Jean-Christophe Tome II - Rolland Romain 6 стр.


Sur le bateau, assis ? l’avant, dans l’ombre lumineuse, ils essay?rent de causer de choses indiff?rentes; mais ils n’?coutaient pas ce qu’ils disaient; ils ?taient baign?s d’une lassitude heureuse. Ils n’?prouvaient le besoin, ni de parler, ni de se donner la main, ni m?me de se regarder: ils ?taient l’un pr?s de l’autre…

Pr?s d’arriver, ils convinrent de se retrouver le dimanche suivant. Christophe reconduisit Otto jusqu’? sa porte. ? la lueur du bec de gaz, ils se sourirent timidement, et se balbuti?rent un au revoir ?mu. Ils furent soulag?s de se quitter, tant ils ?taient harass?s de la tension o? ils vivaient depuis quelques heures, et de la peine que leur co?tait le moindre mot qui romp?t le silence.

Christophe revint seul dans la nuit. Son c?ur chantait: «J’ai un ami, j’ai un ami!» Il ne voyait rien. Il n’entendait rien. Il ne pensait ? rien autre.

Il tombait de sommeil et s’endormit ? peine rentr?. Mais il fut r?veill? deux ou trois fois dans la nuit, comme par une id?e fixe. Il se r?p?tait: «J’ai un ami»; et il se rendormait.

*

Le matin venu, il lui sembla qu’il avait r?v? tout cela. Pour s’en prouver la r?alit?, il entreprit de se rappeler les moindres d?tails de la journ?e pr?c?dente. Il s’absorbait encore dans cette occupation, pendant qu’il donnait ses le?ons; l’apr?s-midi, il ?tait si distrait ? la r?p?tition d’orchestre que c’est ? peine, si, en sortant, il se souvenait de ce qu’il avait jou?.

De retour ? la maison, il vit une lettre qui l’attendait. Il n’eut pas besoin de se demander d’o? elle venait. Il courut s’enfermer dans sa chambre pour la lire. Elle ?tait ?crite sur du papier bleu p?le, d’une ?criture appliqu?e, longue, ind?cise, avec des paraphes tr?s corrects:

«Cher monsieur Christophe,

– oserai-je dire tr?s honor? ami?

«Je pense beaucoup ? notre partie d’hier, et je vous remercie immens?ment de vos bont?s pour moi. Je vous suis tellement reconnaissant de tout ce que vous avez fait, et de vos bonnes paroles, et de la ravissante promenade, et du d?ner excellent! Je suis f?ch? seulement que vous ayez d?pens? tant d’argent pour ce d?ner. Quelle superbe journ?e! N’est-ce pas qu’il y a quelque chose de providentiel dans cette ?tonnante rencontre? Il me semble que c’est le Destin lui-m?me qui a voulu nous r?unir. Comme je me r?jouis de vous revoir dimanche! J’esp?re que vous n’aurez pas eu trop de d?sagr?ments, pour avoir manqu? le d?ner de monsieur le Hofmusikdirektor . Je serais si f?ch? que vous eussiez des contrari?t?s ? cause de moi!

«Je suis pour toujours, tr?s cher monsieur Christophe, votre tr?s d?vou? serviteur et ami.

«Otto Diener.

«P.-S. – Ne venez pas, s’il vous pla?t, dimanche, me prendre ? la maison. Il vaut mieux, si vous le permettez, que nous nous rencontrions au Schlossgarten

Christophe lut cette lettre, les larmes aux yeux; il la baisa; il ?clata de rire; il fit une cabriole sur son lit. Puis il courut ? sa table et prit la plume pour r?pondre sur-le-champ. Il n’aurait pu attendre une minute. Mais il n’avait pas l’habitude d’?crire; il ne savait comment exprimer ce qui lui gonflait le c?ur; il crevait le papier avec sa plume et noircissait d’encre ses doigts; il tr?pignait d’impatience. Enfin, apr?s avoir tir? la langue et us? cinq ou six brouillons, il r?ussit ? ?crire, en lettres difformes qui s’en allaient dans tous les sens, et avec d’?normes fautes d’orthographe:

