Le Roman De La Momie - Gautier Théophile 3 стр.


En débouchant du corridor, le fellah qui portait la torche se rejeta en arrière par un brusque mouvement.

Le chemin s’interrompait subitement, et la bouche d’un puits bâillait carrée et noire à la surface du sol.

«Il y a un puits, maître, dit le fellah en interpellant Argyropoulos; que faut-il faire?» Le Grec se fit donner une torche, la secoua pour mieux l’enflammer, et la jeta dans la gueule sombre du puits, se penchant avec précaution sur l’orifice.

La torche descendit en tournoyant et en sifflant: bientôt un coup sourd se fit entendre, suivi d’un pétillement d’étincelles et d’un flot de fumée; puis la flamme reprit claire et vive, et l’ouverture du puits brilla dans l’ombre comme l’œil sanglant d’un cyclope.

«On n’est pas plus ingénieux, dit le jeune lord; ces labyrinthes entrecoupés d’oubliettes auraient dû calmer le zèle des voleurs et des savants.

– Il n’en est rien cependant, répondit le docteur; les uns cherchent l’or, les autres la vérité, les deux choses les plus précieuses du monde.

– Apportez la corde à nœuds, cria Argyropoulos à ses Arabes; nous allons explorer et sonder les parois du puits, car l’excavation doit se prolonger bien au-delà.» Huit ou dix hommes, pour faire contrepoids, s’attelèrent à une extrémité de la corde, dont on laissa l’autre bout plonger dans le puits.

Avec l’agilité d’un singe ou d’un gymnaste de profession, Argyropoulos se suspendit au cordeau flottant et se laissa couler à une quinzaine de pieds environ, se tenant des mains aux nœuds et battant les parois du puits des talons.

Le roc ausculté rendit partout un son mat et plein; alors Argyropoulos se laissa couler au fond du puits, frappant le sol du pommeau de son kandjar, mais la roche compacte ne résonnait pas.

Evandale et Rumphius, enfiévrés par une curiosité anxieuse, se penchaient sur le bord du puits, au risque de s’y précipiter la tête la première, et suivaient avec un intérêt passionné les recherches du Grec.

«Tenez ferme là-haut», cria enfin le Grec, lassé de l’inutilité de sa perquisition, et il empoigna la corde à deux mains pour remonter.

L’ombre d’Argyropoulos, éclairé en dessous par la torche qui continuait à brûler au fond du puits, se projetait au plafond et y dessinait comme la silhouette d’un oiseau difforme.

La figure basanée du Grec exprimait un vif désappointement, et il se mordait la lèvre sous sa moustache.

«Pas l’apparence du moindre passage! s’écria-t-il, et pourtant l’excavation ne saurait s’arrêter là.

– A moins pourtant, dit Rumphius, que l’Égyptien qui s’était commandé ce tombeau ne soit mort dans quelque morne lointain, en voyage ou en guerre, et qu’on n’ait abandonné les travaux, ce qui n’est pas sans exemple.

– Espérons qu’à force de chercher nous rencontrerons quelque issue sécrète, continua Lord Evandale: sinon, nous essaierons de pousser une galerie transversale à travers la montagne.

– Ces damnés Égyptiens étaient si rusés pour cacher l’entrée de leurs terriers funèbres! ils ne savaient que s’imaginer afin de désorienter le pauvre monde, et on dirait qu’ils riaient par avance de la mine décontenancée des fouilleurs», marmottait Argyropoulos.

S’avançant sur le bord du gouffre, le Grec sonda de son regard perçant comme celui d’un oiseau nocturne les murs de la petite chambre qui formait la partie supérieure du puits.

Il ne vit rien que les personnages ordinaires de la psychostasie, le juge Osiris assis sur son trône, dans la pose consacrée, tenant le pedum d’une main et le fouet de l’autre, et les déesses de la Justice et de la Vérité amenant l’esprit du défunt devant le tribunal de l’Amenti.

Tout à coup il parut illuminé d’une idée subite et fit volte-face: sa vieille expérience d’entrepreneur de fouilles lui rappela un cas à peu près semblable, et d’ailleurs le désir de gagner les mille guinées du lord surexcitait ses facultés; il prit un pic des mains d’un fellah et se mit, en rétrogradant, à heurter rudement à droite et à gauche les surfaces du rocher, au risque de marteler quelques hiéroglyphes et de casser le bec ou l’élytre d’un épervier ou d’un scarabée sacré.

Le mur interrogé finit par répondre aux questions du marteau et sonna creux.

Une exclamation de triomphe s’échappa de la poitrine du Grec et son œil étincela.

Le savant et le lord battirent des mains.

«Piochez là», dit à ses hommes Argyropoulos qui avait repris son sang-froid.

On eut bientôt pratiqué une brèche suffisante pour laisser passer un homme. Une galerie, qui contournait dans l’intérieur de la montagne l’obstacle du puits opposé aux profanateurs, conduisait à une salle carrée dont le plafond bleu posait sur quatre piliers massifs enluminés de ces figures à peau rouge et à pagne blanc, qui présentent si souvent dans les fresques égyptiennes leur buste de face et leur tête de profil.

