grand-p?re y ajoutait un peu, pour embellir l’histoire; il conqu?rait l’Espagne, et presque l’Angleterre, qu’il ne pouvait souffrir.

Il arrivait que le vieux Krafft entrem?l?t ses r?cits enthousiastes d’apostrophes indign?es ? l’adresse de son h?ros. Le patriote se r?veillait en lui, et peut-?tre davantage au moment des d?faites de l’Empereur que de la bataille d’I?na. Il s’interrompait pour montrer le poing au fleuve, cracher avec m?pris, et prof?rer des injures nobles, – il ne s’abaissait pas aux autres. – Il l’appelait: sc?l?rat, b?te f?roce, homme sans moralit?. Et si ce langage avait pour objet de r?tablir dans l’esprit de l’enfant le sens de la justice, il faut avouer qu’il manquait son but; car la logique enfantine risquait fort de conclure: «Si un grand homme comme celui-l? n’avait pas de moralit?, c’est donc que la moralit? n’est pas grand’chose, et que la premi?re affaire, c’est d’?tre un grand homme.» Mais le vieux ?tait loin de se douter des pens?es qui trottinaient ? ses c?t?s.

Ils se taisaient tous deux, ruminant, chacun ? sa fa?on, ces histoires admirables; – ? moins que, sur le chemin, grand-p?re ne rencontr?t un de ses nobles clients, faisant une promenade. Il s’arr?tait alors ind?finiment, saluait tr?s bas, et prodiguait les formules d’obs?quieuse politesse. L’enfant en rougissait, sans comprendre pourquoi. Mais grand-p?re avait au fond du c?ur le respect des puissances ?tablies, des personnes «arriv?es»; et il ?tait possible qu’il n’aim?t tant les h?ros dont il contait l’histoire, que parce qu’il voyait en eux des gens mieux arriv?s, et plus haut que les autres.

Quand il faisait tr?s chaud, le vieux Krafft s’asseyait sous un arbre, et il ne tardait pas ? faire un petit somme. Alors Christophe s’asseyait pr?s de lui, sur un talus de pierres branlantes, sur une borne, ou sur quelque haut si?ge bizarre et incommode; et il balan?ait ses petites jambes, en chantonnant et en r?vassant. Ou bien, il se couchait sur le dos, et regardait courir les nuages: ils avaient l’air de b?ufs, de g?ants, de chapeaux, de vieilles dames, d’immenses paysages. Il causait tout bas avec eux; il s’int?ressait au petit nuage, que le gros allait d?vorer; il avait peur de ceux qui ?taient tr?s noirs, presque bleus, ou qui couraient tr?s vite. Il lui semblait qu’ils tenaient une place ?norme dans la vie; et il ?tait surpris que son grand-p?re et sa m?re n’y fissent pas attention. C’?taient de terribles ?tres, s’ils voulaient faire du mal. Heureusement, ils passaient, bonasses, un peu grotesques, et ils ne s’arr?taient pas. L’enfant finissait par avoir le vertige de trop regarder, et il gigotait des pieds et des mains, comme s’il allait tomber dans le ciel. Ses paupi?res clignotaient, le sommeil le gagnait… Silence. Les feuilles doucement fr?missent et tremblent au soleil, une vapeur l?g?re passe dans l’air, les mouches ind?cises se balancent, en ronflant comme un orgue; les sauterelles ivres d’?t? crissent avec une ?pre all?gresse: tout se tait… Sous la vo?te des bois, le cri du pivert a des timbres magiques. Au loin, dans la plaine, une voix de paysan interpelle ses b?ufs; le sabot d’un cheval sonne sur la route blanche. Les yeux de Christophe se ferment. Pr?s de lui, une fourmi chemine sur une branche morte en travers d’un sillon. Il perd conscience… Des si?cles ont pass?. Il se r?veille. La fourmi n’a pas encore fini de traverser la brindille.

Grand-p?re dormait trop longtemps quelquefois; son visage devenait rigide, son long nez se tirait, sa bouche s’ouvrait en long. Christophe le regardait avec inqui?tude et craignait de voir sa t?te se changer en une forme fantastique. Il chantait plus fort pour le r?veiller, ou il se laissait d?gringoler ? grand fracas de son talus de pierres. Un jour, il inventa de lui jeter ? la figure quelques aiguilles de pin, et de lui dire qu’elles ?taient tomb?es de l’arbre. Le vieux le crut: cela fit bien rire Christophe. Mais il eut la mauvaise id?e de recommencer; et, juste au moment o? il levait la main, il vit les yeux de grand-p?re qui le regardaient. Ce fut une m?chante affaire: le vieux ?tait solennel et n’admettait point la raillerie sur le respect qu’on lui devait; ils rest?rent en froid pendant plus d’une semaine.