«Mon ?me! Comment oses-tu parler de reconnaissance, parce que je t’aime? Ne t’ai-je pas dit combien j’?tais triste et seul avant de te conna?tre? Ton amiti? m’est le plus grand des biens. Hier j’ai ?t? heureux, heureux! C’est la premi?re fois de ma vie. Je pleure de joie en lisant ta lettre. Oui, n’en doute pas, mon aim?, c’est le Destin qui nous rapproche; il veut que nous soyons unis pour accomplir de grandes choses. Amis! Quel mot d?licieux! Se peut-il que j’aie enfin un ami? Oh! tu ne me quitteras plus, n’est-ce pas? Tu me resteras fid?le? Toujours! Toujours!… Comme il sera beau de grandir ensemble, de travailler ensemble, de mettre en commun, moi mes lubies musicales, toutes ces bizarres choses qui me trottent par la t?te, et toi ton intelligence et ta science ?tonnante! Combien tu sais de choses! Je n’ai jamais vu un homme aussi intelligent que toi! Il y a des moments o? je suis inquiet: il me semble que je ne suis pas digne de ton amiti?. Tu es si noble et si accompli, et je te suis si reconnaissant d’aimer un ?tre grossier comme moi!… Mais non! je viens de le dire, il ne faut point parler de reconnaissance. En amiti?, il n’y a ni oblig?s, ni bienfaiteurs. De bienfaits je n’en accepterais pas! Nous sommes ?gaux, puisque nous nous aimons. Qu’il me tarde de te voir! Je n’irai pas te prendre ? ta maison, puisque tu ne le veux pas, – quoique, ? vrai dire, je ne comprenne pas toutes ces pr?cautions; – mais tu es le plus sage, tu as certainement raison…

«Un mot seulement! Ne parle plus jamais d’argent. Je hais l’argent: le mot, et la chose. Si je ne suis pas riche, je le suis toujours assez pour f?ter mon ami; et c’est ma joie de donner tout ce que j’ai pour lui. Ne ferais-tu pas de m?me? Et, si j’en avais besoin, ne me donnerais-tu pas ta fortune enti?re? – Mais cela ne sera jamais! J’ai de bons poings et une bonne t?te, et je saurai toujours gagner le pain que je mange. – ? dimanche! – Mon Dieu! Toute une semaine sans te voir! Et, il y a deux jours, je ne te connaissais point! Comment ai-je pu vivre si longtemps sans toi?

«Le batteur de mesure a essay? de grogner. Mais ne t’en soucie pas plus que moi! Que me font les autres? Je m?prise ce qu’ils pensent et ce qu’ils penseront jamais de moi. Il n’y a que toi qui m’importes. Aime-moi bien, mon ?me, aime-moi comme je t’aime!… Je ne puis te dire combien je t’aime. Je suis tien, tien, de l’ongle ? la prunelle. ? toi pour jamais.

«Christophe».

Christophe se rongea d’attente pendant le reste de la semaine. Il se d?tournait de son chemin et faisait de longs crochets, pour r?der du c?t? de la maison d’Otto, – non qu’il pens?t le voir; mais la vue de sa maison suffisait ? le faire p?lir et rougir d’?motion. Le jeudi, il n’y tint plus et envoya une seconde lettre, encore plus exalt?e que la premi?re. Otto y r?pondit, avec sentimentalit?.

Le dimanche vint enfin, et Otto fut exact au rendez-vous. Mais il y avait pr?s d’une heure que Christophe se d?vorait d’impatience, en l’attendant sur la promenade. Il commen?ait ? se tourmenter de ne pas le voir. Il tremblait qu’Otto f?t malade; car il ne supposait pas un instant qu’Otto p?t lui manquer de parole. Il r?p?tait tout bas: «Mon Dieu! faites qu’il vienne!» Et il frappait les petits cailloux de l’all?e avec une baguette; il se disait que, s’il manquait trois fois son coup, Otto ne viendrait pas, mais que, s’il touchait juste, Otto para?trait aussit?t. Et, malgr? son attention et la facilit? de l’?preuve, il venait de manquer son but trois fois, lorsqu’il aper?ut Otto qui arrivait de son pas tranquille et pos?: car Otto restait toujours correct, m?me quand il ?tait le plus ?mu. Christophe courut ? lui, et, la gorge s?che, lui dit bonjour. Otto r?pondit: bonjour; et ils ne trouv?rent plus rien ? se dire, sinon que le temps ?tait fort beau, et qu’il ?tait dix heures cinq, ou six, ? moins que ce ne f?t dix heures dix, parce que l’horloge du ch?teau ?tait toujours en retard.