Cette salle débouchait dans une autre un peu plus haute de plafond et soutenue seulement par deux piliers. Des scènes variées, la bari mystique, le taureau Apis emportant la momie vers les régions de l’Occident, le jugement de l’âme et le pesage des actions du mort dans la balance suprême, les offrandes faites aux divinités funéraires ornaient les piliers et la salle.

Toutes ces figurations étaient tracées en bas-relief méplat dans un trait fermement creusé, mais le pinceau du peintre n’avait pas achevé et complété l’œuvre du ciseau. Au soin et à la délicatesse du travail, on pouvait juger de l’importance du personnage dont on avait cherché à dérober le tombeau à la connaissance des hommes.

Après quelques minutes données à l’examen de ces incises, dessinées avec toute la pureté du beau style égyptien à son époque classique, on s’aperçut que la salle n’avait pas d’issue et qu’on avait abouti à une sorte de caecum. L’air se raréfiait; les torches brûlaient avec peine dans une atmosphère dont elles augmentaient encore la chaleur, et leurs fumées se remployaient en nuages; le Grec se donnait à tous les diables, comme si le cadeau n’était pas fait et accepté depuis longtemps: mais cela ne remédiait à rien. On sonda de nouveau les murs sans aucun résultat; la montagne, pleine, épaisse, compacte, ne rendait partout qu’un son mat: aucune apparence de porte, de couloir ou d’ouverture quelconque!

Le lord était visiblement découragé, et le savant laissait pendre flasquement ses bras maigres le long de son corps.

Argyropoulos, qui craignait pour ses vingt-cinq mille francs, manifestait le désespoir le plus farouche. Cependant il fallait rétrograder, car la chaleur devenait véritablement étouffante.

La troupe repassa dans la première salle, et là, le Grec, qui ne pouvait se résigner à voir s’en aller en fumée son rêve d’or, examina avec la plus minutieuse attention le fût des piliers pour s’assurer s’ils ne cachaient pas quelque artifice, s’ils ne masquaient pas quelque trappe qu’on découvrirait en les déplaçant: car, dans son désespoir, il mêlait la réalité de l’architecture égyptienne aux chimériques bâtisses des contes arabes.

Les piliers, pris dans la masse même de la montagne, au milieu de la salle évidée, ne faisaient qu’un avec elle, et il aurait fallu employer la mine pour les ébranler.

Tout espoir était perdu!

«Cependant, dit Rumphius on ne s’est pas amusé à creuser ce dédale pour rien. Il doit y avoir quelque part un passage pareil à celui qui contourne le puits. Sans doute le défunt a peur d’être dérangé par les importuns, et il se fait celer; mais avec de l’insistance on entre partout. Peut-être une dalle habilement dissimulée, et dont la poudre répandue sur le sol empêche de voir le joint, recouvre-t-elle une descente qui mène, directement ou indirectement, à la salle funèbre.

– Vous avez raison, cher docteur, fit Evandale; ces damnés Égyptiens joignent les pierres comme les charnières d’une trappe anglaise: cherchons encore.» L’idée du savant avait paru judicieuse au Grec, qui se promena et fit se promener ses fellahs en frappant du talon dans tous les coins et recoins de la salle.

Enfin, non loin du troisième pilier, une sourde résonance attira l’oreille exercée du Grec, qui se précipita à genoux pour examiner la place, balayant avec la guenille de burnous qu’un de ses Arabes lui avait jetée l’impalpable poussière tamisée par trente-cinq siècles dans l’ombre et le silence; une ligne noire, mince et nette comme le trait tracé à la règle sur un plan d’architecte, se dessina, et, suivie minutieusement, découpa sur le sol une dalle de forme oblongue.

«Je vous le disais bien, moi, s’écria le savant enthousiasmé, que le souterrain ne pouvait se terminer ainsi!

– Je me fais vraiment conscience, dit Lord Evandale avec son bizarre flegme britannique, de troubler dans son dernier sommeil ce pauvre corps inconnu qui comptait si bien reposer en paix jusqu’à la consommation des siècles. L’hôte de cette demeure se passerait bien de notre visite.

– D’autant plus que la tierce personne manque pour la régularité de la présentation, répondit le docteur; mais rassurez-vous, milord: j’ai assez vécu du temps des Pharaons pour vous introduire auprès du personnage illustre, habitant de ce palais souterrain.» Des pinces furent glissées dans l’étroite fissure, et après quelques pesées la dalle s’ébranla et se souleva.

Un escalier aux marches hautes et roides s’enfonçant dans l’ombre s’offrit aux pieds impatients des voyageurs, qui s’y engouffrèrent pêle-mêle. Une galerie en pente, coloriée sur ses deux faces de figures et d’hiéroglyphes, succéda aux marches; quelques degrés se présentèrent encore au bout de la galerie, menant à un corridor de peu d’étendue, espèce de vestibule d’une salle de même style que la première, mais plus grande et soutenue par six piliers pris dans la masse de la montagne. L’ornementation en était plus riche, et les motifs ordinaires des peintures funèbres s’y multipliaient sur un fond de couleur jaune.

