Justine Ou Les Malheurs De La Vertu - de Sade Marquis Alphonse Francois 3 стр.


– Quelques onces de pain par jour, monsieur, lui répondis-je, de l'eau et un peu de soupe, quand je suis assez heureuse pour en avoir.

– De la soupe! morbleu, de la soupe! Regardez, ma mie, dit l'usurier à sa femme, gémissez des progrès du luxe: ça cherche condition, ça meurt de faim depuis un an, et ça veut manger de la soupe; à peine en faisons-nous une fois tous les dimanches, nous qui travaillons comme des forçats; vous aurez trois onces de pain par jour, ma fille, une demi-bouteille d'eau de rivière, une vieille robe de ma femme tous les dix-huit mois et trois écus de gages au bout de l'année, si nous sommes contents de vos services, si votre économie répond à la nôtre, et si vous faites enfin prospérer la maison par de l'ordre et de l'arrangement. Votre service est médiocre, c'est l'affaire d'un clin d'œil; il s'agit de frotter et nettoyer trois fois la semaine cet appartement de six pièces, de faire nos lits, de répondre à la porte, de poudrer ma perruque, de coiffer ma femme, de soigner le chien et le perroquet, de veiller à la cuisine, d'en nettoyer les ustensiles, d'aider à ma femme quand elle nous fait un morceau à manger, et d'employer quatre ou cinq heures par jour à faire du linge, des bas, des bonnets et autres petits meubles de ménage. Vous voyez que ce n'est rien, Thérèse; il vous restera bien du temps, nous vous permettrons d'en faire usage pour votre compte, pourvu que vous soyez sage, mon enfant, discrète, économe surtout, c'est l'essentiel.

Vous imaginez aisément, madame, qu'il fallait se trouver dans l'affreux état où j'étais pour accepter une telle place; non seulement il y avait infiniment plus d'ouvrage que mes forces ne me permettaient d'entreprendre, mais pouvais-je vivre avec ce qu'on m'offrait? Je me gardai pourtant bien de faire la difficile, et je fus installée dès le même soir.

Si ma cruelle situation permettait que je vous amusasse un instant, madame, quand je ne dois penser qu'à vous attendrir, j'oserais vous raconter quelques traits d'avarice dont je fus témoin dans cette maison; mais une catastrophe si terrible pour moi m'y attendait dès la seconde année, qu'il m'est bien difficile de vous arrêter sur des détails amusants avant que de vous entretenir de mes malheurs.

Vous saurez, cependant, madame, qu'on n'avait jamais d'autre lumière dans l'appartement de M. du Harpin, que celle qu'il dérobait au réverbère heureusement placé en face de sa chambre; jamais ni l'un ni l'autre n'usaient de linge: on emmagasinait celui que je faisais, on n'y touchait de la vie; il y avait aux manches de la veste de Monsieur, ainsi qu'à celles de la robe de Madame, une vieille paire de manchettes cousues après l'étoffe, et que je lavais tous les samedis au soir; point de drap, point de serviettes, et tout cela pour éviter le blanchissage. On ne buvait jamais de vin chez lui, l'eau claire étant, disait Mme du Harpin, la boisson naturelle de l'homme, la plus saine et la moins dangereuse. Toutes les fois qu'on coupait le pain, il se plaçait une corbeille sous le couteau, afin de recueillir ce qui tombait: on y joignait avec exactitude toutes les miettes qui pouvaient se faire aux repas, et ce mets, frit le dimanche, avec un peu de beurre, composait le plat de festin de ces jours de repos; jamais il ne fallait battre les habits ni les meubles, de peur de les user, mais les housser légèrement avec un plumeau. Les souliers de Monsieur, ainsi que ceux de Madame, étaient doublés de fer, c'étaient les mêmes qui leur avaient servi le jour de leurs noces. Mais une pratique beaucoup plus bizarre était celle qu'on me faisait exercer une fois la semaine: il y avait dans l'appartement un assez grand cabinet dont les murs n'étaient point tapissés; il fallait qu'avec un couteau j'allasse râper une certaine quantité de plâtre de ces murs, que je passais ensuite dans un tamis fin; ce qui résultait de cette opération devenait la poudre de toilette dont j'ornais chaque matin et la perruque de Monsieur et le chignon de Madame. Ah! plût à Dieu que ces turpitudes eussent été les seules où se fussent livrées ces vilaines gens! Rien de plus naturel que le désir de conserver son bien; mais ce qui ne l'est pas autant, c'est l'envie de l'augmenter de celui des autres. Et je ne fus pas longtemps à m'apercevoir que ce n'était qu'ainsi que s'enrichissait du Harpin.

