– Ah! parbleu, s’écria d’Olincourt en se tenant les côtés de rire, président, considère un peu l’heureux sang-froid de cet animal, ne dirait-on pas que c’est un de tes confrères à l’audience?
Le président néanmoins fort aise d’en être quitte pour cette plaisanterie, le président qui s’imaginait qu’elle jetterait un voile sur le reste, et que Lucile s’en étant aperçue la première aurait eu la prudence de ne faire en rien soupçonner leur intrigue, le président, dis-je, se mit à rire avec les autres, on dégagea comme on put le baudet fort affligé d’être interrompu dans son sommeil, on mit des draps blancs, et Fontanis remplaça dignement le plus superbe des ânes qui se fût trouvé dans le pays.
– En vérité c’est la même chose, dit la marquise quand elle l’eut vu couché, je n’aurais jamais cru qu’il y eût une ressemblance si entière entre un âne et un président au Parlement d’Aix.
– Quelle était donc votre erreur, madame, reprit le marquis, ne savez-vous donc pas que c’est parmi ces docteurs que cette cour a toujours élu ses membres, je gagerais que celui que vous voyiez sortir là en a été premier président.
Le premier soin de Fontanis dès le lendemain fut de demander à Lucile comment elle s’était tirée d’affaire: celle-ci bien instruite dit que s’étant aperçue de la plaisanterie, elle s’était retirée fort promptement, mais avec l’inquiétude pourtant d’avoir été trahie, ce qui lui avait fait passer une nuit affreuse et désirer avec bien de l’ardeur l’instant où elle pourrait s’éclaircir; le président la rassura et obtint d’elle sa revanche pour le lendemain; la prude Lucile se fit un peu prier, Fontanis n’en devint que plus ardent et tout se dispose suivant ses désirs. Mais si ce premier rendez-vous avait été troublé par une scène comique, quel événement fatal allait empêcher le deuxième! Les choses s’arrangent comme l’avant-veille, Lucile se retire la première, le président la suit peu après sans que qui que ce soit s’y oppose, il la trouve au rendez-vous indiqué, la saisissant entre ses bras, il s’apprête déjà à lui donner des preuves non équivoques de sa passion… tout à coup les portes s’ouvrent, c’est M. et Mme de Totteville, c’est la marquise, c’est Mlle de Téroze elle-même.
– Monstre, s’écrie celle-ci, en se jetant en fureur sur son mari, est-ce donc ainsi que tu te ris et de ma candeur et de ma tendresse!
– Fille atroce, dit M. de Totteville à Lucile qui s’est précipitée aux genoux de son père, voilà donc comme tu abuses de l’honnête liberté que nous te laissions!…
De leur côté, la marquise et Mme de Totteville jettent des yeux irrités sur les deux coupables et Mme d’Olincourt n’est distraite de ce premier mouvement que pour recevoir sa sœur qui s’évanouit dans ses bras. On peindrait difficilement la figure de Fontanis au milieu de cette scène: la surprise, la honte, la terreur, l’inquiétude, tous ces différents sentiments l’agitent à la fois et le rendent immobile comme une statue; cependant le marquis arrive, il s’informe, il apprend avec indignation tout ce qui se passe.
– Monsieur, lui dit fermement le père de Lucile, je ne me serais jamais attendu que chez vous, une fille d’honneur eût à redouter des affronts de cette espèce; vous trouverez bon que je ne le supporte pas, et que ma femme, ma fille et moi partions à l’instant pour en demander justice à ceux de qui nous devons l’attendre.
– En vérité, monsieur, dit alors sèchement le marquis au président, vous conviendrez que voilà des scènes auxquelles je devrais peu m’attendre; n’est-ce donc que pour déshonorer ma belle-sœur et ma maison qu’il vous a plu de vous allier à nous?
Puis s’adressant à Totteville:
– Rien de plus juste, monsieur, que la réparation que vous demandez, mais j’ose vous conjurer instamment de vouloir bien éviter l’éclat, ce n’est pas pour ce drôle-là que je le demande, il n’est digne que de mépris et de punition, c’est pour moi, monsieur, c’est pour ma famille, c’est pour mon malheureux beau-père qui, ayant mis toute sa confiance dans ce pantalon, va mourir du chagrin de s’être trompé.
– Je voudrais vous obliger, monsieur, dit fièrement M. de Totteville, en entraînant sa femme et sa fille, mais vous me permettrez de placer mon honneur au-dessus de ces considérations; vous ne serez nullement compromis, monsieur, dans les plaintes que je vais faire, ce malhonnête homme le sera seul… trouvez bon que je n’écoute plus rien et que j’aille à l’instant où la vengeance m’appelle.