Ils all?rent ? la gare, et prirent le chemin de fer pour une station voisine, qui ?tait un but d’excursion. En route, ils ne parvinrent pas ? ?changer dix mots. Ils essay?rent d’y suppl?er par des regards ?loquents: cela ne r?ussit pas mieux. Ils avaient beau vouloir se dire ainsi quels amis ils ?taient: leurs yeux ne disaient rien du tout, ils jouaient la com?die. Christophe s’en aper?ut avec humiliation. Il ne comprenait pas pourquoi il ne parvenait point ? exprimer, ni m?me ? sentir tout ce qui lui remplissait le c?ur, une heure auparavant. Otto ne se rendait peut-?tre pas compte aussi clairement de cette malchance, parce qu’il ?tait moins sinc?re et regardait en lui avec plus d’?gards pour lui-m?me; mais il ?prouvait un pareil d?sappointement. La v?rit? ?tait que les deux enfants avaient, depuis huit jours, en l’absence l’un de l’autre, mont? leurs sentiments ? un diapason tel qu’il leur ?tait impossible de les y maintenir dans la r?alit?, et qu’en se retrouvant, leur premi?re impression devait ?tre une d?ception: il en fallait rabattre. Mais ils ne pouvaient se r?soudre ? en convenir.

Ils err?rent tout le jour dans la campagne, sans r?ussir ? secouer la contrainte maussade qui pesait sur eux. C’?tait jour de f?te: les auberges et les bois ?taient remplis d’une foule de promeneurs, – des familles de petits bourgeois, qui faisaient du bruit et mangeaient dans tous les coins. Cela ajoutait ? leur mauvaise humeur; ils attribuaient ? ces importuns l’impossibilit? o? ils ?taient de retrouver l’abandon de la derni?re promenade. Ils parlaient cependant, ils se donnaient grand mal pour trouver des sujets de conversation; ils avaient peur de s’apercevoir qu’ils n’avaient rien ? se dire. Otto ?talait sa science d’?cole. Christophe entrait dans des explications techniques sur les ?uvres musicales et le jeu du violon. Ils s’assommaient l’un l’autre. Ils s’assommaient eux-m?mes en s’entendant parler. Et ils parlaient toujours, tremblant de s’arr?ter: car il s’ouvrait alors des ab?mes de silence qui les gla?aient. Otto avait envie de pleurer; et Christophe fut sur le point de le planter l? et de se sauver, tant il avait de honte et d’ennui.