Il logeait au-dessus de nous un particulier fort à son aise, possédant d'assez jolis bijoux, et dont les effets, soit à cause du voisinage, soit pour avoir passé par les mains de mon maître, se trouvaient très connus de lui; je lui entendais souvent regretter avec sa femme une certaine boîte d'or de trente à quarante louis, qui lui serait infailliblement restée, disait-il, s'il avait su s'y prendre avec plus d'adresse. Pour se consoler enfin d'avoir rendu cette boîte, l'honnête M. du Harpin projeta de la voler, et ce fut moi qu'on chargea de la négociation.

Après m'avoir fait un grand discours sur l'indifférence du vol, sur l'utilité même dont il était dans le monde, puisqu'il y rétablissait une sorte d'équilibre, que dérangeait totalement l'inégalité des richesses; sur la rareté des punitions, puisque de vingt voleurs il était prouvé qu'il n'en périssait pas deux; après m'avoir démontré avec une érudition dont je n'aurais pas cru M. du Harpin capable, que le vol était en honneur dans toute la Grèce, que plusieurs peuples encore l'admettaient, le favorisaient, le récompensaient comme une action hardie prouvant à la fois le courage et l'adresse (deux vertus essentielles à toute nation guerrière); après m'avoir en un mot exalté son crédit qui me tirerait de tout, si j'étais découverte, M. du Harpin me remit deux fausses clefs dont l'une devait ouvrir l'appartement du voisin, l'autre son secrétaire dans lequel était la boîte en question; il m'enjoignit de lui apporter incessamment cette boîte, et que pour un service aussi essentiel, je recevrais pendant deux ans un écu de plus sur mes gages.

– Oh! monsieur, m'écriai-je en frémissant de la proposition, est-il possible qu'un maître ose corrompre ainsi son domestique! Qui m'empêche de faire tourner contre vous les armes que vous me mettez à la main, et qu'aurez-vous à m'objecter si je vous rends un jour victime de vos propres principes?

Du Harpin, confondu, se rejeta sur un subterfuge maladroit: il me dit que ce qu'il faisait n'était qu'à dessein de m'éprouver, que j'étais bien heureuse d'avoir résisté à ses propositions… que j'étais perdue si j'avais succombé… Je me payai de ce mensonge; mais je sentis bientôt le tort que j'avais eu de répondre aussi fermement: les malfaiteurs n'aiment pas à trouver de la résistance dans ceux qu'ils cherchent à séduire; il n'y a malheureusement point de milieu dès qu'on est assez à plaindre pour avoir reçu leurs propositions: il faut nécessairement devenir dès lors ou leurs complices, ce qui est dangereux, ou leurs ennemis, ce qui l'est encore davantage. Avec un peu plus d'expérience, j'aurais quitté la maison dès l'instant, mais il était déjà écrit dans le ciel que chacun des mouvements honnêtes qui devrait éclore de moi serait acquitté par des malheurs!

M. du Harpin laissa couler près d'un mois, c'est-à-dire à peu près jusqu'à l'époque de la fin de la seconde année de mon séjour chez lui, sans dire un mot et sans témoigner le plus léger ressentiment du refus que je lui avais fait, lorsqu'un soir, venant de me retirer dans ma chambre pour y goûter quelques heures de repos, j'entendis tout à coup jeter ma porte en dedans, et vis, non sans effroi, M. du Harpin conduisant un commissaire et quatre soldats du guet près de mon lit.

– Faites votre devoir, monsieur, dit-il à l'homme de justice; cette malheureuse m'a volé un diamant de mille écus, vous le retrouverez dans sa chambre ou sur elle, le fait est certain.

– Moi, vous avoir volé, monsieur! dis-je en me jetant toute troublée hors de mon lit; moi, juste ciel! Ah! qui sait mieux que vous le contraire? Qui doit être pénétré mieux que vous du point auquel cette action me répugne et de l'impossibilité qu'il y a que je l'aie commise?

Mais du Harpin, faisant beaucoup de bruit pour que mes paroles ne fussent pas entendues, continua d'ordonner les perquisitions, et la malheureuse bague fut trouvée dans mon matelas. Avec des preuves de cette force, il n'y avait pas à répliquer; je fus à l'instant saisie, garrottée et conduite en prison, sans qu'il me fût seulement possible de faire entendre un mot en ma faveur.