A ces mots, ces trois personnages se retirent sans qu’aucun effort humain puisse les arrêter, et volent, assurent-ils, à Paris présenter requête au Parlement contre les indignités dont a voulu les couvrir le président de Fontanis… Cependant il ne règne plus dans ce malheureux château que du trouble et du désespoir; Mlle de Téroze à peine rétablie, se remet dans son lit avec une fièvre qu’on a soin d’assurer dangereuse; M. et Mme d’Olincourt fulminent contre le président, qui n’ayant d’autre asile que cette maison dans les extrémités qui le menacent, n’ose se révolter contre les réprimandes qui lui sont aussi justement adressées, et les choses demeurent trois jours en cet état, lorsque des avis secrets apprennent enfin au marquis que l’affaire devient des plus sérieuses, qu’elle est traitée au criminel, et qu’on est à la veille de décréter Fontanis.
– Eh quoi, sans m’entendre, dit le président effrayé.
– Est-ce la règle, lui répond d’Olincourt, permet-on des moyens de défense à celui que la loi décrète, et l’un de vos plus respectables usages n’est-il pas de le flétrir avant que de l’écouter? On n’emploie avec vous que les armes dont vous vous êtes servi contre les autres; après avoir exercé l’injustice trente ans, n’est-il pas raisonnable que vous en deveniez au moins une fois victime dans votre vie?
– Mais pour une affaire de filles?
– Comment pour une affaire de filles, ne savez-vous donc pas que ce sont les plus dangereuses? cette malheureuse affaire dont les souvenirs vous ont valu cinq cents coups de fouet dans le château des revenants, était-elle autre chose qu’une affaire de filles, et n’avez-vous pas cru que pour une affaire de filles il vous était permis de flétrir un gentilhomme? Le talion, président, le talion, c’est votre boussole, soumettez-vous-y donc avec courage.
– Juste ciel, dit Fontanis, au nom de Dieu, mon frère, ne m’abandonnez pas.
– Croyez que nous vous secourerons, répondit d’Olincourt, quelque déshonneur dont vous nous a[y]ez couverts, et quelques plaintes que nous ayons à faire de vous, mais les moyens sont durs… vous les connaissez.
– Quoi donc?
– La bonté du roi, une lettre de cachet, je ne vois que cela.
– Quelles funestes extrémités!
– J’en conviens, mais trouvez-en d’autres, voulez-vous sortir de France et vous perdre à jamais, tandis que quelques années de prison arrangeront peut-être tout ceci? Ce moyen qui vous révolte, d’ailleurs, ne l’avez-vous pas quelquefois employé vous et les vôtres, ne fut-ce pas en le conseillant avec barbarie que vous achevâtes d’écraser ce gentilhomme que les esprits ont si bien vengé, n’osâtes-vous pas, par une prévarication aussi dangereuse que punissable, mettre ce malheureux militaire entre la prison ou l’infamie et ne suspendre vos foudres méprisables qu’aux conditions qu’il serait écrasé par celles de son roi? Rien d’étonnant par conséquent, mon cher, dans ce que je vous propose, non seulement cette voie est connue de vous, mais elle doit maintenant en être désirée.
– Ô souvenirs affreux, dit le président en versant des larmes, qui m’eût dit que la vengeance du ciel éclaterait sur ma tête presque à l’instant où se consommaient mes crimes! ce que j’ai fait, on me le rend, souffrons, souffrons et taisons-nous.
Cependant comme les secours pressaient, la marquise conseilla vivement à son mari de partir pour Fontainebleau où se trouvait alors la cour; pour Mlle de Téroze elle n’entra point dans ce conseil, la honte, le chagrin à l’extérieur, et le comte d’Elbène au-dedans, la retenaient toujours dans sa chambre dont la porte était exactement fermée au président; il s’y était présenté plusieurs fois, il avait essayé de se la faire ouvrir par ses remords et par ses larmes, mais toujours infructueusement.
Le marquis partit donc, le trajet était court, il arriva le surlendemain, escorté de deux exempts et muni d’un prétendu ordre dont la simple vue fit trembler le président de tous ses membres.
– Vous ne pouviez arriver plus à propos, dit la marquise qui feignit d’avoir reçu des nouvelles de Paris pendant que son mari était à la cour, le procès se suit à l’extraordinaire, et mes amis m’écrivent de faire évader le président au plus tôt; mon père a été averti, il est au désespoir, il nous recommande de bien servir son ami, et de lui peindre la douleur où tout ceci le plonge… sa santé ne lui permet que de le secourir par des vœux, ils seraient plus sincères s’il avait été plus sage… voilà la lettre.
Le marquis lut à la hâte, et après avoir harangué Fontanis qui avait bien de la peine à se résoudre à la prison, il le remit à ses deux gardes, qui n’étaient autres que deux maréchaux des logis de son régiment et l’exhorta à se consoler avec d’autant plus de motif, qu’il ne le perdrait point de vue.