Une heure seulement avant de reprendre le train, ils se d?gel?rent. Au fond du bois, un chien donnait de la voix, il chassait pour son compte. Christophe proposa de se cacher sur le parcours, pour t?cher de voir la b?te poursuivie. Ils coururent au milieu des fourr?s. Le chien s’?loignait et se rapprochait. Ils allaient ? droite, ? gauche, avan?aient, revenaient sur leurs pas. Les aboiements devenaient plus forts; le chien s’?tranglait d’impatience dans son cri de carnage; il arrivait vers eux. Christophe et Otto, couch?s sur les feuilles mortes, dans l’orni?re d’un sentier, attendaient, ne respirant plus. Les aboiements se turent; le chien avait perdu la piste; on l’entendit japper encore une fois, au loin; puis, le silence descendit sur les bois. Plus un bruit: seul, le grouillement myst?rieux des millions d’?tres, des insectes et des vers, qui rongent sans r?pit et d?truisent la for?t, – souffle r?gulier de la mort, qui ne s’arr?te jamais. Les enfants ?coutaient, et ils ne bougeaient pas. Juste au moment o?, d?courag?s, ils se relevaient pour dire: «C’est fini. Il ne viendra pas», – un petit li?vre pointa hors des fourr?s; il venait droit sur eux: ils le virent en m?me temps et pouss?rent un hurlement de joie. Le li?vre bondit sur place et sauta de c?t?: ils le virent plonger dans les taillis, cul par-dessus t?te; le fr?lement des feuilles froiss?es s’effa?a comme un sillage sur la surface de l’eau. Bien qu’ils eussent regret d’avoir cri?, cette aventure les mit en joie. Ils se tordaient de rire, en pensant au bond effarouch? du li?vre, et Christophe l’imita d’une fa?on grotesque. Otto fit de m?me. Puis ils se poursuivirent. Otto faisait le li?vre, et Christophe le chien; ils d?val?rent bois et pr?s, passant ? travers les haies et sautant par-dessus les foss?s. Un paysan vocif?ra contre eux, parce qu’ils s’?taient lanc?s au milieu d’un champ de seigle; ils ne s’arr?t?rent pas. Christophe imitait les aboiements enrou?s du chien avec une telle perfection que Otto pleurait de rire. Enfin, ils se laiss?rent rouler le long d’une pente, en criant comme des fous. Quand ils ne purent plus articuler un son, ils s’assirent et se regard?rent avec des yeux rieurs. Ils ?taient tout ? fait heureux maintenant et satisfaits d’eux-m?mes. C’est qu’ils n’essayaient plus de jouer aux amis h?ro?ques; ils ?taient franchement ce qu’ils ?taient: deux enfants.

Ils revinrent bras dessus, bras dessous, en chantant des chansons d?nu?es de sens. Toutefois, au moment de rentrer en ville, ils jug?rent bon de reprendre leurs r?les; et, sur le dernier arbre du bois, ils grav?rent leurs initiales enlac?es. Mais leur bonne humeur eut raison de la sentimentalit?; et dans le train de retour, ils ?clataient de rire, chaque fois qu’ils se regardaient. Ils se quitt?rent, en se persuadant qu’ils avaient pass? une journ?e «colossalement ravissante» (kolossal entz?ckend ); et cette conviction s’affirma d?s qu’ils se retrouv?rent seuls.

*

Ils reprirent leur ?uvre de construction patiente et ing?nieuse, plus que celle des abeilles: car ils parvenaient ? fa?onner avec quelques bribes de souvenirs m?diocres une image merveilleuse d’eux-m?mes et de leur amiti?. Apr?s s’?tre id?alis?s toute la semaine, ils se revoyaient le dimanche; et, malgr? la disproportion qu’il y avait entre la v?rit? et leur illusion, ils s’habituaient ? ne la point remarquer.

Ils s’enorgueillissaient d’?tre amis. Le contraste de leurs natures les rapprochait. Christophe ne connaissait rien d’aussi beau que Otto, Ses mains fines, ses jolis cheveux, son teint frais, sa parole timide, la politesse de ses mani?res et le soin m?ticuleux de sa mise le ravissaient. Otto ?tait subjugu? par la force d?bordante et l’ind?pendance de Christophe. Habitu? par une h?r?dit? s?culaire au respect religieux de toute autorit?, il ?prouvait une jouissance m?l?e de peur ? s’associer ? un camarade aussi irr?v?rencieux de nature pour toute r?gle ?tablie. Il avait un petit frisson de terreur voluptueuse, en l’entendant fronder les r?putations de la ville et contrefaire impertinemment le grand-duc. Christophe s’apercevait de la fascination qu’il exer?ait ainsi sur son ami; et il outrait son humeur agressive; il sapait, comme un vieux r?volutionnaire, les conventions sociales et les lois de l’?tat. Otto ?coutait, scandalis? et ravi; il s’essayait timidement ? se mettre ? l’unisson; mais il avait soin de regarder autour de lui si personne ne pouvait entendre.