Le procès d'une malheureuse qui n'a ni crédit, ni protection, est promptement fait dans un pays où l'on croit la vertu incompatible avec la misère, où l'infortune est une preuve complète contre l'accusé; là, une injuste prévention fait croire que celui qui a dû commettre le crime l'a commis; les sentiments se mesurent à l'état où l'on trouve le coupable; et sitôt que l'or ou des titres n'établissent pas son innocence, l'impossibilité qu'il puisse être innocent devient alors démontrée [1] .

J'eus beau me défendre, j'eus beau fournir les meilleurs moyens à l'avocat de forme qu'on me donna pour un instant, mon maître m'accusait, le diamant s'était trouvé dans ma chambre; il était clair que je l'avais volé. Lorsque je voulus citer le trait horrible de M. du Harpin, et prouver que le malheur qui m'arrivait n'était que le fruit de sa vengeance et la suite de l'envie qu'il avait de se défaire d'une créature qui, tenant son secret, devenait maîtresse de lui, on traita ces plaintes de récrimination, on me dit que M. du Harpin était connu depuis vingt ans pour un homme intègre, incapable d'une telle horreur. Je fus transférée à la Conciergerie, où je me vis au moment d'aller payer de mes jours le refus de participer à un crime; je périssais; un nouveau délit pouvait seul me sauver: la providence voulut que le crime servit au moins une fois d'égide à la vertu, qu'il la préservât de l'abîme où l'allait engloutir l'imbécillité des juges.

J'avais près de moi une femme d'environ quarante ans, aussi célèbre par sa beauté que par l'espèce et la multiplicité de ses forfaits; on la nommait Dubois, et elle était, ainsi que la malheureuse Thérèse, à la veille de subir un jugement de mort: le genre seul embarrassait les juges. S'étant rendue coupable de tous les crimes imaginables, on se trouvait presque obligé ou à inventer pour elle un supplice nouveau, ou à lui en faire subir un dont nous exempte notre sexe. J'avais inspiré une sorte d'intérêt à cette femme, intérêt criminel, sans doute, puisque la base en était, comme je le sus depuis, l'extrême désir de faire une prosélyte de moi.

Un soir, deux jours peut-être tout au plus avant celui où nous devions perdre l'une et l'autre la vie, la Dubois me dit de ne me point coucher, et de me tenir avec elle sans affectation le plus près possible des portes de la prison.

– Entre sept et huit heures, poursuivit-elle, le feu prendra à la Conciergerie, c'est l'ouvrage de mes soins; beaucoup de gens seront brûlés sans doute, peu importe, Thérèse, osa me dire cette scélérate; le sort des autres doit être toujours nul dès qu'il s'agit de notre bien-être; ce qu'il y a de sûr, c'est que nous nous sauverons; quatre hommes, mes complices et mes amis, se joindront à nous, et je réponds de ta liberté.

Je vous l'ai dit, madame, la main du ciel qui venait de punir l'innocence dans moi, servit le crime dans ma protectrice; le feu prit, l'incendie fut horrible, il y eut vingt et une personnes de brûlées, mais nous nous sauvâmes. Dès le même jour nous gagnâmes la chaumière d'un braconnier de la forêt de Bondy, intime ami de notre bande.

– Te voilà libre, Thérèse, me dit alors la Dubois, tu peux maintenant choisir tel genre de vie qu'il te plaira, mais si j'ai un conseil à te donner, c'est de renoncer à des pratiques de vertu qui, comme tu vois, ne t'ont jamais réussi; une délicatesse déplacée t'a conduite aux pieds de l'échafaud, un crime affreux m'en sauve; regarde à quoi les bonnes actions servent dans le monde, et si c'est bien la peine de s'immoler pour elles! Tu es jeune et jolie, Thérèse: en deux ans je me charge de ta fortune; mais n'imagine pas que je te conduise à son temple par les sentiers de la vertu: il faut, quand on veut faire son chemin, chère fille, entreprendre plus d'un métier et servir à plus d'une intrigue; décide-toi donc, nous n'avons point de sûreté dans cette chaumière, il faut que nous en partions dans peu d'heures.