Plus le chemin ?tait mauvais, plus Christophe le trouvait beau. La place de chaque pierre avait un sens pour lui; il les connaissait toutes. Le relief d’une orni?re lui semblait un accident g?ographique, ? peu pr?s du m?me ordre que le massif du Taunus. Il portait dans sa t?te la carte des creux et des bosses de tout le pays qui s’?tendait ? deux kilom?tres autour de la maison. Aussi, quand il changeait quelque chose ? l’ordre ?tabli dans les sillons, ne se croyait-il pas beaucoup moins important qu’un ing?nieur avec une ?quipe d’ouvriers; et lorsque avec son talon il avait ?cras? la cr?te s?che d’une motte de terre et combl? la vall?e qui se creusait au bas, il pensait n’avoir point perdu sa journ?e.

Parfois, on rencontrait sur la grande route un paysan dans sa carriole. Il connaissait grand-p?re. On montait aupr?s de lui. C’?tait le paradis sur terre. Le cheval filait vite, et Christophe riait de joie, ? moins qu’on ne v?nt ? croiser d’autres promeneurs: alors, il prenait un air grave et d?gag?, comme quelqu’un qui est habitu? ? aller en voiture; mais son c?ur ?tait inond? d’orgueil. Grand-p?re et l’homme causaient, sans s’occuper de lui. Blotti entre leurs genoux, ?cras? par leurs cuisses, ? peine assis, et souvent pas assis du tout, il ?tait parfaitement heureux; il causait tout haut, sans s’inqui?ter des r?ponses. Il regardait remuer les oreilles du cheval. Quelles b?tes ?tranges que ces oreilles! Elles allaient de tous c?t?s, ? droite, ? gauche, elles pointaient en avant, elles retombaient de c?t?, elles se retournaient en arri?re, d’une fa?on si burlesque qu’il riait aux ?clats. Il pin?ait son grand-p?re pour les lui faire remarquer. Mais grand-p?re ne s’y int?ressait pas. Il repoussait Christophe, en lui disant de le laisser tranquille. Christophe r?fl?chissait: il pensait que quand on est grand, on ne s’?tonne plus de rien, on est fort, on conna?t tout. Et il t?chait d’?tre grand, lui aussi, de cacher sa curiosit?, de para?tre indiff?rent.

Il se taisait. Le roulement de la voiture l’assoupissait. Les grelots du cheval dansaient. Ding, ding, dong, ding. Des musiques s’?veillaient dans l’air; elles voletaient autour des sonnailles argentines, comme un essaim d’abeilles; elles se balan?aient gaiement sur le rythme de la carriole; c’?tait une source intarissable de chansons: l’une succ?dait ? l’autre. Christophe les trouvait superbes. Il y en eut une surtout qui lui parut si belle qu’il voulut attirer l’attention de grand-p?re. Il la chanta plus fort. On n’y prit pas garde. Il la recommen?a, sur un ton au-dessus, – puis encore une fois, ? tue-t?te, – tant que le vieux Jean-Michel lui dit avec irritation: «Mais ? la fin, tais-toi! tu es assommant avec ton bruit de trompette!» – Cela lui coupa la respiration; il rougit jusqu’au nez, et se tut, mortifi?. Il ?crasait de son m?pris les deux lourds imb?ciles, qui ne comprenaient pas ce que son chant avait de sublime, un chant qui ouvrait le ciel! Il les trouva tr?s laids, avec leur barbe de huit jours; et ils sentaient mauvais.

Il se consola en regardant l’ombre du cheval. C’?tait l? encore un spectacle ?tonnant. Cette b?te toute noire courait le long de la route, couch?e sur le c?t?. Le soir, en revenant, elle couvrait une partie de la prairie; on rencontrait une meule, la t?te montait dessus et se retrouvait ? sa place, quand on avait pass?; le museau ?tait tir? comme un ballon crev?; les oreilles ?taient grandes et pointues comme des cierges. ?tait-ce vraiment une ombre, ou bien ?tait-ce un ?tre? Christophe n’e?t pas aim? se rencontrer seul avec elle. Il n’aurait pas couru apr?s, comme il faisait apr?s l’ombre de grand-p?re, pour lui marcher sur la t?te et pi?tiner dessus. – L’ombre des arbres, quand le soleil tombait, ?tait aussi un objet de m?ditations. Elle formait des barri?res en travers de la route. Elle avait l’air de fant?mes tristes et grotesques, qui disaient: «N’allez pas plus loin»; et les essieux grin?ants et les sabots du cheval r?p?taient: «Pas plus loin!»