Christophe ne manquait pas, dans leurs courses, de sauter les barri?res d’un champ, aussit?t qu’il voyait un ?criteau qui le d?fendait, ou bien il cueillait les fruits par-dessus les murs des propri?t?s. Otto ?tait dans les transes qu’on ne les surpr?t; mais ces ?motions avaient pour lui une saveur exquise; et le soir, quand il ?tait rentr?, il se croyait un h?ros. Il admirait craintivement Christophe. Son instinct d’ob?issance trouvait ? se satisfaire dans une amiti? o? il n’avait qu’? acquiescer aux volont?s de l’autre, Jamais Christophe ne lui donnait la peine de prendre une d?cision: il d?cidait de tout, d?cr?tait l’emploi des journ?es, d?cr?tait m?me d?j? l’emploi de la vie, faisant pour l’avenir de Otto, comme pour le sien, des plans qui ne souffraient point de discussion. Otto approuvait, un peu r?volt? d’entendre Christophe disposer de sa fortune, pour construire plus tard un th??tre de son invention. Mais il ne protestait pas, intimid? par l’accent dominateur de son ami et convaincu par sa conviction, que l’argent amass? par M. le Kommerzienrath Oscar Diener ne pouvait trouver un plus noble emploi. Christophe n’avait pas l’id?e qu’il f?t violence ? la volont? de Otto. Il ?tait despote d’instinct et n’imaginait pas que son ami p?t vouloir autrement que lui. Si Otto avait exprim? un d?sir diff?rent du sien, il n’e?t h?sit? ? lui sacrifier ses pr?f?rences personnelles. Il lui e?t sacrifi? bien davantage. Il ?tait d?vor? du d?sir de s’exposer pour lui. Il souhaitait passionn?ment qu’une occasion se pr?sent?t de mettre son amiti? ? l’?preuve. Il esp?rait, dans ses promenades, rencontrer quelque danger et se jeter au-devant. Il f?t mort avec d?lices pour Otto. En attendant, il veillait sur lui avec une sollicitude inqui?te, il lui donnait la main dans les mauvais pas comme ? une petite fille, il avait peur qu’il ne f?t las, il avait peur qu’il n’e?t chaud, il avait peur qu’il n’e?t froid; il enlevait son veston pour le lui jeter sur les ?paules, quand ils s’asseyaient sous un arbre; il lui portait son manteau, quand ils marchaient; il l’e?t port? lui-m?me. Il le couvait des yeux, comme un amoureux. Et ? vrai dire, il ?tait amoureux.

Il ne le savait pas, ne sachant pas encore ce que c’?tait que l’amour. Mais par instants, quand ils ?taient ensemble, il ?tait pris d’un trouble ?trange, – le m?me qui l’avait ?treint, le premier jour de leur amiti?, dans le bois de sapins; – des bouff?es lui montaient ? la face, lui mettaient le sang aux joues. Il avait peur. D’un accord instinctif, les deux enfants s’?cartaient craintivement l’un de l’autre, se fuyaient, restaient en arri?re, en avant, sur la route; ils feignaient d’?tre occup?s ? chercher des m?res dans les buissons; et ils ne savaient pas ce qui les inqui?tait.

C’?tait surtout dans leurs lettres que ces sentiments s’exaltaient. Ils ne risquaient pas d’?tre contredits par les faits; rien ne venait g?ner leurs illusions, ni les intimider. Ils s’?crivaient maintenant, deux ou trois fois par semaine, dans un style d’un lyrisme passionn?. ? peine s’ils parlaient des ?v?nements r?els. Ils agitaient de graves probl?mes sur un ton apocalyptique, qui passait sans transition de l’enthousiasme au d?sespoir. Ils s’appelaient: «mon bien, mon espoir, mon aim?, mon moi- m?me.» Ils faisaient une consommation effroyable du mot: «?me». Ils peignaient avec des couleurs tragiques la tristesse de leur sort, et s’affligeaient de jeter dans l’existence de leur ami le trouble de leur destin?e.

– Je t’en veux, mon amour, ?crivait Christophe, de la peine que je te cause. Je ne puis supporter que tu souffres: il ne le faut pas, je ne le veux pas . (Il soulignait les mots, d’un trait qui crevait le papier.) Si tu souffres, o? trouverai-je la force de vivre? Je n’ai de bonheur qu’en toi. Oh! sois heureux! Tout le mal, je le prends joyeusement sur moi! Pense ? moi! Aime-moi! J’ai besoin qu’on m’aime. Il me vient de ton amour une chaleur qui me rend la vie. Si tu savais comme je grelotte! Il fait hiver et vent cuisant dans mon c?ur. J’embrasse ton ?me.