– J’ai obtenu avec beaucoup de peine, lui dit-il, un château fort situé à cinq ou six lieues d’ici, vous y serez sous les ordres d’un de mes anciens amis qui vous traitera comme si c’était moi-même, je lui écris par vos gardes pour vous recommander encore plus vivement, soyez donc en pleine paix.
Le président pleura comme un enfant, rien n’est amer comme les remords du crime qui voit retomber sur sa tête tous les fléaux dont il s’est lui-même servi… mais il n’en fallut pas moins s’arracher, il demanda avec instance la permission d’embrasser sa femme.
– Votre femme, lui dit brusquement la marquise, elle ne l’est pas encore heureusement, et c’est dans nos calamités le seul adoucissement que nous connaissions.
– Soit, dit le président, j’aurai le courage de soutenir encore cette plaie-ci, et il monta dans la voiture des exempts.
Le château où l’on conduisait ce malheureux, était celui d’une terre de la dot de Mme d’Olincourt, où tout était préparé pour le recevoir; un capitaine du régiment d’Olincourt, homme vert et rébarbatif, devait y jouer le rôle de gouverneur. Il reçut Fontanis, congédia les gardes, et dit durement à son prisonnier en l’envoyant dans une très mauvaise chambre, qu’il avait pour lui des ordres ultérieurs, d’une sévérité dont il lui était impossible de s’écarter. On laissa le président dans cette cruelle situation pendant près d’un mois; personne ne le voyait, on ne lui servait que de la soupe, du pain, et l’eau, il était couché sur de la paille dans une chambre d’une humidité affreuse, et l’on n’entrait chez lui que comme à la Bastille, c’est-à-dire comme chez les bêtes de la ménagerie, uniquement pour porter le manger. L’infortuné robin fit de cruelles réflexions pendant ce fatal séjour, on ne les troubla point; enfin le faux gouverneur parut et après l’avoir médiocrement consolé, il lui parla de la manière suivante:
– Vous ne devez pas douter, lui dit-il, monsieur, que le premier de vos torts soit d’avoir voulu vous allier à une famille si au-dessus de vous à toute sorte d’égards; le baron de Téroze et le comte d’Olincourt sont des gens de la première noblesse qui tiennent à toute la France, et vous n’êtes qu’un malheureux robin provençal, sans nom comme sans crédit, sans état comme sans considération; quelques retours sur vous-même eussent donc dû vous engager à témoigner au baron de Téroze qui s’aveuglait sur votre compte, que vous n’étiez nullement fait pour sa fille; comment pûtes-vous croire un moment d’ailleurs que cette fille belle comme l’amour, pût devenir la femme d’un vieux et vilain singe comme vous, il est permis de s’aveugler, mais non pas jusqu’à ce point; les réflexions que vous avez dû faire pendant votre séjour ici, monsieur, doivent vous avoir convaincu que depuis quatre mois que vous êtes chez le marquis d’Olincourt, vous n’y avez servi que de jouet et de risée: des gens de votre état et de votre tournure, de votre profession et de votre bêtise, de votre méchanceté et de votre fourberie, ne doivent s’attendre qu’à des traitements de cette espèce; par mille ruses plus plaisantes les unes que les autres, on vous a empêché de jouir de celle à laquelle vous prétendiez, on vous a fait donner cinq cents coups d’étrivière dans un château de revenants, on vous a fait voir votre femme dans les bras de celui qu’elle adore, ce que vous avez sottement pris pour un phénomène, on vous a mis aux prises avec une catin gagée qui s’est moquée de vous, bref on vous a enfermé dans ce château où il ne tient qu’au marquis d’Olincourt mon colonel, de vous tenir jusqu’à la fin de votre vie, ce qui sera très certainement si vous vous refusez à signer l’écrit que voilà; observez avant de le lire, monsieur, continua le prétendu gouverneur, que vous ne passez dans le monde que comme un homme qui devait épouser Mlle de Téroze, mais nullement pour son mari; votre hymen s’est fait le plus secrètement possible, le peu de témoins a consenti à se désister; le curé a rendu l’acte, le voici; le notaire a remis le contrat, vous le voyez devant vos yeux; vous n’avez de plus jamais couché avec votre femme, votre mariage est donc nul, il est donc cassé tacitement et du plein gré de toutes les parties, ce qui donne à sa rupture autant de force que si elle était l’ouvrage des lois civiles et religieuses; voilà de même les désistements du baron de Téroze et de sa fille, il ne manque plus que le vôtre, le voilà, monsieur, choisissez entre la signature à l’amiable de ce papier ou la certitude de terminer ici vos jours… Répondez, j’ai tout dit.