A droite et à gauche s’ouvraient dans le roc deux petites cryptes ou chambres remplies de figurines funéraires en terre émaillée, en bronze et en bois de sycomore.

«Nous voici dans l’antichambre de la salle où doit se trouver le sarcophage! s’écria Rumphius, laissant voir au-dessous de ses lunettes, qu’il avait relevées sur son front, ses yeux gris clair étincelants de joie.

– Jusqu’à présent, dit Evandale, le Grec a tenu sa promesse: nous sommes bien les premiers vivants qui aient pénétré ici depuis que dans cette tombe le mort, quel qu’il soit, a été abandonné à l’éternité et à l’inconnu.

– Oh! ce doit être un puissant personnage, répondit le docteur, un roi, un fils de roi tout au moins; je vous le dirai plus tard, lorsque j’aurai déchiffré son cartouche; mais pénétrons d’abord dans cette salle, la plus belle, la plus importante, et que les Égyptiens désignaient sous le nom de Salle dorée.» Lord Evandale marchait le premier, précédant de quelques pas le savant moins agile, ou qui peut-être voulait laisser par déférence la virginité de la découverte au jeune lord.

Au moment de franchir le seuil, le lord se pencha comme si quelque chose d’inattendu avait frappé son regard.

Bien qu’habitué à ne pas manifester ses émotions, car rien n’est plus contraire aux règles du haut dandysme que de se reconnaître, par la surprise ou l’admiration, inférieur à quelque chose, le jeune seigneur ne put retenir un oh! prolongé, et modulé de la façon la plus britannique.

Voici ce qui avait extirpé une exclamation au plus parfait gentleman des trois royaumes unis.

Sur la fine poudre grise qui sablait le sol se dessinait très nettement, avec l’empreinte de l’orteil, des quatre doigts et du calcanéum, la forme d’un pied humain; le pied du dernier prêtre ou du dernier ami qui s’était retiré, quinze cents ans avant Jésus-Christ, après avoir rendu au mort les honneurs suprêmes. La poussière, aussi éternelle en Égypte que le granit, avait moulé ce pas et le gardait depuis plus de trente siècles, comme les boues diluviennes durcies conservent la trace des pieds d’animaux qui la pétrirent.

«Voyez, dit Evandale à Rumphius, cette empreinte humaine dont la pointe se dirige vers la sortie de l’hypogée.

Dans quelle syringe de la chaîne libyque repose pétrifié de bitume le corps qui l’a produite?

– Qui sait? répondit le savant: en tout cas, cette trace légère, qu’un souffle eût balayée, a duré plus longtemps que des civilisations, que des empires, que les religions mêmes et que les monuments que l’on croyait éternels: la poussière d’Alexandre lute peut-être la bonde d’un tonneau de bière, selon la réflexion d’Hamlet, et le pas de cet Égyptien inconnu subsiste au seuil d’un tombeau!» Poussés par la curiosité qui ne leur permettait pas de longues réflexions, le lord et le docteur pénétrèrent dans la salle, prenant garde toutefois d’effacer la miraculeuse empreinte.

En y entrant, l’impassible Evandale éprouva une impression singulière.

Il lui sembla, d’après l’expression de Shakespeare, que «la roue du temps était sortie de son ornière»: la notion de la vie moderne s’effaça chez lui. Il oublia et la Grande-Bretagne, et son nom inscrit sur le livre d’or de la noblesse, et ses châteaux du LincoInshire, et ses hôtels du West-End, et Hyde-Park, et Piccadilly, et les drawing-rooms de la reine, et le club des Yachts, et tout ce qui constituait son existence anglaise. Une main invisible avait retourné le sablier de l’éternité, et les siècles, tombés grain à grain comme des heures dans la solitude et la nuit, recommençaient leur chute.

L’histoire était comme non avenue: Moïse vivait, Pharaon régnait, et lui, Lord Evandale, se sentait embarrassé de ne pas avoir la coiffe à barbes cannelées, le gorgerin d’émaux, et le pagne étroit bridant sur les hanches, seul costume convenable pour se présenter à une momie royale. Une sorte d’horreur religieuse l’envahissait, quoique le lieu n’eût rien de sinistre, en violant ce palais de la Mort défendu avec tant de soin contre les profanateurs. La tentative lui paraissait impie et sacrilège, et il se dit: «Si le Pharaon allait se relever sur sa couche et me frapper de son sceptre!» Un instant il eut l’idée de laisser retomber le linceul, soulevé à demi, sur le cadavre de cette antique civilisation morte; mais le docteur, dominé par son enthousiasme scientifique, ne faisait pas ces réflexions, et il s’écriait d’une voix éclatante:

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