– Ma pens?e baise la tienne, r?pliquait Otto.

– Je te prends la t?te entre mes mains, ripostait Christophe; et ce que je n’ai point fait et ne ferai point des l?vres, je le fais de tout mon ?tre: je t’embrasse comme je t’aime. Mesure!

Otto feignait de douter:

– M’aimes-tu autant que je t’aime?

– Oh! Dieu! s’?criait Christophe, non pas autant, mais dix, mais cent, mais mille fois davantage! Quoi! Est-ce que tu ne le sens pas? Que veux-tu que je fasse, qui te remue le c?ur?

– Quelle belle amiti? que la n?tre! soupirait Otto. En fut-il jamais une semblable dans l’histoire? C’est doux et frais comme un r?ve. Pourvu qu’il ne passe point! Si tu allais ne plus m’aimer!

– Comme tu es stupide, mon aim?, r?pliquait Christophe. Pardonne, mais ta crainte pusillanime m’indigne. Comment peux-tu me demander si je puis cesser de t’aimer! Vivre, pour moi, c’est t’aimer. La mort ne peut rien contre mon amour. Toi-m?me, tu ne pourrais rien, si tu voulais le d?truire. Quand tu me trahirais, quand tu me d?chirerais le c?ur, je mourrais en te b?nissant de l’amour que tu m’inspires. Cesse donc, une fois pour toutes, de te troubler et de me chagriner par ces l?ches inqui?tudes!

Mais une semaine apr?s, c’?tait lui qui ?crivait:

– Voici trois jours entiers que je n’entends plus aucune parole sortir de ta bouche. Je tremble. M’oublierais-tu? Mon sang se glace ? cette pens?e… Oui! Sans doute… L’autre jour, j’avais d?j? remarqu? ta froideur envers moi. Tu ne m’aimes plus! Tu penses ? me quitter!… ?coute! Si tu m’oublies, si tu me trahis jamais, je te tue comme un chien!

– Tu m’outrages, mon cher c?ur, r?pondait Otto. Tu m’arraches des larmes. Je ne le m?rite point. Mais tu peux tout te permettre. Tu as pris sur moi des droits tels que, me briserais-tu l’?me, un ?clat en vivrait toujours pour t’aimer!

– Puissance c?leste! s’?criait Christophe. J’ai fait pleurer mon ami!… Injurie-moi! Bats-moi! Foule-moi aux pieds! Je suis un mis?rable! Je ne m?rite pas ton amour!

Ils avaient des fa?ons sp?ciales d’?crire leur adresse sur la lettre, de poser le timbre-poste, renvers?, obliquement, dans un coin de l’enveloppe en bas, et ? droite, pour distinguer leurs lettres de celles qu’ils ?crivaient aux indiff?rents. Ces secrets pu?rils avaient pour eux le charme de doux myst?res d’amour.

*

Un jour, en revenant d’une le?on, Christophe aper?ut dans une rue voisine Otto en compagnie d’un gar?on de son ?ge. Ils riaient et causaient famili?rement ensemble. Christophe p?lit et les suivit des yeux, jusqu’? ce qu’ils eussent disparu, au d?tour de la rue. Ils ne l’avaient point vu. Il rentra. C’?tait comme si un nuage avait pass? sur le soleil. Tout ?tait assombri.

Quand ils se retrouv?rent, le dimanche suivant, Christophe ne parla de rien d’abord. Mais apr?s une demi-heure de promenade, il dit d’une voix ?trangl?e:

– Je t’ai vu, mercredi, dans la Kreuzgasse.

– Ah! dit Otto.

Et il rougit.

Christophe continua:

– Tu n’?tais pas seul.

– Non, dit Otto, j’?tais avec quelqu’un.

Christophe avala sa salive, et demanda d’un ton qui voulait ?tre indiff?rent:

– Qui ?tait-ce?

– Mon cousin Franz.

– Ah! dit Christophe.

Et, apr?s un moment:

– Tu ne m’en avais pas parl?.

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