Le président après un peu de réflexion, prit le papier et y lut ces mots:
«J’atteste à tous ceux qui liront ceci que je n’ai jamais été l’époux de Mlle de Téroze, je lui rends par cet écrit tous les droits qu’on pensa quelque temps à me donner sur elle et je proteste de ne les réclamer de ma vie. Je n’ai qu’à me louer d’ailleurs des procédés qu’elle et sa famille ont eus pour moi pendant l’été que j’ai passé dans leur maison; c’est de commun accord, de notre plein gré à l’un et à l’autre, que nous renonçons mutuellement aux desseins de réunion que l’on avait formés sur nous, que nous nous rendons réciproquement la liberté de disposer de nos personnes, comme si jamais il n’eût existé d’intention de nous joindre. Et c’est en pleine liberté de corps et d’esprit que je signe ceci au château de Valnord, appartenant à Mme la marquise d’Olincourt.»
– Vous m’avez dit, monsieur, reprit le président après la lecture de ces lignes, ce qui m’attendait si je ne signais pas, mais vous ne m’avez point parlé de ce qui m’arriverait si je consentais à tout.
– La récompense en sera votre liberté dans l’instant, monsieur, reprit le faux gouverneur, la prière d’accepter ce bijou de deux cents louis de la part de Mme la marquise d’Olincourt, et la certitude de trouver à la porte du château votre valet et deux excellents chevaux qui vous attendent pour vous ramener à Aix.
– Je signe et pars, monsieur, j’ai trop à cœur de me délivrer de tous ces gens-ci pour balancer une minute.
– Voilà qui va bien, président, dit le capitaine en prenant l’écrit signé et lui remettant le bijou, mais prenez garde à votre conduite; une fois dehors, si la manie de vous venger allait quelquefois s’emparer de vous, réfléchissez avant que d’en venir là que vous avez à faire à forte partie, que cette famille puissante que vous offenseriez tout entière par vos démarches vous ferait aussitôt passer pour un fou et que l’hôpital de ces malheureux deviendrait pour jamais votre dernière demeure.
– Ne craignez rien, monsieur, dit le président, je suis le premier intéressé à ne plus avoir d’affaire avec de telles personnes, et je vous réponds que je saurai les éviter.
– Je vous le conseille, président, dit le capitaine en lui ouvrant enfin sa prison, partez en paix et que jamais ce pays-ci ne vous revoie.
– Comptez sur ma parole, dit le robin en montant à cheval, ce petit événement m’a corrigé de tous mes vices, je vivrais encore mille ans que je ne viendrais plus chercher de femme à Paris; j’avais quelquefois compris le chagrin d’être cocu après le mariage, mais je n’entendais pas qu’il fût possible de le devenir avant… Même sagesse, même discrétion dans mes arrêts, je ne m’érigerai plus en médiateur entre des filles et des gens qui valent mieux que moi, il en coûte trop cher pour prendre le parti de ces demoiselles-là et je ne veux plus avoir affaire à des gens qui ont des esprits tout prêts pour les venger.
Le président disparut et devenu sage à ses dépens, on n’entendit plus parler de lui. Les catins se plaignirent, on ne les soutint plus en Provence et les mœurs y gagnèrent, parce que les jeunes filles se voyant privées de cet indécent appui, préférèrent le chemin de la vertu aux dangers qui pouvaient les attendre dans la route du vice, quand les magistrats seraient assez sages pour sentir l’inconvénient affreux de les y soutenir par leur protection.
On se doute bien que pendant les arrêts du président, le marquis d’Olincourt après avoir fait revenir le baron de Téroze de ses préjugés trop favorables sur Fontanis, avait travaillé à ce que toutes les dispositions qu’on vient de voir fussent faites avec sûreté; son adresse et son crédit y réussirent si bien, que trois mois après Mlle de Téroze épousa publiquement le comte d’Elbène, avec lequel elle vécut parfaitement heureuse.
– J’ai quelquefois un peu de regret d’avoir autant maltraité ce vilain homme, disait un jour le marquis à son aimable belle-sœur, mais quand je vois d’un côté le bonheur qui résulte de mes démarches, et que je me convaincs de l’autre que je n’ai vexé qu’un drôle inutile à la société, foncièrement ennemi de l’État, perturbateur du repos public, bourreau d’une famille honnête et respectable, diffamateur insigne d’un gentilhomme que j’estime et auquel j’ai l’honneur d’appartenir, je me console et je m’écrie avec le philosophe: Ô souveraine Providence, pourquoi faut-il que les moyens de l’homme soient assez bornés pour ne pouvoir jamais parvenir au bien que par un peu de mal!
Fini ce conte le 16 juillet 1787 à 10 heures du soir