Grand-p?re et le voiturier continuaient sans se lasser leurs interminables bavardages. Leur ton s’?levait souvent, surtout quand ils parlaient d’affaires locales et d’int?r?ts bless?s. L’enfant cessait de r?ver, et les regardait, inquiet. Il lui semblait qu’ils ?taient f?ch?s l’un contre l’autre, et il craignait qu’ils n’en vinssent aux coups. C’?tait, bien au contraire, au moment o? ils s’entendaient le mieux dans une commune haine. M?me le plus souvent, ils n’avaient point de haine, ni la moindre passion: ils parlaient de choses indiff?rentes, en criant ? plein gosier, pour le plaisir de crier, comme c’est la joie du peuple. Mais Christophe, qui ne comprenait pas leur conversation, entendait seulement leurs ?clats de voix, il voyait leurs traits crisp?s, et il pensait avec angoisse: «Comme il a l’air m?chant! Ils se ha?ssent, s?rement. Comme il roule les yeux! Comme il ouvre la bouche! Il m’a crach? au nez, dans sa fureur. Mon Dieu! il va tuer grand-p?re…»

La voiture s’arr?tait. Le paysan disait: «Vous voil? arriv?s.» Les deux ennemis mortels se serraient la main. Grand-p?re descendait d’abord. Le paysan lui tendait le petit gar?on. Un coup de fouet au cheval. La voiture s’?loignait: et l’on se retrouvait ? l’entr?e du petit chemin creux pr?s du Rhin. Le soleil s’enfon?ait dans les champs. Le sentier serpentait presque au ras de l’eau. L’herbe abondante et molle pliait sous les pas, avec un gr?sillement. Des aulnes se penchaient sur le fleuve, baign?s jusqu’? mi-corps. Une nu?e de moucherons dansaient. Un canot passait sans bruit, entra?n? par le courant paisible aux larges enjamb?es. Les flots su?aient les branches des saules avec un petit bruit de l?vres. La lumi?re ?tait fine et brumeuse, l’air frais, le fleuve gris argent. On revenait au g?te, et les grillons chantaient. Et d?s le seuil souriait le cher visage de maman…

? d?licieux souvenirs, bienfaisantes images, qui bourdonneront, comme un vol harmonieux, pendant toute la vie!… Les voyages qu’on fait plus tard, les grandes villes, les mers mouvantes, les paysages de r?ves, les figures aim?es, ne se gravent pas dans l’?me avec la justesse infaillible de ces promenades d’enfance, ou du simple coin de jardin tous les jours entrevu par la fen?tre, ? travers la bu?e de vapeur que fait sur la vitre la petite bouche coll?e de l’enfant d?s?uvr?…

*

Maintenant, c’est le soir dans la maison close. La maison… le refuge contre tout ce qui est effrayant: l’ombre, la nuit, la peur, les choses inconnues. Rien d’ennemi ne saurait passer le seuil… Le feu flambe. Une oie dor?e tourne mollement ? la broche. Une d?licieuse odeur de graisse et de chair croustillante embaume la chambre. Joie de manger, bonheur incomparable, enthousiasme religieux, tr?pignements de joie! Le corps s’engourdit de la douce chaleur, des fatigues du jour, du bruit des voix famili?res. La digestion le plonge en une extase, o? les figures, les ombres, l’abat-jour de la lampe, les langues de flammes qui dansent avec une pluie d’?toiles dans la chemin?e noire, tout prend une apparence r?jouissante et magique. Christophe appuie sa joue sur son assiette pour mieux jouir de tout ce bonheur…

Il est dans son lit ti?de. Comment y est-il venu? La bonne fatigue l’?crase. Le bourdonnement des voix dans la chambre et des images de la journ?e se m?le dans son cerveau. Le p?re prend son violon; les sons aigus et doux se plaignent dans la nuit. Mais le supr?me bonheur est lorsque maman vient, qu’elle prend la main de Christophe assoupi, et que, pench?e sur lui, ? sa demande, elle chante ? mi-voix une vieille chanson, dont les mots ne veulent rien dire. Le p?re trouve cette musique stupide; mais Christophe ne s’en lasse pas. Il retient son souffle; il a envie de rire et de pleurer; son c?ur est ivre. Il ne sait pas o? il est, il d?borde de tendresse; il passe ses petits bras autour du cou de sa m?re et l’embrasse de toutes ses forces. Elle lui dit en riant:

– Tu veux donc m’?trangler?

Il la serre plus fort. Comme il l’aime, comme il aime tout! Toutes les personnes, toutes les choses! Tout est bon, tout est beau… Il s’endort. Le grillon crie dans l’?tre. Les r?cits de grand-p?re, les figures h?ro?ques flottent dans la nuit heureuse… ?tre un h?ros comme eux!… Oui, il le sera!… il l’est… Ah! que c’est bon de vivre!…

*

Quelle surabondance de force, de joie, d’orgueil, en ce petit ?tre! Quel trop-plein d’?nergie! Son corps et son esprit sont toujours en mouvement, emport?s dans une ronde qui tourne ? perdre haleine. Comme une petite salamandre, il danse jour et nuit dans la flamme. Un enthousiasme que rien ne lasse, et que tout alimente. Un r?ve d?lirant, une source jaillissante, un tr?sor d’in?puisable espoir, un rire, un chant, une ivresse perp?tuelle. La vie ne le tient pas encore; ? tout instant, il s’en ?chappe: il nage dans l’infini. Qu’il est heureux! qu’il est fait pour ?tre heureux! Rien en lui qui ne croie au bonheur, qui n’y tende de toutes ses petites forces passionn?es!…

La vie se chargera vite de le mettre ? la raison.

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