– Oh! madame, dis-je à ma bienfaitrice, je vous ai de grandes obligations, je suis loin de vouloir m'y soustraire; vous m'avez sauvé la vie; il est affreux pour moi que ce soit par un crime; croyez que s'il me l'eût fallu commettre, j'eusse préféré mille morts à la douleur d'y participer; je sens tous les dangers que j'ai courus pour m'être abandonnée aux sentiments honnêtes qui resteront toujours dans mon cœur; mais quelles que soient, madame, les épines de la vertu, je les préférerai sans cesse aux dangereuses faveurs qui accompagnent le crime. Il est en moi des principes de religion qui, grâces au ciel, ne me quitteront jamais; si la providence me rend pénible la carrière de la vie, c'est pour m'en dédommager dans un monde meilleur. Cet espoir me console, il adoucit mes chagrins, il apaise mes plaintes, il me fortifie dans la détresse, et me fait braver tous les maux qu'il plaira à Dieu de m'envoyer. Cette joie s'éteindrait aussitôt dans mon âme si je venais à la souiller par des crimes, et avec la crainte des châtiments de ce monde, j'aurais le douloureux aspect des supplices de l'autre, qui ne me laisserait pas un instant dans la tranquillité que je désire.

– Voilà des systèmes absurdes qui te conduiront bientôt à l'hôpital, ma fille, dit la Dubois en fronçant le sourcil; crois-moi, laisse là la justice de Dieu, ses châtiments ou ses récompenses à venir; toutes ces platitudes-là ne sont bonnes qu'à nous faire mourir de faim. Ô Thérèse! la dureté des riches légitime la mauvaise conduite des pauvres; que leur bourse s'ouvre à nos besoins, que l'humanité règne dans leur cœur, et les vertus pourront s'établir dans le nôtre; mais tant que notre infortune, notre patience à la supporter, notre bonne foi, notre asservissement, ne serviront qu'à doubler nos fers, nos crimes deviendront leur ouvrage, et nous serions bien dupes de nous les refuser quand ils peuvent amoindrir le joug dont leur cruauté nous surcharge. La nature nous a fait naître tous égaux, Thérèse; si le sort se plaît à déranger ce premier plan des lois générales, c'est à nous d'en corriger les caprices et de réparer, par notre adresse, les usurpations du plus fort. J'aime à les entendre, ces gens riches, ces gens titrés, ces magistrats, ces prêtres, j'aime à les voir nous prêcher la vertu! Il est bien difficile de se garantir du vol quand on a trois fois plus qu'il ne faut pour vivre; bien malaisé de ne jamais concevoir le meurtre, quand on n'est entouré que d'adulateurs ou d'esclaves dont nos volontés sont les lois; bien pénible, en vérité, d'être tempérant et sobre, quand on est à chaque heure entouré des mets les plus succulents; ils ont bien du mal à être sincères, quand il ne se présente pour eux aucun intérêt de mentir!… Mais nous, Thérèse, nous que cette providence barbare, dont tu as la folie de faire ton idole, a condamnés à ramper dans l'humiliation comme le serpent dans l'herbe; nous qu'on ne voit qu'avec dédain, parce que nous sommes pauvres; qu'on tyrannise, parce que nous sommes faibles; nous, dont les lèvres ne sont abreuvées que de fiel, et dont les pas ne pressent que des ronces, tu veux que nous nous défendions du crime quand sa main seule nous ouvre la porte de la vie, nous y maintient, nous y conserve, et nous empêche de la perdre! Tu veux que perpétuellement soumis et dégradés, pendant que cette classe qui nous maîtrise a pour elle toutes les faveurs de la Fortune, nous ne nous réservions que la peine, l'abattement et la douleur, que le besoin et que les larmes, que les flétrissures et l'échafaud! Non, non, Thérèse, non; ou cette providence que tu révères n'est faite que pour nos mépris, ou ce ne sont point là ses volontés. Connais-la mieux, mon enfant, et convaincs-toi que dès qu'elle nous place dans une situation où le mal nous devient nécessaire, et qu'elle nous laisse en même temps la possibilité de l'exercer, c'est que ce mal sert à ses lois comme le bien, et qu'elle gagne autant à l'un qu'à l'autre; l'état où elle nous a créés est l'égalité, celui qui le dérange n'est pas plus coupable que celui qui cherche à le rétablir; tous deux agissent d'après les impulsions reçues, tous deux doivent les suivre et jouir.

Je l'avoue, si jamais je fus ébranlée, ce fut par les séductions de cette femme adroite; mais une voix, plus forte qu'elle, combattait ses sophismes dans mon cœur; je m'y rendis, je déclarai à la Dubois que j'étais décidée à ne me jamais laisser corrompre.

– Eh bien! me répondit-elle, deviens ce que tu voudras, je t'abandonne à ton mauvais sort; mais si jamais tu te fais pendre, ce qui ne peut te fuir, par la fatalité qui sauve inévitablement le crime en immolant la vertu, souviens-toi du moins de ne jamais parler de nous.

Pendant que nous raisonnions ainsi, les quatre compagnons de la Dubois buvaient avec le braconnier, et comme le vin dispose l'âme du malfaiteur à de nouveaux crimes et lui fait oublier les anciens, nos scélérats n'apprirent pas plus tôt mes résolutions qu'ils se décidèrent à faire de moi une victime, n'en pouvant faire une complice; leurs principes, leurs mœurs, le sombre réduit où nous étions, l'espèce de sécurité dans laquelle ils se croyaient, leur ivresse, mon âge, mon innocence, tout les encouragea. Ils se lèvent de table, ils tiennent conseil, ils consultent la Dubois, procédés dont le lugubre mystère me fait frissonner d'horreur, et le résultat est enfin un ordre de me prêter sur-le-champ à satisfaire les désirs de chacun des quatre, ou de bonne grâce, ou de force: si je le fais de bonne grâce, ils me donneront chacun un écu pour me conduire où je voudrai; s'il leur faut employer la violence, la chose se fera tout de même; mais pour que le secret soit mieux gardé, ils me poignarderont après s'être satisfaits et m'enterreront au pied d'un arbre.

Je n'ai pas besoin de vous peindre l'effet que me fit cette cruelle proposition, madame, vous le comprenez sans peine; je me jetai aux genoux de la Dubois, je la conjurai d'être une seconde fois ma protectrice: la malhonnête créature ne fit que rire de mes larmes.

– Oh! parbleu, me dit-elle, te voilà bien malheureuse!… Quoi! tu frémis de l'obligation de servir successivement à quatre beaux grands garçons comme ceux-là? Mais sais-tu bien qu'il y a dix mille femmes à Paris qui donneraient la moitié de leur or ou de leurs bijoux pour être à ta place! Écoute, ajouta-t-elle pourtant après un peu de réflexion, j'ai assez d'empire sur ces drôles-là pour obtenir ta grâce aux conditions que tu t'en rendras digne.

– Hélas! madame, que faut-il faire? m'écriai-je en larmes, ordonnez-moi, je suis toute prête.

– Nous suivre, t'enrôler avec nous, et commettre les mêmes choses sans la plus légère répugnance: à ce seul prix je te sauve le reste.

Je ne crus pas devoir balancer; en acceptant cette cruelle condition, je courais de nouveaux dangers, j'en conviens, mais ils étaient moins pressants que ceux-ci; peut-être pouvais-je m'en garantir, tandis que rien n'était capable de me soustraire à ceux qui me menaçaient.

– J'irai partout, madame, dis-je promptement à la Dubois, j'irai partout, je vous le promets; sauvez-moi de la fureur de ces hommes, et je ne vous quitterai de ma vie.

– Enfants, dit la Dubois aux quatre bandits, cette fille est de la troupe, je l'y reçois, je l'y installe; je vous supplie de ne point lui faire de violence; ne la dégoûtons pas du métier dès les premiers jours; vous voyez comme son âge et sa figure peuvent nous être utiles, servons-nous-en pour nos intérêts, et ne la sacrifions pas à nos plaisirs.

Mais les passions ont un degré d'énergie dans l'homme où rien ne peut les captiver. Les gens à qui j'avais affaire n'étaient plus en état de rien entendre, m'entourant tous les quatre, me dévorant de leurs regards en feu, me menaçant d'une manière plus terrible encore, prêts à me saisir, prêts à m'immoler.

– Il faut qu'elle y passe, dit l'un d'eux, il n'y a plus moyen de lui faire de quartier: ne dirait-on pas qu'il faut faire preuve de vertu pour être dans une troupe de voleurs? et ne nous servira-t-elle pas aussi bien flétrie que vierge? J'adoucis les expressions, vous le comprenez, madame, j'affaiblirai de même les tableaux; hélas! l'obscénité de leur teinte est telle que votre pudeur souffrirait de leur nu pour le moins autant que ma timidité.

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